Depuis vingt ans, la place prééminente occupée par les houthistes au Yémen est le fruit de divers paradoxes. Né dans les montagnes de l’extrême nord du pays, non loin de l’Arabie saoudite, le mouvement emmené par la famille Al-Houthi avait profité de sa confrontation militaire avec l’État yéménite, entamée en juin 2004, pour gagner en expérience et légitimité. Au prix de dizaines de milliers de morts et de destructions de villages entiers, il avait alors accru sa puissance armée, ses connexions tribales, sa cohérence idéologique et son assise géographique jusqu’à gagner les confins de la capitale Sanaa peu avant le soulèvement de 2011. Rattaché à une expression marginale du paysage politique et religieux, le groupe Ansar Allah (Partisans de Dieu), courant de renouveau zaydite lié au chiisme dans un pays majoritairement sunnite, avait su mettre de côté les enjeux identitaires pour capitaliser d’abord sur le ressentiment face au pouvoir du président Ali Abdallah Saleh (jusqu’en 2012), puis contre le processus révolutionnaire du « printemps yéménite ». Ce dernier avait pourtant abouti au départ de l’ancien président et à son remplacement par Abd Rabbo Mansour Hadi chargé de mener la transition vers la démocratie. C’est toutefois en s’alliant avec leurs anciens ennemis du clan Saleh à compter de 2012 que paradoxalement les houthistes ont atteint leur masse critique, devenant le « monstre de Frankenstein » que les Yéménites connaissent. En effet, entre 2012 et 2014, les houthistes ont pu s’appuyer sur les ressources de Saleh, financières et militaires, pour mettre à mal le processus révolutionnaire qu’ils avaient pourtant initialement soutenu. Ce faisant, tous deux pouvaient atteindre un autre de leurs objectifs : mettre en pièce leurs ennemis communs, les Frères musulmans du parti al-Islah. Pour Saleh, ce pacte devait lui permettre de se venger de ceux qui l’avaient trahi lorsqu’ils s’étaient engagés dans le soulèvement révolutionnaire. Mais à l’évidence, l’accord était pour lui un trompe-l’œil et était passé au bénéfice des houthistes. Ils pouvaient dès lors entamer une phase d’exercice et de consolidation du pouvoir qui, dix ans plus tard, perdure malgré d’évidentes fragilités.
Incarner l’État
Passée la surprenante phase militaire de prise de contrôle de structures étatiques (radio et télévision nationale, ministères, casernes), les houthistes à compter du 21 septembre 2014 ont agi avec méthode. Leur coup d’État a autant été caractérisé par une volonté de dénoncer les compromis du nouveau gouvernement par rapport au projet révolutionnaire que de répondre à des aspirations réactionnaires. Les houthistes ont d’abord pu neutraliser le pouvoir reconnu par la communauté internationale en assignant à résidence le président Abd Rabbo Mansour Hadi. Ce dernier a pu fuir vers Aden et de là faire appel à l’Arabie saoudite qui est intervenue militairement à compter du 26 mars 2015 pour restaurer son pouvoir et vaincre les houthistes, sans succès.
Le processus interne essentiel de construction d’un État houthiste a été largement occulté par l’intervention de l’armée saoudienne ainsi que par les liens entre Ansar Allah et l’Iran. L’un et l’autre ont été certes importants et expliquent l’impasse que connait le pays. Mais ils n’épuisent aucunement l’analyse d’un pouvoir qui s’est affirmé au fil du temps et dont l’organisation a été finalement contre-intuitive. En effet, loin de l’image de combattants rétrogrades venus des tribus arriérées des hautes terres du Yémen, l’exercice du pouvoir par les houthistes s’est avéré efficace à divers titres. Ils se sont employés à incarner pleinement l’État dans l’ensemble des zones qu’ils ont contrôlé — le quart occidental du pays et environ la moitié de la population. Bien que n’étant pas reconnus par la communauté internationale et confrontés aux bombardements de la coalition emmenée par l’Arabie saoudite, ils ont su mettre en place des institutions qui ont empêché un effondrement général des services publics, de l’économie et de la sécurité. La stabilité du taux de change du riyal dans les zones sous leur contrôle est comparativement meilleure à celle dans les réduits du gouvernement reconnu par la communauté internationale. Le faible nombre d’attentats jihadistes atteste également de cette réalité, tout comme la permanence de médias gouvernementaux, d’une façade de vie partisane et institutionnelle.
