Vu de Riyad. Le « problème musulman » en France

Les réactions officielles françaises qui ont suivi l’assassinat de Samuel Paty faisant des caricatures de Mohammed un symbole de la liberté d’expression ont provoqué une vague de colère et de boycott des produits français dans une partie du monde musulman. Ahmad Helaiss, universitaire saoudien francophone et enseignant à Riyad fait part de sa lecture de la question de l’islam et de la situation des musulmans en France.

Saint-Etienne, 9 janvier 2015. — Un manifestant dans un rassemblement devant la mosquée, deux jours après l’attaque contre Charlie Hebdo.
Jean-Philippe Ksiazek/AFP

Après l’assassinat de Samuel Paty, professeur d’histoire en France, par un terroriste d’origine tchétchène, les dessins insultants du Prophète ont à nouveau été largement partagés, en réaction à cet acte barbare et en hommage à l’enseignant, sans prendre en considération les sentiments des musulmans en France et dans le monde, au prétexte de défendre la liberté d’expression, sous l’impulsion directe du président de la République Emmanuel Macron. Ce dernier ayant déclaré peu de temps auparavant que l’islam « vit une crise partout dans le monde », plusieurs interprétations de la position française ont vu le jour, mais la plupart d’entre elles ne saisissent pas le contexte culturel, politique et social dans lequel ces évènements s’inscrivent.

Il faut d’abord reconnaître un fait indéniable : il y a incontestablement une lacune profonde dans le traitement de la question de l’islam et des musulmans en France. Ce manquement relève de la responsabilité des gouvernements successifs qui n’ont pas accordé à cette religion et à cette communauté l’attention qu’elle mérite, comparativement à d’autres. Pour une partie de la société, leur pays est une terre judéo-chrétienne, comme le répètent souvent nombre de responsables politiques, à chaque événement à caractère juif ou chrétien. À leurs yeux, l’islam est une religion intruse dont la présence est une conséquence de l’immigration, avec des immigrés dont le mode de vie fait souvent débat.

Cette perception négative de l’islam et des musulmans nourrit l’imaginaire collectif français, déjà sous l’influence de certains évènements historiques ou actuels ainsi que du discours médiatique, et qui s’est développé au cours des trente dernières années à partir de plusieurs évènements.

L’affaire du voile à Creil

Le premier évènement s’est déroulé en 1989, lorsqu’un proviseur de collège de la commune de Creil a demandé à deux élèves d’enlever leur voile, au nom de la non-distinction religieuse entre les collégiens, l’école étant un espace purement laïc. D’autres établissements ont alors formulé la même demande et l’affaire est devenue médiatique, au point qu’elle a été à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale, à l’époque où le ministre de l’éducation nationale était le socialiste Lionel Jospin. La laïcité étant inscrite dans la Constitution française et entérinée par la loi de 1905 qui énonce la séparation entre les Églises et l’État, celui-ci se doit d’être à équidistance de toutes les croyances, la religion demeurant une pratique et une liberté individuelles. Mais l’État interdit également la discrimination de ses citoyens sur la base de leur religion au sein de ses institutions, y compris scolaires. Il a donc été décidé qu’il n’y avait aucune contradiction entre le port du voile et les principes de la laïcité, et que le respect des traditions des Français issus de l’immigration ne posait aucun problème. Une telle décision a suscité les réserves des partis de droite et surtout d’extrême droite. La bataille autour de l’instrumentalisation politique du voile a continué sous les gouvernements suivants, jusqu’à ce qu’il soit complètement interdit dans les écoles et les institutions publiques1. Quelques années plus tard, en 2010, c’est le voile intégral qui a été interdit par la loi dans les lieux publics.

Le deuxième évènement a été les attentats du 11 septembre 2001 à New York qui ont focalisé l’attention du monde sur l’islam et les musulmans, et ont fait peser sur eux la peur et les doutes. L’étau s’est resserré autour de ces derniers et des concepts comme « fondamentalisme » et « islamisme » se sont généralisés.

