Un tournant introuvable dans la guerre du Yémen

Mort d’Ali Abdallah Saleh · Un mois après l’assassinat d’Ali Abdallah Saleh par les miliciens houthistes le 4 décembre 2017, les reconfigurations attendues dans le conflit yéménite ne sont toujours pas là. La dissolution de l’alliance entre les houthistes et le clan Saleh n’a pas conduit à un affaiblissement des premiers ni modifié le paysage militaire en faveur de la coalition emmenée par l’Arabie saoudite. Cet événement jette une lumière crue sur l’échec de l’opération décidée par cette dernière, mais aussi sur le règne de Saleh et le pouvoir exercé dorénavant sans partage par les houthistes sur les hautes terres autour de Sanaa.

Manifestation anti-Saleh, 25 février 2011. Un manifestant bat un portrait déchiré du président avec une chaussure, en signe de mépris.

La fin brutale de la carrière de Saleh, autour duquel le Yémen politique s’est structuré pendant quatre décennies, a indéniablement troublé les citoyens de ce pays, voire même choqué jusque ses plus résolus opposants. La vidéo de son corps jeté dans la benne d’un pick-up, son visage ensanglanté et son crâne éclaté ont signé l’humiliation et la décadence d’un personnage qui avait jusqu’à présent esquivé tant de complots, survécu dans les faits au soulèvement révolutionnaire de 2011, et fait montre d’une impressionnante baraka. Son dernier pari, le conduisant à se retourner contre les houthistes, a donc été perdant.

La diffusion par les houthistes d’images de sa résidence jonchée de bouteilles de vodka et les rumeurs entourant son immense trésor de guerre accumulé en trente-trois ans de règne ont servi une propagande qui devait alors le décrédibiliser et délégitimer sa décision de les affronter. Face au récit d’un ancien président tué tandis qu’il fuyait la capitale pour se jeter dans les bras de son ex-ennemi saoudien, les partisans de Saleh ont préféré opposer l’idée d’une exécution froide dans son palais, suivie d’une mise en scène scabreuse destinée à dépeindre leur héros en couard vendu aux intérêts étrangers.

Un basculement aux effets militaires limités

Si l’événement est indéniablement historique pour le Yémen, il ne constitue sans doute pas le tournant dans le conflit que certains avaient anticipé dans les heures suivant la confirmation de la mort de Saleh ou quand celui-ci avait, le 2 décembre, annoncé sa volonté « d’ouvrir une nouvelle page avec les Saoudiens » en se joignant à la lutte armée contre les houthistes après les avoir soutenus. Nombreux ont été ceux, belligérants compris, qui avaient alors prédit un affaiblissement des rebelles, voyant là une clef pour mettre fin à l’enlisement militaire constaté depuis mars 2015. C’est ainsi que l’Arabie saoudite comme les Émirats arabes unis avaient pendant longtemps tenté par divers moyens de provoquer la dissolution de l’alliance entre Saleh et les houthistes, jusque-là sans succès.

Dans le court intervalle entre l’annonce de Saleh et son assassinat, les dirigeants de la coalition des monarchies du Golfe ont d’abord pu croire qu’un soulèvement intérieur — réel pendant quelques heures à Sanaa quand des partisans de Saleh ont pris les armes contre les houthistes avant d’être matés — leur permettrait opportunément de réduire leur implication militaire. Ils auraient trouvé là une occasion de se désengager du délicat dossier yéménite au moment où la pression internationale montait, pointant du doigt le mépris de la coalition pour la question humanitaire. Les ennemis des houthistes — militants sudistes, Frères musulmans, combattants locaux, miliciens salafistes et donc, soldats de la coalition et partisans de Saleh — ont eux aussi alors songé que la rébellion allait s’effondrer militairement. Or cela n’a clairement pas été le cas jusqu’à présent.

