Le 20 janvier au soir, dans un long discours, Abd Al-Malik Al-Houthi — longtemps confiné dans le provincialisme du leadership de la « rébellion zaydite chiite du Nord » lancée en 2004 par son frère Hussein Badreddine — a tiré les enseignements de l’ultime victoire militaire de ses partisans. En investissant le palais du président de transition Abd Rabbo Mansour Hadi, la milice des Ansar Allah venait de le rendre maître de la capitale du Yémen. Sur un ton aussi remarquablement posé que décidé, il a ouvert une nouvelle page de l’histoire de la vieille nation. Même si elle est loin de s’y réduire, acteurs et observateurs locaux et régionaux ont très vite cédé à la tentation de la qualifier de simple retour de ces « chiites » qui avaient, jusqu’à la révolution républicaine de 1962, gouverné le Yémen pendant près de mille ans1.
Un accord passé le 21 janvier avec le président élu n’a pas empêché celui-ci, qui s’estimait pris en otage, de démissionner, avec son gouvernement, laissant le pays sous la responsabilité du président du Parlement, face à un vide politique inquiétant. Sur fond de manifestations des deux camps, les tensions régionalistes et sectaires risquent de se développer : depuis Istanbul, Tawakkol Karman, prix Nobel de la paix et proche des Frères musulmans, l’une des porte-parole du camp des victimes directes du coup de force a lancé un vibrant appel à la résistance. Demandant aux monarchies de la péninsule de soutenir le Yémen, elle a sans trop de nuances choisi de le décrire comme étant désormais « occupé par l’Iran ». Au Sud, où de nombreux hauts fonctionnaires civils et militaires auraient commencé à se réfugier, des consignes de sécession ont été lancées, rouvrant les blessures jamais cicatrisées de la réunification de 1990 et de la brève guerre civile qui avait suivi.
Le point d’orgue de la défaite du camp révolutionnaire
Tout en se réclamant de la révolution de février 2011, le leader de la rébellion houthiste a parachevé le renversement du rapport de force qui avait permis aux révolutionnaires d’obtenir leurs principaux succès. La mobilisation, lancée d’abord par la « jeunesse révolutionnaire »2 avait été très vite relayée par le puissant parti « tribalo-islamiste » Al-Islah, proche des Frères musulmans. Et le ralliement des troupes du général Ali Mohsin, allié d’Al-Islah, l’avait doté du bras armé qui avait permis de déposer le président Ali Abdallah Saleh avec l’appui du Conseil de coopération du Golfe (CCG).
C’est la présence attestée de Saleh, vieux routard de la politique yéménite, dans les coulisses du coup de force houthiste qui lui donne aujourd’hui une connotation contre-révolutionnaire. Pour rappel, le « président » évincé par le Printemps de 2011, non seulement était demeuré à la tête du parti au pouvoir mais avait aussi gardé le soutien d’un segment substantiel des forces armées ; il a ce faisant clairement été le facilitateur d’une conquête militaire de la capitale entamée depuis plusieurs mois3. Malgré les 25 victimes de l’assaut du 20 janvier (la garde présidentielle étant demeurée fidèle au président Abd Rabbo), la chute du Palais a soulevé en effet étonnamment peu de résistance.
Ali Abdallah Saleh, lorsqu’il était au pouvoir, combattait les houthistes et a longtemps contribué de façon pernicieuse à confessionnaliser (« chiitiser ») leur image4. Pour se venger du clan des descendants d’Abdallah Al-Ahmar, (garant de l’assise tribale du parti Al-Islah) qui avait mis un terme à ses 33 ans de pouvoir, il a néanmoins fait ensuite le choix de les appuyer.
Contrer Al-Qaida sans braquer les sunnites
Si Abdel Malik Al-Houthi, le nouvel homme fort du pays, a pris le temps de condamner fermement la pratique française des caricatures, il s’est bien gardé d’assortir ses critiques de quelconques menaces de représailles. Dans la longue liste des reproches adressés aux présidents Saleh et Hadi, il a au contraire dénoncé avec insistance leur complaisance supposée pour les militants d’Al-Qaida5, accusant le président de transition de ne pas les avoir combattus avec la détermination souhaitée, les laissant notamment piller — selon lui — plusieurs banques du pays.
Après avoir longtemps réclamé, dans le contexte du débat constitutionnel entamé début 2014, une plus grande autonomie pour leur région d’implantation autour de la ville de Saada, qu’ils souhaitaient voir détachée de Sanaa et disposer d’un accès à la mer, les houthistes, en accusant soudain l’option fédérale de nourrir des risques de partition, ont explicité leur ambition de centraliser depuis Sanaa leur mainmise sur un pays dont ils contrôlent déjà une large partie des provinces.