« La France, on l’aime ou on la quitte »

Le troisième tournant s’est amorcé avec la nomination de Nicolas Sarkozy comme ministre de l’intérieur sous la présidence de Jacques Chirac, et plus encore, son accès à la magistrature suprême en 2007. C’est là que le candidat de droite a mis en place un ministère « de l’immigration, de l’intégration et de l’identité nationale » pour la première fois dans l’histoire de la République. Le but de cette administration était d’assimiler n’importe quel composant culturel étranger aux valeurs françaises, de gré ou de force, le tout au nom de sa célèbre formule : « La France, on l’aime ou on la quitte. » Cette période a sans doute été l’une des pires pour l’islam et les musulmans dans ce pays.

Les débats relatifs à l’islam se sont depuis multipliés : cantines halal, burkini, prisons, carrés musulmans dans les cimetières, financement étranger des mosquées, terrorisme international, etc. Les médias sont devenus des tribunes où l’on répétait que l’islam était incompatible avec les valeurs de la République. Conçu comme une identité parallèle, il est opposé à l’identité nationale française symbolisée par Marianne, dont on a fait l’exact contraire des femmes voilées.

L’idée dominait désormais que l’islam était une religion étrangère et que les musulmans n’étaient pas des citoyens de premier rang. Parler de ces derniers impliquait de parler d’immigration, dans une approche socio-économique qui omet la dimension spirituelle de l’islam et de ceux qui le pratiquent. Des voix plus justes estiment toutefois que la loi de 1905 a été instrumentalisée à des fins de stigmatisation et dans une logique de « deux poids deux mesures » quand il s’agit des musulmans. Une instrumentalisation qui n’est pas seulement à l’œuvre pour les partis de droite, mais également à gauche, notamment sous la présidence socialiste de François Hollande durant laquelle Manuel Valls a été ministre de l’intérieur, puis premier ministre.

Ces discours ont nourri la crainte d’une expansion de l’islam qui menacerait l’identité de la France. L’argument de la laïcité a alors été utilisé comme un barrage contre une religion synonyme d’islamisme et de djihadisme, et des expressions comme « guerre de civilisations » ou « fascisme islamique » sont devenues monnaie courante. L’islam est devenu un élément incontournable du débat public et un motif de surenchère politique à chaque échéance électorale, à l’exemple de François Fillon, candidat de la droite aux élections de 2017 et auteur du livre Vaincre le totalitarisme islamiste (Albin Michel, 2016).

Le quatrième tournant a eu lieu sous la présidence de François Hollande (2012-2017), durant laquelle plusieurs attentats terroristes contre Charlie Hebdo, au Bataclan, pse d’otages à l’Hyper Cacher, l’assassinat d’un prêtre en Normandie, l’attentat au camion sur la promenade des Anglais à Nice ont confirmé pour la société française l’idée que l’islam était une religion qui rejetait ses valeurs et son mode de vie et ciblait sa culture.

Une communauté bouc émissaire

Devant l’échec des politiques face aux véritables problèmes de la société, la stigmatisation d’une minorité sociale pour lui faire porter la responsabilité de tous les maux du pays est devenue une solution de facilité, d’autant plus que cette minorité ne peut se faire entendre, faute d’une représentation officielle lui permettant d’avoir un réel poids. La propagande islamophobe, au nom d’une guerre menée par la France contre l’islamisme, a fait des musulmans un ennemi intérieur, que les responsables politiques peuvent utiliser pour détourner le regard des problèmes économiques et sociaux du pays. La minorité musulmane est devenue un « fardeau » pour la France, à tel point que le président Hollande avait envisagé la déchéance de nationalité pour les binationaux — sous-entendus musulmans — qui participeraient à un acte terroriste, en plus du classement de milliers de musulmans dans le fichier S2. Une loi qui aurait été synonyme d’une « épuration ethnique » selon le journaliste Edwy Plenel3 qui affirme que l’usage d’expressions comme « le problème musulman » contribue à forger une certaine image de l’islam et des musulmans. Il s’agit pour lui d’une « banalisation intellectuelle » semblable au discours qui affirmait l’existence d’un « problème juif » au début du siècle dernier, transformant ainsi les musulmans de France en boucs émissaires de l’inquiétude et de l’incertitude.

Évidemment, il y a un véritable problème lié à l’existence des musulmans en France, et qui consiste en l’absence d’une composante islamique dans le paysage politique français. Les musulmans n’ont pas de poids dans la vie publique, et ils participent peu à la vie politique, par manque d’intégration et à cause de la réticence des immigrés à s’investir dans ce domaine, comme le prouve l’absence de toute structure les regroupant, contrairement aux autres religions, et ce malgré le poids démographique important qu’ils représentent. L’arrivée tardive des musulmans en France comme main d’œuvre étrangère au lendemain de la seconde guerre mondiale et après l’indépendance algérienne a sans doute contribué à cela, leur présence ayant été perçue au début comme temporaire. Ce n’est qu’à partir de la deuxième génération que les choses commencent à changer.