Tout d’abord pour construire l’État houthiste, les nouveaux maitres de Sanaa ont assuré une forme de continuité en s’appuyant sur les réseaux de fonctionnaires liés à Saleh. Dans les banques, l’armée, la police, les entreprises publiques, la stabilité a un temps primé. Les petits fonctionnaires issus de domaines perçus comme moins essentiels, par exemple dans l’éducation, étaient eux délaissés, souvent privés de salaires et forcés donc de trouver des moyens de subsistance. Leur engagement, comme celui du personnel de santé, assurait malgré tout souvent une forme de continuité tout en n’empêchant pas le ressentiment parmi la population.
S’autonomiser
Progressivement les houthistes ont placé leurs hommes — d’autant plus aisément qu’Ali Abdallah Saleh, en décembre 2017, s’est retourné contre eux, finissant alors assassiné. Ils ont pu recomposer les élites politiques et sécuritaires en offrant une prime particulière à leur propre groupe, les hachémites se revendiquant descendants du Prophète. Ces derniers, forme de noblesse très minoritaire à l’échelle de la société mais qui joue un rôle central dans le zaydisme, ont avec les houthistes retrouvé leur rang perdu au moment de la révolution du 26 septembre 1962 qui avait mis fin à la monarchie.
Pour mener à bien cette recomposition, ils ont pu instrumentaliser et capter une part de l’aide humanitaire internationale, prenant en tenailles les agences de l’ONU ainsi que les ONG. Celles-ci ont été depuis 2015 tétanisées par la crainte d’une famine généralisée, acceptant finalement les exigences des houthistes et une corruption manifeste des structures de distribution. C’est ainsi qu’en 2018 l’offensive contre Hodeïda, cinquième ville la plus peuplée du Yémen, a pu être annulée à la suite de l’accord de Stockholm, ancrant leur position dans ce port et donc sur la Mer Rouge. Parallèlement, au niveau local, les houthistes ont développé un maillage sécuritaire, accentuant la surveillance et la répression de la société civile. Ils se sont appuyés sur un réflexe nationaliste en décrivant l’opération de la coalition arabe, soutenue par les Occidentaux, comme une agression, préservant ainsi un certain niveau de popularité. L’alignement de leurs ennemis yéménites sur les positions des pays étrangers — Arabie saoudite donc, mais aussi Émirats arabes unis pour ce qui concerne les sudistes —a pu faire oublier leur propre proximité idéologique et diplomatique avec l’Iran. L’idéologie portée par leur leader Abdlemalik Al-Houthi s’est affirmée, infusant dans la société à travers l’armée mais aussi les structures éducatives et religieuses, tournées vers l’effort de guerre. Une génération s’en trouve sacrifiée. Le zaydisme s’est aussi transformé, parfois à travers l’instauration de nouvelles célébrations religieuses comme Achoura ou au moment du Mouloud. Un système de taxation spécifique au bénéfice des hachémites, les restrictions exercées sur les droits élémentaires des femmes et une police morale ont enfermé la société dans une logique que bien des opposants des houthistes décrivent comme totalitaire ou finalement proche de ce que les talibans afghans imposent. L’idéologie est également structurée autour d’une contestation de l’ordre international, faisant de la question palestinienne un élément essentiel et ancrant le mouvement dans l’Axe de la résistance porté par l’Iran. Au plus fort de la guerre en Syrie, les portraits du président syrien Bachar Al-Assad trônaient dans Sanaa. L’idéologie reste pourtant caractérisée par des non-dits autour de la place des hachémites et des objectifs politiques internes. Bien que se revendiquant républicains, il est entendu que la prééminence d’Abdelmalik Al-Houthi et de son clan en général, notamment la tutelle exercée par Hussein, son demi-frère et fondateur du mouvement, tué par l’armée en 2004, acte pour les houthistes le passage vers un pouvoir héréditaire. Celui-ci s’autonomise en partie aussi de l’État et marginalise de fait la majorité sunnite, il s’appuie sur une peur de la répression qui est d’autant plus efficace dans un contexte de guerre.
