La tradition est constituée de règles fixes encadrant l’action des êtres humains, tandis que la révolution est un phénomène de transformation qui ne respecte aucun ordre établi. Le concept de « tradition révolutionnaire » comporte donc une contradiction intrinsèque qui invite à expliciter le phénomène de révolution. Sachant que le modèle communiste représente une tradition révolutionnaire dure, une telle réflexion pourrait aider à faire la lumière sur les révoltes d’aujourd’hui.
La tradition communiste de la révolution présuppose plusieurs conditions : une théorie (le marxisme), une pratique (la lutte des classes) et une organisation (le parti de la classe ouvrière). Elle en arrive ainsi à faire de la révolution une « science » et un programme préétabli, au lieu d’une relation fluctuante entre des acteurs ou des situations données. Les Soviets, qui incarnaient l’essence et l’originalité de la révolution russe, ont été éliminés au profit de la dictature du prolétariat, et la « science révolutionnaire » a conduit à la remise en cause de toute révolution différente, le pouvoir communiste étant considéré comme « la fin de l’histoire ». Une position qui s’est traduite concrètement par l’écrasement des révolutions intervenues dans certains pays dirigés par des partis communistes satellites de Moscou, comme en Hongrie en 1956 et en Tchécoslovaquie en 1968. On a alors parlé de « tanks contre-révolutionnaires ». La tradition communiste est devenue un contre-modèle de la révolution lorsque celle-ci s’est constituée en tradition dure : une doctrine et des règles d’action particulières intangibles, qui dispensent du besoin de savoir quoi que ce soit sur les pays concernés.
Des révoltes post-communistes
Les révolutions arabes sont des mouvements post-communistes. Elles ont éclaté alors que plus personne n’avait foi dans le modèle communiste, mais sans s’inscrire pour autant dans une autre tradition. Il faut dire que nous n’avons pas véritablement d’accumulation révolutionnaire récente. Les situations insurrectionnelles que nous avons connues renvoient au combat anticolonial et à une lutte contre le despotisme qui n’a réussi ni à s’imposer ni à constituer une tradition. Tout cela jette un éclairage révélateur sur l’enlisement de nos révoltes, tout en conférant à ces mouvements l’intérêt d’une expérimentation.
Mais alors, serions-nous donc entrés en révolution de façon totalement désorganisée, sans idéologie et engagés dans un processus d’explosion totalement chaotique ? Pas tout à fait, à moins que par « organisation » on entende un parti de type léniniste, et par idéologie le marxisme-léninisme. Car même dans un pays comme la Syrie, il existait des mouvements de protestation, et la frange la plus active des premiers rebelles — ceux qui ont été écrasés, victimes d’assassinats ou d’enlèvements ou encore contraints de s’exiler — avait pour principal objectif le changement démocratique. La révolution syrienne est apparue à ses débuts comme un croisement entre les expériences de contestation qui ont succédé au printemps de Damas1 resté cantonné dans des espaces privés bien circonscrits, et les méthodes lancées par le printemps arabe, comme les rassemblements pacifiques d’insurgés dans des espaces publics. Mais toutes les idéologies antérieures à la révolution ainsi que les nouvelles méthodes de protestation ont été balayées dans le feu de la guerre imposée. On a alors eu le sentiment que tout commençait avec l’avènement de la révolution, celle-ci apparaissant comme ayant surgi ex nihilo.
Révolutionnaires « pour » et rebelles « contre »
Après avoir lu Revolution Without Revolutionaries. Making Sense of the Arab Spring (Stanford University Press, 2017) d’Asef Bayat, j’ai été amené à établir une distinction entre, d’une part, les révolutionnaires « pour », qui se réclament d’une tradition dure et prennent pour modèle des révolutions réussies (en risquant ainsi de priver leur mouvement de sa subjectivité), et d’autre part, les rebelles « contre » qui, loin de se fonder sur des succès antérieurs, se présentent au contraire en ennemis de ces exemples. De ces derniers, il ne reste quasiment aucune trace si la révolution est écrasée. En Syrie, on compte de nombreux rebelles pour une poignée de révolutionnaires.
