Un été chaud à Alger

Les dessous de l’élimination brutale du premier ministre · Nommé le 24 mai, remercié le 12 août, Abdelmadjid Tebboune a été le premier ministre le plus éphémère de l’Algérie indépendante. En moins de 90 jours, il a coalisé contre lui une formidable opposition intérieure et extérieure. Son tort ? Avoir prétendu séparer la politique et l’argent.

Abdelmadjid Tebboune en visite dans la wilaya d’Alger.
Premier ministère, 15 juillet 2017.

À la veille du mois de ramadan 2017, le régime a dû faire face à un double échec, électoral et financier. Aux législatives du 4 mai, contestées par l’opposition, à peine un électeur sur trois s’est déplacé. Il y a eu deux millions de bulletins nuls et le Front de libération nationale (FLN), son pivot parlementaire, a perdu plus de soixante sièges. Objectif central de sa politique économique, la baisse des importations n’est pas au rendez-vous : à peine 1 % de réduction sur les sept premiers mois de 2017 malgré les nombreuses mesures protectionnistes prises depuis décembre 2015. Depuis janvier, le baril de pétrole, unique source ou presque de devises, baisse mois après mois, et en mai 2017 il est repassé sous la barre des 50 dollars, objectif officiel pour 2017. Résultat, les réserves officielles de change détenues à la banque centrale diminuent dangereusement — en trois ans elles ont chuté de moitié. L’Algérie officielle a pour son matelas de devises les yeux d’Harpagon pour sa cassette. Le préserver est son obsession, d’autant que le président Abdelaziz Bouteflika a proscrit tout recours à l’endettement extérieur. Il faut donc tenir coûte que coûte jusqu’à ce que le cycle pétrolier s’inverse et que le baril remonte au moins à 80 dollars.

Sans emprunt à l’étranger, avec des cours de l’or noir décevants et l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) impuissante à tenir le marché malgré le renfort de la Russie, les perspectives pour 2018 sont déprimantes. Un nouveau tour de vis budgétaire et fiscal est inéluctable. Comment le faire passer auprès d’une opinion de plus en plus rétive devant la baisse sensible de son pouvoir d’achat érodé par l’inflation (+ 6,7 % en 2016) ? Deux options s’affrontent. Le premier ministre sortant, Abdelmalek Sellal, joue la carte des islamistes, voulant les réintroduire au gouvernement qu’ils ont quitté en 2012, après le printemps arabe. D’autres, dont « Monsieur Frère », Saïd Bouteflika (qui parle au nom de son frère Abdelaziz), défendent l’anticorruption. L’opinion adhèrera d’autant plus à la ligne officielle que l’État prendra une posture rigoureuse pour y atténuer la conviction forte que le régime est pourri. Le débat est tranché par le refus du principal mouvement islamique, le Mouvement de la société pour la paix (MSP), de participer au gouvernement Sellal.

On lui trouve en catastrophe comme successeur un autre préfet, Abdelmadjid Tebboune, déjà ministre il y a presque vingt ans, chargé du logement dans le cabinet sortant. C’est un fidèle du président Bouteflika qui l’a repêché à deux reprises malgré son implication dans le scandale de la banque Khalifa quand, en 2007, il avait placé aventureusement les dépôts des Offices de promotion et de gestion immobilières (OPGI), perdus à tout jamais. Redevenu ministre en 2012, il construit à tour de bras des logements sociaux grâce au budget de l’État et à une banque publique. Signe de l’improvisation qui règne au moment du changement de gouvernement, au matin du 24 mai, Abdelaziz Sellal se croit toujours premier ministre et le nouveau ministre du tourisme, nommé ce même jeudi, est renvoyé le dimanche suivant sans explication ; il restera sans successeur pendant 45 jours.

Anticorruption au pied de la lettre

Le nouveau programme d’action gouvernemental (PAG) n’est pas publié. Le communiqué du conseil des ministres du 15 juin en donne un résumé anodin qui reprend les grands thèmes de la gouvernance algérienne (État de droit, diversification économique, maintien de l’État-providence). Le 20 juin, Abdelmadjid Tebboune lance devant les députés l’offensive anticorruption : « Nous allons œuvrer à la séparation entre l’argent et le pouvoir ».

Début juillet, les premières déclarations mettent en cause l’action du gouvernement précédent ; l’industrie, les travaux publics et l’agriculture ouvrent le bal. Est visée l’attribution (gratuite) de terrains appartenant au domaine public à des bénéficiaires qui n’ont pas tenu leurs engagements. Deux opérations phares de l’équipe Sellal sont annulées purement et simplement : la création de 40 zones industrielles vendues au plus offrant et la privatisation de fermes d’État. Derrière ces deux opérations, le clan Saïd Bouteflika-Ali Haddad et les amis de l’ex-secrétaire général du FLN, Amar Saadani.

