Le Yémen, nouvelle frontière israélienne

Le conflit yéménite, débuté il y a plus de dix ans, ne cesse de se transformer. L’assassinat de ministres civils liés au mouvement houthiste illustre combien le Yémen est un nouveau front de la guerre sans fin menée par Israël dans la région. Cependant, le caractère illégal de cette escalade, autant que ses effets contre-productifs, ne semblent plus inquiéter personne.

Deux hommes en uniforme discutent devant une couronne de fleurs avec un portrait au centre.
Sanaa, le 1er septembre 2025. Cérémonie funéraire organisée pour les 12 dignitaires tués lors d’une attaque israélienne, dont le premier ministre houthi Ahmed Al-Rahawi, le 28 août 2025.
Mohammed Hamoud / ANADOLU / Anadolu via AFP

Le jeudi 28 août, à la suite de multiples menaces proférées ces derniers mois, une frappe aérienne israélienne décime le gouvernement nommé par les houthistes à Sanaa. Au moins douze dignitaires sont assassinés, notamment le premier ministre, Ahmed Al-Rahawi, le ministre des affaires étrangères, Jamal Ahmed Amer, et huit autres ministres. Le ministre de la défense, Mohammed Al-Atifi, est également annoncé comme blessé. Le bombardement d’une réunion de ministres constitue sans doute l’attaque israélienne la plus « réussie » à ce jour, alors que les bombardements israéliens frappent régulièrement le Yémen depuis plus d’une année.

En continuité des nombreuses attaques déjà menées contre les ports de la mer Rouge, les grandes centrales électriques et d’autres infrastructures civiles dont les avions de la compagnie aérienne Yemenia, cette frappe a visé directement et explicitement du personnel civil. Celui-ci était réuni pour évaluer « les activités et les performances du gouvernement au cours de l’année écoulée », en se concentrant sur ses tâches administratives et de gestion. Au Yémen comme au Liban et en Syrie, les assassinats ciblés sont au cœur de la stratégie militaire israélienne mais demeurent autant de violations du droit international. Ils sont susceptibles d’être qualifiés de crimes de guerre.

Nouvel armement

Le rythme des tirs de missiles houthistes contre Israël avait ralenti ces dernières semaines. En cause, les nombreuses frappes aériennes contre leurs installations militaires, menées à la fois par Israël et, plus tôt cette année, par les États-Unis durant les 52 jours de campagne de bombardements. La saisie, au cours de l’été, d’un certain nombre de cargaisons de matériel militaire à destination des houthistes — en provenance d’Iran ou de Chine — par les forces affiliées au gouvernement reconnu par la communauté internationale, a sans doute également joué un rôle.

Toutefois, les frappes houthistes contre le territoire israélien, en soutien aux Palestiniens, se poursuivent. Le 22 août, ils utilisent un missile avec des munitions à fragmentation — une escalade sans précédent. Ce nouvel armement est perçu comme une menace accrue par les Israéliens, en raison des risques durables de blessures et de morts causés par les sous-munitions dispersées. Certaines sont tombées près de l’aéroport de Tel-Aviv, initialement visé. Malgré une riposte israélienne rapide contre Sanaa deux jours plus tard, touchant en particulier une zone proche du palais présidentiel et une centrale électrique, la frappe contre les ministres prouve que les Israéliens entendaient manifestement intensifier leur réponse.

Un champ d’intervention de plus en plus large

Les assassinats de membres du gouvernement houthiste permettent à Israël de se vanter d’un nouvel « exploit » dans ses campagnes meurtrières et destructrices dans la région. Au-delà du génocide perpétré à Gaza, par la famine et les actions militaires, le champ d’intervention des Israéliens est de plus en plus large. Il est dorénavant à la mesure des logiques impériales qui guident son gouvernement d’extrême droite.

En contexte arabe, l’absence de réaction à ces assassinats constitue un signe supplémentaire de l’impuissance des États de la région face à Israël ou même, peut-être, de leur connivence. La mort des responsables civils houthistes n’a guère occasionné de condamnations par les gouvernements voisins. Hors des alliés de l’Iran, membres arabes d’un « axe de la résistance » bien affaibli, seul Ahmed Al-Khalili a diffusé ses condoléances. Le mufti d’Oman, figure devenue singulière au Proche-Orient du fait de ses déclarations incendiaires contre Israël, a rappelé l’engagement, décrit comme « héroïque », des ministres houthistes pour la Palestine.

