Pour de nombreux experts, la seule quasi-certitude est qu’il n’y en a plus, tant la Syrie va à vau-l’eau. Les acteurs internationaux et régionaux semblent eux-mêmes avoir perdu la boussole. Ce sentiment est renforcé par le manque de visibilité de la donne internationale. Malgré les apparences, l’heure n’est pas aux initiatives diplomatiques, tandis que les États-Unis se préparent à des élections générales peu porteuses d’espoir quel que soit le vainqueur, que l’Europe est en crise, et que les deux puissants alliés du pouvoir à Damas ont des desseins à terme difficilement lisibles.
Ballet diplomatique, échec sur le terrain
Après avoir été satellisé par l’Iran (qui voit ses haut-gradés des Gardiens de la révolution mourir sur le champ de bataille), le régime syrien est en voie de l’être aussi par la Russie d’un Vladimir Poutine apparemment au faite de sa puissance. La Turquie, qui a commencé à intervenir militairement durant l’été et qui, à l’instar des monarchies du Golfe, vouait hier encore le président Bachar Al-Assad aux gémonies, ne rechigne plus à l’idée de discuter avec lui. Incroyable retournement des cartes ! En chemin, Ankara s’est redécouvert un adversaire à éliminer, à ses yeux bien plus redoutable ou prioritaire que Bachar Al-Assad : les Kurdes. Après avoir aidé les rebelles islamistes en Syrie, voilà la Turquie qui leur ferme ses portes, combat l’Organisation de l’État islamique (OEI) quand cela s’avère nécessaire à sa sécurité. Sa nouvelle obsession depuis l’été est d’empêcher la présence armée des Kurdes à ses frontières. Et surtout de rendre impossible la création d’un Kurdistan à l’ouest de l’Euphrate sur sa frontière avec la Syrie.
Entre-temps, Moscou et Ankara (et Moscou et Tel-Aviv ) se sont réconciliés. Les Kurdes ont joué les utilités contre l’OEI, Téhéran et Ankara se sont rapprochés, les voix des monarchies se sont un peu tues, l’OEI est en perte de vitesse (mais pas sa capacité de nuisance, tournée vers l’Occident).
Pour leur part, tout en continuant de dialoguer et d’essayer de se coordonner, les États-Unis (qui ont un peu abandonné les Kurdes à mi-chemin, cédant à la Turquie) et la Russie se lancent force accusations, comme ils viennent d’en donner le spectacle lors de l’Assemblée générale annuelle de l’ONU. Et pour la première fois, le président américain Barack Obama a reconnu, à demi-mot, que sa politique en Syrie était un échec. « La situation en Syrie me hante en permanence », a-t-il confié dans un entretien publié par Vanity Fair jeudi 22 septembre, alors que la trêve parrainée par Washington et Moscou a volé en éclats au bout de quelques jours. « Savoir que des centaines de milliers de personnes sont mortes, que des millions ont été déplacées ; tout cela me pousse à m’interroger sur ce que j’aurais pu faire différemment au cours des cinq ou six années écoulées », a-t-il ajouté, prenant acte du fait que le régime syrien et ses alliés ainsi que les groupes les plus radicaux continuent de bombarder indisctinctement les populations civiles, refusant toutefois d’assumer une part de responsabilité dans le chaos régnant. Il a récusé l’idée que l’envoi d’armes aux rebelles modérés aurait favorisé le renversement d’Assad ou qu’une intervention contre le régime après l’affaire de l’utilisation d’armes chimiques près de Damas en août 2013 aurait changé la donne.
Sous les pluies d’obus
Au plan local, rien n’a changé — sinon en pire. Les bombardements incessants (malgré des trêves qui semblent ne profiter qu’aux combattants) font des dizaines de morts par jour. Peu importe. Les humanitaires ne sont plus épargnés, comme on l’a vu il y a quelques jours lorsqu’un convoi de l’ONU a été pris pour cible à la sortie ouest d’Alep (tenue par les forces du régime), faisant de nombreux morts. La capitale du nord, divisée en deux, connaît actuellement ses pires journées depuis longtemps dans l’attente d’une énième offensive que Damas espère déterminante.
Paradoxes de la guerre : les pluies d’obus n’empêchent pas les quelque 1,5 million d’habitants qui demeurent dans cette ville de braver le feu, et de continuer de vivre avec les moyens de fortune dans l’enfermement de leur quotidien. Voire d’aller à la piscine quand l’accalmie y invite dans la chaleur de l’été.
Damas, l’ancienne capitale des Omeyyades, est parfois la cible d’obus venant des environs tenus par les rebelles, mais n’étant pas vraiment menacée elle s’est adaptée à la guerre comme sa voisine Beyrouth durant les quinze années de guerre civile. « La nuit pour les Damascènes, c’est devenu un petit Sodome et Gomorrhe », raconte un ancien guide touristique, et la ville bénéficie aux nombreux profiteurs de guerre, au détriment des habitants qui voient leur niveau de vie péricliter chaque jour un peu plus et la misère se répandre.