Trois mesures vont mettre le feu aux poudres. Pour réduire les importations d’automobiles (un demi-million en 2013), le précédent ministre de l’industrie a favorisé le montage sur place. L’activité, naissante, n’aurait généré ni emplois ni économies de devises comme promis, mais coûté cher au Trésor en raison des généreuses déductions fiscales attribuées, accuse son successeur. Pour abaisser de dix milliards de dollars la facture des importations (47 milliards en 2016), il faut frapper fort : une vingtaine de produits sont interdits à l’importation. Importateurs algériens et exportateurs étrangers font grise mine. Enfin, une quarantaine d’entreprises reçoivent des mises en demeure du ministère des travaux publics et des transports pour ne pas avoir tenu les délais ou avoir dépassé les montants retenus dans les marchés publics.

Parmi les entreprises visées, le groupe d’Ali Haddad, président du Forum des chefs d’entreprise et soutien zélé de la famille Bouteflika, est sévèrement accroché. Le samedi 15 juillet, présent à une cérémonie au ministère du travail que doit présider le premier ministre, il se voit à la stupeur générale prié par les organisateurs de se retirer du premier rang, derrière les personnalités invitées. La politique se sépare de l’argent ! La presse n’en fait pas état. Le 18 juillet paraît un communiqué incendiaire de sept organisations patronales et du syndicat officiel, l’Union générale des travailleurs algériens (UGTA), accusant le premier ministre d’avoir humilié Haddad et de mettre en danger la réalisation du Pacte national économique de croissance qui lie les partenaires sociaux. Le 19 juillet, Tebboune, dans un souci d’apaisement, leur propose de se réunir le dimanche 30 juillet. Djamel Ould Abbes, secrétaire général du FLN depuis l’automne, prophétise : « Tout rentrera dans l’ordre dimanche ».

« C’est le président qui est le patron ! »

Effectivement, la rencontre avec les partenaires sociaux est purement formelle. Seul le premier ministre parle et décide : on se reverra à Ghardaïa le 23 septembre. La réunion dure à peine une heure, le ton est à l’apaisement et les participants se retrouvent un peu plus tard au cimetière d’El-Alia, à l’est d’Alger, pour enterrer Redha Malek, ancien porte-parole du FLN à Évian. Saïd Bouteflika, accompagné du directeur du protocole et des gardes du corps de la présidence se précipite à son arrivée vers Ali Haddad, l’embrasse et s’entretient un long moment avec lui, ignorant le premier ministre seul à quelques mètres, sous les flashs des photographes. Puis il repart avec l’homme d’affaires qu’il raccompagne chez lui.

L’affront est suivi, dès la première semaine d’août, d’une campagne de presse haineuse contre Tebboune. Liberté l’accuse d’informer Paris de ce qui se passe à Alger, Le Soir d’Algérie de préparer le voyage d’Emmanuel Macron en Algérie, L’Expression d’être allé à l’encontre des recommandations du président, d’avoir des ambitions cachées et de compromettre le développement du pays. Après coup, le secrétaire général du FLN refuse de s’engager sur l’existence de la fameuse « note » présidentielle qui, selon Ennahar du 8 août, aurait été communiquée au premier ministre le 8 août... par téléphone. Liberté, dans un article paru le 14 août croit connaître son interlocuteur, Ahmed Ouyahia, directeur de cabinet de la présidence, qui lui aurait demandé d’« y aller mollo » dans l’application de son programme.

La visite inattendue de Tebboune — en vacances à Nice — le 7 août au premier ministre français Édouard Philippe plonge les partisans de Bouteflika dans une véritable rage. Il n’aurait pas prévenu la présidence, alors que rien dans son agenda officiel ne figurait à ce sujet. On touche là à une affaire sérieuse, les relations avec Paris appartiennent au domaine réservé de la présidence. Pourquoi cette rencontre ? La France a sans doute voulu avoir des éclaircissements sur les dernières restrictions commerciales d’Alger. L’usine de Renault à Oran serait-elle menacée ? Le ministre turc de l’économie a manifesté la même inquiétude au même moment. Et l’exécutif socialiste de la Communauté valencienne en Espagne a réclamé le retrait des produits céramiques de la liste de ceux qui sont interdits sous peine de s’en prendre aux achats de gaz algérien (700 millions d’euros pour cette seule province). Le nouvel ambassadeur d’Espagne à Alger ne cache pas le mécontentement de son gouvernement.