Le renfort militaire offert par les partisans de Saleh au front anti-houthiste demeure, de fait, limité. Une offensive sur la plaine côtière de la Tihama a pu début décembre reprendre quelques localités en direction du port de Hodeïda (quatrième ville du pays) sans pour autant réellement progresser ni se montrer décisive. Le front septentrional dans le Jawf a lui été réinvesti. Ces petits succès semblent avoir galvanisé les dirigeants de la coalition golfienne, leur permettant d’argumenter en faveur d’une intensification des bombardements en dépit du désastre humanitaire, des nombreuses victimes civiles des frappes et des impasses militaires.

La stratégie de la coalition a parallèlement accru les pressions internationales. Donald Trump a même formulé le 6 décembre un appel public à la levée du blocus, manifestement affecté par des images de victimes. Trois semaines plus tard, Emmanuel Macron a lui aussi communiqué sur ses échanges avec les Saoudiens et sa volonté de voir les enjeux humanitaires mieux pris en compte par ceux-ci. La couverture médiatique du conflit est croissante, augmentant le coût pour les dirigeants d’une coalition qui semblent chercher une porte de sortie honorable.

Un camp houthiste bien armé

Un mois après le revirement de Saleh et sa disparition, le paysage militaire demeure ainsi toujours largement gelé. La capacité balistique des houthistes, que les Saoudiens et les Américains décrivent comme directement entretenue par l’Iran, reste significative et a permis des tirs réguliers vers les villes saoudiennes, interceptés par les défenses du royaume. L’implication de l’Iran demeure l’objet de vives controverses et reste niée par les houthistes en dépit de leur alignement sans ambiguïté sur les positions de la République islamique, tant en Syrie que plus récemment face à la contestation interne contre le pouvoir basé à Téhéran. Les débris de missiles présentés fin novembre 2017 par les Saoudiens aux experts de l’ONU ont également signalé l’emploi probable d’équipement iranien, sans que la date de leur arrivée sur le sol yéménite (et donc une potentielle violation du droit international et des résolutions de l’ONU) puisse être spécifiée.

Quelques succès de la coalition emmenée par les Saoudiens sont prévisibles localement dans les semaines qui viennent, dans la Tihama par exemple, voire même à travers la chute du port de Hodeïda, décrit comme stratégique pour les houthistes, ou encore à Taez, seconde ville du pays. Mais rien ne laisse en l’état présager la perte par les rebelles des centres urbains ou des verrous qui mènent vers Sanaa, Dhamar, Amran ou Saada. Ces villes sont fermement contrôlées par eux et ils y gèrent l’administration et répriment toute opposition, souvent avec brutalité.

La dimension asymétrique de la confrontation avec la coalition (qui permet de présenter le conflit comme opposant une rébellion issue d’un pays pauvre à des avions de pays riches armés par les Occidentaux) apparait d’ailleurs bien coûteuse pour cette dernière. Les houthistes sont en effet capables de communiquer tant auprès de la population yéménite qu’à l’extérieur sur les crimes liés aux bombardements ou au désastre humanitaire, imputés en particulier à l’Arabie saoudite. Leurs propres manquements en matière de droit de la guerre, à travers l’usage très probable de boucliers humains dans des bâtiments visés par les bombardements, le recours à des enfants soldats, le pilonnage indiscriminé de Taez ainsi que l’envoi des missiles Burqan vers des installations civiles en territoire saoudien, passent dès lors quasiment inaperçus1.

Autour des villes, l’alliance des houthistes avec les tribus ne semble pas avoir été affectée de manière sensible par la mort de Saleh dont le pouvoir et l’influence étaient de fait usés. Sans ce dernier (et les quelques cadres éliminés en même temps que lui dont Arif Al-Zouka), son parti, le Congrès populaire général (CPG) apparait comme une coquille vide [Marine Poirier, « Imagining Collective Identities. The “Nationalist” Claim within Yemen’s Former Ruling Party », Arabian Humanities, janvier 2013.]] et la personnalisation du pouvoir par Saleh et son clan depuis la décennie 2000 s’est trouvée ici finalement coûteuse. Divers caciques du parti, dont Yassir Al-Awadi un temps donné pour mort aux côtés de Saleh et numéro 3 du CPG, ont décidé d’adopter une démarche neutre et attentiste — signe d’une certaine fragilité.