Humilier les Saoudiens
L’inefficacité militaire de l’opération Tempête décisive menée par l’Arabie saoudite depuis 2015 a été largement actée, y compris par les dirigeants saoudiens. Ceux-ci ont en effet depuis avril 2022 entrepris de se retirer du dossier yéménite. Depuis lors, les bombardements aériens des positions houthistes ont cessé. Abd Rabbo Mansour Hadi a été forcé à la démission et les discussions menées grâce à Mascate ont un temps donné le sentiment que la paix était à portée de main. Les houthistes toutefois n’entendaient pas faciliter le travail des Saoudiens. En interne, ils tiennent militairement leurs positions et n’ont pas réduit la pression sur Taez par exemple. Depuis plus de deux ans, ils s’emploient à humilier l’Arabie saoudite en faisant monter le prix de la paix. Leurs exigences ont ainsi notamment été financières, visant à faire payer à la coalition les arriérés de salaires des fonctionnaires.
L’engagement armé des houthistes en Mer Rouge depuis novembre 2023 a rendu toute signature d’un accord impossible. Il a placé les Saoudiens dans l’embarras, incapables de reprendre les armes au nom des Américains et des Israéliens contre un mouvement affirmant s’engager en faveur des Palestiniens et qui a gagné en popularité sur le plan régional. Le mufti omanais, Ahmed Al-Khalili, avait pu signaler sa reconnaissance, tout comme Yahya Sinouar, chef du Hamas.
En dix mois, les plus de 120 attaques contre les navires marchands, de plus en plus sophistiquées, puis les missiles envoyés vers Israël en solidarité avec la population de Gaza ont de nouveau braqué les projecteurs sur le Yémen. En réaction à l’ouverture de ce nouveau front, les États-Unis et les Britanniques ont relancé les bombardements contre les houthistes dès décembre 2023, sans davantage de succès. Le bombardement israélien du port de Hodeïda le 20 juillet 2024 a eu pour effet principal de désorganiser l’aide humanitaire, aucunement d’affecter la capacité de projection des houthistes. Deux mois plus tard, un missile d’une nouvelle technologie explosait à six kilomètres de l’aéroport de Tel-Aviv.
La stratégie régionale des houthistes pèse indéniablement sur les Yéménites ainsi que sur les populations des pays voisins. L’attaque contre le navire Ruby Mar qui transportait des engrais en mars 2024 et a coulé avec sa cargaison, puis contre le pétrolier Sounion en août 2024 rendent compte d’une logique jusqu’au-boutiste. Une marée noire d’ampleur historique a, semble-t-il, été évitée in extremis en septembre 2024. L’Égypte elle-même a perdu près de la moitié des revenus liés à l’exploitation du canal de Suez. Les ONG et agences onusiennes gérant l’aide internationale ont subi au cours de l’été une vague de répression à Sanaa. Les houthistes se sentent autorisés à s’extraire des règles internationales.
Si la nuisance causée par les houthistes en Israël (et pour les pays occidentaux) n’est pas que symbolique et si elle flatte l’engagement sincère de la population en faveur des droits des Palestiniens, nombre des Yéménites sont avant tout impatients d’en finir avec la guerre. Ils demandent des houthistes une clarification de leur projet politique de long terme sans laquelle la stabilité de leur régime imposée depuis dix ans risque de ne pas durer.
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