Abdelmadjid Tebboune a bel et bien été recadré par la présidence de la République. Mis en doute par certains observateurs, ce rappel à l’ordre a été confirmé par le patron du FLN le 12 août devant la presse, en marge de la conférence du parti sur les élections locales du 23 novembre prochain. L’instruction venait bien du chef de l’État. « Nous ne savons pas forcément ce que fait le président de la République, mais nous savons au moins que ses instructions commencent à être appliquées sur le terrain et que les marchandises ont commencé à sortir des ports hier. » « C’est le président qui est le patron ! », martèle Djamel Ould Abbes.

C’est sans doute là la clé de l’énigme. Bouteflika ne supporte pas que « son » premier ministre prenne de la hauteur, il en a déjà limogé deux pour cette raison. Tout se passe comme si, au moment du changement de gouvernement à la veille du mois de ramadan, la nécessité de donner un coup de balai pour faire accepter les mesures budgétaires 2018 n’avait pas été précisée. Tebboune a pris le taureau par les cornes, en a tiré un début d’avantage dans l’opinion compte tenu de l’impopularité du « capitalisme de copinage »… et les Bouteflika ne l’ont pas accepté.

Un enjeu décisif, la présidentielle de 2019

Le 14 août, le premier ministre rentre de ses vacances niçoises. Il retrouve un agenda particulièrement chargé. Il n’aura pas le temps de s’y atteler. Le lendemain 15 août à 14 h 28, Algérie presse service (APS) annonce son remplacement pas Ahmed Ouyahia. Motifs invoqués auprès de l’Agence France-Presse (AFP) par une source anonyme : le président et le premier ministre ne partageaient pas la même « vision » et ils avaient des « difficultés à communiquer ». Humour noir à l’algérienne, car Abdelaziz Bouteflika ne parle plus depuis des mois ! C’est un geste de panique de la part des Bouteflika. Ouyahia n’est pas de leurs amis, ils l’ont limogé du poste de chef de gouvernement en septembre 2012 avant de le repêcher in extremis en mars 2014, un mois avant les élections présidentielles. Patron du Rassemblement national démocratique (RND) qui a gagné une cinquantaine de sièges aux législatives, premier ministre pour la quatrième fois depuis 1997, ce natif de Kabylie est désormais en pôle position pour la succession avec, sans doute, de nombreux appuis à l’extérieur. Cela n’a pas échappé à Djamel Ould Abbes qui, trois jours après sa nomination, a rappelé devant le bureau politique du FLN que si Ouyahia rêvait de la présidence, le poste ne saurait échapper à son parti.

« Ma fidélité au président reste entière », confie pour sa part Tebboune à TSA une heure après son limogeage. Il n’a pas souhaité faire d’autres déclarations sur son départ. Pourtant sa surprise a été totale si l’on en croit Hacen Ouali (El Watan, 16 août 2017) qui se trouvait à l’heure du déjeuner au siège du premier ministère. La tranquillité y régnait et l’entourage de Tebboune communiquait, confiant, sur la longévité de son mandat. Visiblement, le démissionné n’a pas vu le chef de l’État avant son départ, ni sans doute au moment de sa désignation.

La présidence est désormais aux mains de Saïd Bouteflika et Ahmed Ouyahia. Tous deux avaient des raisons de se méfier de Tebboune dont les mesures ont été immédiatement supprimées. A-t-il été trop audacieux ? A-t-il pris des contacts qui laissaient présager des ambitions ? Y a-t-il eu fausse manœuvre ? En réalité, il est tombé devant une coalition trop forte pour lui. S’y sont retrouvés les ambitieux inquiets de lui voir revêtir la tenue de « Monsieur Propre » et prendre une longueur d’avance pour l’élection présidentielle de 2019. Les hommes d’affaires enrichis sous l’ère Bouteflika se sont affolés de devoir rendre des comptes. Enfin, les ambassades étrangères — espagnole comme française ou allemande —, mécontentes des dernières interdictions d’importer, inquiètes des attaques contre le montage automobile (Renault, Volkswagen, Hyundai) et les grands concessionnaires algériens ont mobilisé.

Un nouveau dispositif se met en place qui marque la fin de l’ère Bouteflika entamée vingt ans plus tôt. Sera-t-il absent de l’échéance 2019 ? Dans ces circonstances, il n’y a plus d’arbitre, chaque clan contrôlant un bout du pouvoir. Saïd Bouteflika, Ahmed Gaïd Salah, le chef d’état-major de l’armée, et aujourd’hui Ahmed Ouyahia en ont un peu plus, mais personne n’est en mesure de donner une direction à la vie politique algérienne, dans laquelle ni le peuple ni les institutions ne jouent le moindre rôle.

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