Un manque de représentativité

Depuis la fin des années 1990, une tentative de structuration des musulmans en France a vu le jour, et des conseils islamiques ont été mis en place afin de servir de porte-paroles pour les musulmans de France, à l’instar du Conseil français du culte musulman (CFCM). Malheureusement, cela n’a pas donné lieu à un rassemblement ni à une convergence des vues et des opinions au sein de la communauté. Il y a aussi le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), mais qui est sous le coup d’une menace de dissolution dans la foulée de l’assassinat de Samuel Paty alors qu’il ne fait que combattre les comportements et les propos racistes ou haineux à l’encontre des musulmans en France. Ce genre d’associations n’ont malheureusement pas reçu le soutien nécessaire pour devenir acteurs de premier plan et rassembler les positions des musulmans.

D’après le philosophe et penseur d’origine algérienne Malek Chebel4, l’islam demeure une religion méconnue en France, car ses fidèles, d’origine étrangère, sont pour la plupart socialement marginalisés, ne sont pas organisés et ne bénéficient pas d’une représentation unifiée ou de tribunes médiatiques. L’existence des musulmans en tant que groupe social sans leadership dans un monde organisé où le discours médiatique est dominant, génère par conséquent de la peur. Sans compter les actes terroristes qui rendent le tableau encore plus complexe.

S’ajoute à cela un autre problème d’ampleur, avec l’implantation de l’idéologie des Frères musulmans depuis les années 1980, notamment à travers l’Union des organisations islamiques de France (UOIF), et dont le président Ammar Lasfar avait déclaré dans un article du journal La Croix qu’elle était « issue » de la confrérie des Frères musulmans. Dans ce même article, il est souligné que cette organisation ne conçoit pas l’islam comme une source de spiritualité, mais comme un projet de vie, et promeut l’idée d’un retour du califat islamique, un des principes fondamentaux de l’idéologie des Frères musulmans.

L’assassinat de Samuel Paty constitue à notre avis le cinquième tournant dans l’histoire de l’islam en France. L’évènement a dépassé la question de la liberté d’expression pour se transformer en un refus de la présence de l’islam dans le pays, de l’incapacité à contrôler cette religion et de voir les musulmans être présentés comme des victimes, ce qui explique que les réactions soient cette fois beaucoup plus violentes. C’est pourquoi les dessins ont été republiés partout, sous l’impulsion directe du président Macron. Un geste qui reflète un manque flagrant de diplomatie, qui a entaché l’image de la France dans le monde musulman et ne fait que jeter de l’huile sur le feu.

Avec l’attentat de Nice, le lien traditionnel et injuste qui est souvent fait entre les actes terroristes d’une part et l’islam et les musulmans de l’autre apparaît à nouveau. En effet, qu’ont en commun deux terroristes, l’un tchétchène âgé de 18 ans, l’autre tunisien âgé de 21 ans — un migrant arrivé d’Italie — avec les musulmans de France ? Pourquoi ces derniers sont-ils toujours désignés comme les responsables indirects chaque fois qu’une personne déséquilibrée commet un attentat ? Pourquoi des mesures coercitives sont-elles prises à leur encontre alors qu’ils n’y sont pour rien ? Les attentats qui ont été commis sont des actes individuels dans lesquels l’islam et les autres musulmans n’ont aucune responsabilité, d’autant plus qu’il s’agit d’individus qui n’ont pas grandi dans un environnement islamique en France.

Il est vraiment désolant que de tels actes aient pour conséquence des réactions irrationnelles faites d’amalgames, avec une obstination manifeste à l’encontre des musulmans de France, afin de faire oublier les échecs successifs qui ont conduit à la situation actuelle.

1NDT. Loi interdisant le port des signes et des tenues à caractère religieux, 2004.

2NDT. Fichier de notices signalétiques émises par la Direction générale de la Sécurité intérieure (DGSI).

3Pour les musulmans, La Découverte, 2006.

4Chebel Malek, 100 questions sur l’islam, Éditions de La Boétie, 2013.

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