Au terme d’un accord imposé le 21 janvier au président Hadi sous la pression des armes, ils ont d’abord tenté de masquer leur coup de force derrière une façade institutionnelle en affectant de laisser le processus constitutionnel se poursuivre. En maintenant formellement en activité Hadi, originaire du Sud-Yémen et donc sunnite d’origine, les houthistes espéraient manifestement masquer à la fois l’illégalité de leur arrivée au pouvoir et la composante sectaire de leur base politique. Ils pouvaient également espérer répondre au désaveu de la communauté internationale, manifesté par une condamnation du Conseil de sécurité votée dès le 20 janvier au soir.
Le 22 janvier au soir, la démission du président, sommé contre son gré de légiférer par décret, a eu pour conséquence que leur irruption à Sanaa a désormais de plus grandes chances d’être lue comme une simple mainmise armée des « chiites » sur le pays. Dès lors, le risque existe — que la communauté internationale devra évaluer prudemment — qu’une partie de la majorité sunnite (les deux tiers environ) en vienne, comme en Irak ou au Mali, à voir dans les djihadistes les plus radicaux la moins mauvaise garantie de leur survie politique.
Abd Al-Malik Al-Houthi, le « zaydite » « nordiste », s’est certes efforcé de gommer autant que faire se peut la composante sectaire et régionaliste de son assise politique. Dans une capitale dont il faut souligner qu’elle est loin de lui être totalement hostile, il s’est réclamé avec insistance des idéaux de la révolution de 2011 : distribution équitable du pouvoir, lutte contre la corruption, et surtout rétablissement de la sécurité et de l’ordre. Sur ce dernier terrain, la performance des milices houthistes est généralement reconnue par la population. Le leader houthiste a de même pris soin de faire, par dessus les clivages confessionnels, des clins d’œil appuyés aux revendications des divers courants du mouvement sudiste.
Est-il pour autant capable de protéger le pays de la spirale de la division sectaire ou même seulement régionaliste ? L’enjeu, qui est de taille, va dépendre de son savoir-faire mais également, en partie au moins, de la réaction de ses riches et puissants voisins : l’Arabie saoudite, les Émirats, le Koweit et bien sûr l’Iran.
Les monarchies arabes face au double péril « sunnite »
Un député iranien aurait déclaré, il y a quelques semaines, que Téhéran gouvernait désormais quatre capitales arabes : Bagdad, Beyrouth, Damas et Sanaa. Face à un processus qui entraînait d’abord l’affaiblissement des Frères musulmans, les voisins arabes sunnites ont semblé longtemps adopter une stratégie très prudente pour contrer la poussée de l’influence iranienne. La crainte saoudienne existentielle de ses opposants, qu’ils soient radicaux ou, pire encore, démocrates, a longtemps conduit Riyad à adopter au Yémen des stratégies très pragmatiques. La menace de ses opposants (sunnites) l’a manifestement emporté sur la vieille rivalité régionale avec ses challengers chiites. D’autant plus que, face au danger immédiat des djihadistes de l’Organisation de l’État islamique (OEI), Téhéran, promu depuis peu allié potentiel des États-Unis, ne joue plus dans la catégorie des ennemis absolus.
Le royaume d’Arabie saoudite semble ainsi n’avoir rien fait pour freiner la contre-révolution yéménite. Il pourrait même avoir joué en sous-main la carte des houthistes, dans la mesure où ces derniers lui permettent de contrer le triple danger des radicaux djihadistes, des salafis « quiétistes » de l’institut de Dammaj qu’il les a laissés démanteler manu militari, et des modérés de l’Islah.
Les Saoudiens pourraient bien ainsi s’être lancés, aux côtés des autres monarchies (sunnites) du Golfe (Émirats et Koweit notamment), dans une alliance improbable avec le « diable » chiite pour résister autant à la « menace démocratique » des Frères musulmans qu’à celle, djihadiste, de l’OEI. Les monarques sunnites au long cours et le roi Salman (qui ne devrait rien changer à la politique de son prédécesseur Abdallah), savent tous en effet que ce ne sont pas leurs communautés chiites respectives, par trop minoritaires, qui menacent leurs rêves d’immortalité politique.
C’est pour cette raison que les voisins arabes du Yémen pourraient tout à fait contempler passivement, si ce n’est soutenir — sous l’œil attentiste des États-Unis — la chute en cours de leurs anciens alliés « sunnites » du parti Al-Islah.
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1François Burgat et Eric Vallet, Le Yémen vers la République, CEFAS, Sanaa, 2014 (seconde édition augmentée).
2Laurent Bonnefoy, Franck, Mermier et Marine Poirier, (dir) Yémen, le tournant révolutionnaire, Karthala, Paris, 2012 ; Helene Lackner (ed) Why Yemen matters. A society in transition, Saqi Books, Londres, 2011.
3Laurent Bonnefoy, « Retour des chiites sur la scène yéménite », Le Monde diplomatique, novembre 2014.
4François Burgat, « Le Yémen après le 11 septembre 2001 : entre construction de l’État et rétrécissement du champ politique », Critique Internationale n° 32, juillet-septembre 2006.
5François Burgat, « Le Yémen en 2014 : le fédéralisme… contre les motos et les drones ? », hypotheses.org, 13 mars 2014.