C’est pourquoi les islamistes — et notamment les salafistes — étaient plus à même de remporter la lutte pour la survie dans un contexte de guerre généralisée. La révolution syrienne a surtout été un cadre d’expansion pour la mouvance salafiste djihadiste, qui se reproduit partout où cela est possible. Le djihadisme peut apparaître alors comme un marxisme-léninisme islamique, en ce sens que sa révolution suppose elle aussi une théorie (le salafisme), une pratique (la guerre confessionnelle) et une organisation (les groupes de combattants engagés dans une guérilla). On assiste également à une intensification de la bataille en faveur d’une tradition récente dure et de symboles vivants qui ôtent toute originalité au phénomène révolutionnaire en privilégiant l’ancien « savoir ».
S’il existe une différence normative entre tradition communiste et tradition djihadiste — les appareils de renseignement et l’oppression religieuse en Afghanistan ayant joué un rôle crucial dans l’élaboration de cette dernière —, on peut néanmoins parler de structures comparables en matière d’organisation, de credo et de violence, de « méthodologie » et de « traditions », avec des identités sclérosées, protégées par le principe d’al-wala’ wal-bara’ : loyauté (envers les musulmans) et désaveu (de ceux qui ne sont pas considérés comme tels).
La dernière décennie a vu se forger une tradition révolutionnaire arabe, avec la nouvelle vague de révoltes qui a déferlé sur le Liban, l’Irak, le Soudan et l’Algérie. Il serait toutefois plus juste de parler d’une tradition « molle » ou d’un « patrimoine » révolutionnaire représentant pour nous un référent. Les révolutions réussies laissent des traditions dures qui servent de modèle, tandis que les mouvements avortés constituent des expériences qui donnent matière à discussion et sont porteurs de leçons à méditer, car ils servent d’avertissement.
Des parcours d’apprentissage
Il convient donc de préciser ce qu’on entend par « succès » et « échec », et aussi de réfléchir sur ce fait que la révolution, ce sont finalement plusieurs révolutions qui tantôt fonctionnent et tantôt échouent. Le principal échec se situe au niveau du changement politique, qui devrait modifier le climat politique et psychologique du pays et permettre de déclencher d’autres dynamiques sociopolitiques. Le caractère multiple et divers du phénomène révolutionnaire incite à s’interroger également sur la fin des révolutions.
Les révolutions constituent des parcours d’apprentissage. Elles sont, à l’origine, des maillons dans le processus de formation du patrimoine révolutionnaire ou de la tradition révolutionnaire « molle ». Nous disposons désormais d’une mémoire révolutionnaire, avec des leçons et des exemples qui représenteront un viatique important pour l’avenir. Mais nous avons aussi réussi à réaliser des acquis qui serviront de bases sur lesquelles édifier autre chose que des histoires et des récits :
➞ l’appropriation de la parole, puisque le monopole qu’en avaient le régime et ses partenaires a volé en éclats ;
➞ une révolution dans les identités, les individus étant de plus en plus nombreux à s’émanciper et à prendre leur destin en main ;
➞ une transgression croissante des tabous en matière de religion, de sexualité et de rôles sociaux, mais aussi en matière de pouvoir politique, ce qui était jusqu’alors le tabou suprême alimentant tous les autres ;
➞ l’expérience de l’exil, qui peut servir de déclencheur à l’adoption d’idées et de sensibilités différentes.
Dans la révolution syrienne, certaines choses ont pris fin il y a déjà longtemps, peut-être deux ans après la révolution, voire avant. Mais il y a aussi autre chose qui continue, et la révolution reprendra, aujourd’hui ou demain, au fur et à mesure que s’opèrent des révolutions ou des évolutions continues dans les actes de nombreux Syriens.
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1NDLR. Période d’ouverture relative en Syrie qui a duré du 17 juillet 2000, date du premier discours du nouveau président Bachar Al-Assad, au 17 février 2001.