Les houthistes incarnent pour leur part une nouvelle génération politique. Ni le clan Saleh (y compris autour d’Ahmed Ali, fils de l’ancien président, caché à Abou Dhabi depuis le début de la guerre et que le pouvoir émirati tente de remettre en selle depuis la mort de son père) ni les forces dites loyales au président Hadi ne semblent en mesure de les supplanter dans les hautes terres. Les dynamiques y jouent à plein, qu’elles soient confessionnelles autour du projet de renouveau zaydite incarné par Abdelmalik Al-Houthi, dirigeant charismatique de la rébellion, ou nationalistes, liées au refus de voir l’Arabie saoudite s’ingérer militairement. Les houthistes ne sont ainsi pas uniquement une force militaire, mais aussi un mouvement politique et religieux qui jouit d’un ancrage institutionnel et populaire qu’on aurait tort de négliger, quand bien même on le déplorerait.

Al-Islah rompt avec les Frères musulmans

Les anti-houthistes souffrent pour leur part d’être divisés à l’excès. La fin de l’alliance entre les rebelles et Saleh accentue cette caractéristique. L’apport dans la coalition des pro-Saleh depuis début décembre ne se fait donc pas sans mal car, notamment à travers la mise en avant d’Ahmed Ali, il impose de nouveaux concurrents au président Hadi, mais aussi au vice-président Ali Mohsen, proche des islamistes et qui entretient depuis longtemps des relations difficiles avec le fils de Saleh. L’attelage de ces composantes, les divergences exprimées avec le mouvement sudiste ne facilitent rien, ni sur le plan militaire ni en termes politiques. Les cadres du CPG, mais surtout les neveux de Saleh — dont Tarik Mohamed Saleh qui a pu s’échapper de Sanaa et rejoindre les forces de la coalition à Mareb — attendent diverses rétributions ou postes dans un paysage déjà bien concurrentiel. Un compromis politique apparait de moins en moins évident à imaginer.

Le 13 décembre 2017, afin de tenter de rassembler les forces anti-houthistes, Mohamed Ben Salman et Mohamed Ben Zayed, respectivement dirigeants de facto de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis, ont reçu à Riyad les dirigeants du parti Al-Islah, branche yéménite des Frères musulmans. L’un et l’autre signalaient là implicitement une mise entre parenthèses de leur hostilité affichée à l’égard de cette branche de l’islam politique et par-là, la fin de l’ostracisation d’Al-Islah. Afin de permettre à chacun de faire bonne figure, les dirigeants du parti ont dû déclarer « rompre leurs relations avec l’organisation des Frères musulmans terroristes » (comme avait pu le faire par le passé le parti tunisien Ennahda en pareilles circonstances). Par cette évolution tactique, la diplomatie émiratie, particulièrement virulente à l’encontre des Frères, se rapprochait également de la stratégie saoudienne, plus conciliante. Mais le retour en grâce d’Al-Islah reste problématique. D’une part, il ne peut qu’être incomplet dans la mesure où ses cadres se sont, au fil des mois, fréquemment rapprochés du Qatar et ont développé, comme Tawakkol Karman, prix Nobel de la paix 2011, une critique virulente de la stratégie de la coalition. D’autre part, il vient fragmenter encore davantage le front anti-houthiste avec un acteur qui, de plus, est déjà affaibli sur le terrain.

Dans ce contexte, la mort de Saleh semble également loin d’avoir produit le tournant attendu ou souhaité, générant davantage une phase d’attentisme. Certes, les recompositions dans la lutte entre élites politiques viendront sans doute. Mais elles seront progressives et ne manqueront pas de se produire aux dépens des civils yéménites, comme c’est le cas depuis maintenant plus de trois ans.

1Louis Imbert, « Au Yémen, la famine instrumentalisée », Le Monde, 18 décembre 2017 (réservé aux abonnés).

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