Dans ce paysage surréaliste « quelque 13,5 millions de Syriens (soit plus de la moitié de la population) ont besoin d’une aide humanitaire d’urgence », a indiqué un responsable de l’ONU au quotidien libanais L’Orient-le-Jour (23 septembre 2016).
Un pays en voie de démantèlement
Comme toujours, les guerres se suivent et se ressemblent peu ou prou. Pourtant si toutes ont une fin, la Syrie semble aller à contre-courant, sans perspective d’une résolution du conflit en vue. De fait, ce ne sont ni la durée ni le nombre de victimes qui sont exceptionnels au regard d’autres conflits mondiaux depuis la seconde guerre mondiale. Des guerres, civiles ou pas, ont duré plus de six ans, et sans faire dans la comptabilité macabre, le chiffre de quelque 400 000 morts depuis le début du conflit syrien en 2011 n’est pas comparable à des conflits encore plus violents et qui ont duré plus longtemps, comme la guerre du Vietnam ou la « saison des guerres » en Afrique. En revanche, extraordinaire est le nombre de réfugiés et de déplacés : plus de la moitié de la population, ce qui pose le double problème de la reconstruction du pays et du retour des habitants chez eux dans un pays en voie de démantèlement.
Par ailleurs — et cela pousse à plus d’inquiétude encore sur l’avenir — quel pays a vu depuis la fin de la seconde guerre mondiale autant de corps d’armées de grandes et moyennes puissances mondiales, d’aviations, de milices ou de mercenaires (ces derniers venus d’un peu partout, y compris des confins de la Chine) intervenir sur son territoire ? Cela ne présage-t-il pas de futures guerres larvées, à supposer qu’il y ait un règlement du conflit ?
Toute guerre se nourrit d’elle-même (et l’appât de l’argent opère comme un carburant) et les guerres civiles finissent souvent lorsqu’une partie est vaincue par l’autre, ou faute d’armes. Or dans le cas de la Syrie, les protagonistes locaux et étrangers — Russie, États-Unis, Iran, Turquie, Arabie saoudite pour ne citer que les principaux — sont nombreux et n’ont pas tous nécessairement le même agenda (la rébellion disséminée et divisée non plus), et celui-ci fluctue constamment. D’autant que les coalitions établies dans l’urgence sont lâches, ce qui rend difficile toute dynamique visant à se mettre d’accord sur des priorités. Et les questions sans réponses sont nombreuses. Moscou soutient-il vraiment le maintien au pouvoir d’Assad coûte que coûte ? Quid de Téhéran ? Et d’Ankara qui réclamait à cor et à cri il y a peu de temps encore sa chute ? Le président syrien (sa force réelle est sujette à conjectures) n’a-t-il pas tout intérêt à jouer le temps et la poursuite du conflit ?
En outre, les craintes de massacres intercommunautaires ou des combattants en cas de victoire d’une partie ou de règlement plus ou moins négocié ou imposé ne plaident-elles pas pour que la paix civile ne revienne pas de sitôt dans un pays déjà fragmenté, profondément meurtri, et où — contrairement à l’Irak — les communautés sont très mélangées ?
Ainsi, une sorte de statu quo malsain pourrait durer sans qu’une partie gagne tout le terrain sur l’autre, à cause du soutien des puissances extérieures. On l’a vu lorsque l’armée syrienne perdant du terrain, la Russie est intervenue en force à l’automne 2015 avec son aviation. Marquant un tournant, cette entrée fracassante dans le conflit syrien (et au-delà proche-oriental) a entraîné à son tour un nouveau mélange des cartes, l’incertitude alimentant de surcroît l’impasse.
Six ans d’échecs
Selon une étude publiée en 2015 par deux chercheurs américains, Kenneth M. Pollack et Barbara F. Walter, intitulée Escaping the Civil War trap in the Middle East, et citée le 29 août 2016 dans un article du New York Times, « la guerre civile en Syrie est plus difficile que d’autres à régler pour trois raisons : 1/le régime actuel est très impopulaire et représente une minorité de la population ; 2/l’opposition est très éclatée et 3/la Syrie n’a pas une histoire de compromis ethnico-communautaire ».
On peut néanmoins constater que, pour toutes les raisons précitées, les diverses tentatives d’un règlement parrainé par l’ONU, sous l’égide de Washington et Moscou, ont lamentablement échoué. Après six ans de guerre locale, puis régionale et désormais internationale, Bachar Al-Assad est plus que jamais accroché au pouvoir, l’opposition veut sa peau, mais ne parvient pas à l’obtenir. Aucun mécanisme de transition n’a été adopté ni même discuté, que ce soit à Genève ou ailleurs. La méfiance entre l’opposition et le pouvoir est totale, la population et le pays continuent d’en faire les frais et plus que jamais l’avenir du pays est hypothéqué par les armes.
Les articles présentés sur notre site sont soumis au droit d’auteur. Si vous souhaitez reproduire ou traduire un article d’Orient XXI, merci de nous contacter préalablement pour obtenir l’autorisation de(s) auteur.e.s.