En Europe et aux États-Unis, ces assassinats illégaux n’ont même pas été commentés par la presse. En février 2025, l’envoyé spécial de l’ONU pour le Yémen, le Suédois Hans Grundberg, avait réagi avec fermeté à l’arrestation, fin janvier, de huit employés onusiens par le régime houthiste. En revanche, le 31 août, il s’est contenté d’un commentaire prévisible et mesuré. Il a déclaré suivre

avec une grande inquiétude les développements récents au Yémen, où les zones contrôlées par Ansar Allah [nom officiel du mouvement houthiste] continuent de subir des frappes israéliennes après les attaques d’Ansar Allah contre Israël… Ces attaques doivent cesser.

Il a poursuivi en se déclarant « également profondément préoccupé par les morts et blessés civils lors des récentes attaques israéliennes ».

Face à une aussi grave ingérence israélienne, le silence assourdissant des dirigeants du gouvernement yéménite reconnu par la communauté internationale rend compte de leur probable satisfaction. Dans le même temps, il accroît leur discrédit, incapables qu’ils sont de défendre, y compris verbalement, le principe de la souveraineté yéménite. Fayçal Rajab, une personnalité respectée du Sud qui avait été emprisonnée pendant des années par les houthistes, a mis en garde sur les réseaux sociaux contre toute « réjouissance » face à ces événements. Il a souligné que « l’histoire retiendrait l’opprobre de ceux qui expriment de la joie face au ciblage de Yéménites » et que « l’agression contre tout Yéménite reste inacceptable malgré les différences politiques ».

La complicité des Émirats arabes unis

Malgré l’indifférence internationale, cette escalade s’inscrit dans des bouleversements régionaux significatifs qui méritent d’être éclairés. Ceux-ci sont liés en particulier au rôle que les Émirats arabes unis semblent y avoir joué. Les dirigeants à Abou Dhabi, mais aussi peut-être d’autres pays voisins, actent et participent probablement indirectement aux opérations israéliennes au Yémen.

Les réseaux et technologies d’espionnage israéliens n’ont pas réussi à pénétrer le mouvement houthiste — ses principaux dirigeants demeurent toujours hors d’atteinte —, comme ils l’ont clairement fait au Liban et en Iran. Mais des événements récents indiquent que l’étau se resserre. La qualité de l’information s’améliore comme l’illustre la dernière opération ainsi que l’attentat manqué contre Mohammed Abdel Karim Al-Ghamari, chef d’état-major des houthistes à Sanaa en juin 2025.

Les sources dorénavant mobilisées semblent aller au-delà d’un recours à la surveillance satellitaire et des communications. Elles incluent très probablement des informations de terrain récoltées par les adversaires de houthistes et transmises via les services de renseignement émiratis. Ceux-ci ont pu, à coup de prébendes, développer de solides réseaux depuis le déclenchement de la guerre en 2015. Tant et si bien qu’ils concurrencent dorénavant les Saoudiens, y compris par exemple parmi certains groupes salafistes.

Un gouvernement fantoche

Le succès opérationnel est aussi en trompe-l’œil. L’importance des figures visées dans l’appareil de l’État houthiste est moins grande que ce qu’annoncent les Israéliens. L’affirmation, le 28 août, du ministre israélien de la défense, Israël Katz, selon laquelle il aurait « porté un coup écrasant sans précédent au sommet de la direction politico-sécuritaire de l’organisation terroriste houthie », exagère l’importance et le rôle de ceux visés.

En effet, le gouvernement houthiste dit du « changement et de la Réconciliation » à Sanaa n’exerce pas la véritable autorité sur les 70 % de Yéménites vivant sous domination houthiste. Le pouvoir réel, civil, militaire et religieux, appartient à la branche idéologisée, à travers les proches du « leader de la révolution », Abdel Malik Al-Houthi. Il s’étend au petit Conseil politique suprême, dominé par l’organisation dite « Ansar Allah », nom officiel des houthistes. Le premier ministre et ses collègues ne sont guère plus que des commis. Leur autorité est limitée à la fois par les instructions d’Ansar Allah et par la présence, à tous les niveaux de l’administration, de « superviseurs » loyaux au clan Al-Houthi. Leur remplacement n’aura probablement aucun impact politique ou stratégique sur le régime houthiste. Le premier ministre Al-Rahawi était lui-même une « prise de guerre » : originaire du sud du pays — hors des zones contrôlées par les houthistes —, il appartenait à un parti politique autrefois hégémonique et devenu marginal.

Durcissement de l’emprise houthiste

La réaction immédiate des dirigeants houthistes a été prévisible. Une manifestation immense de soutien a été organisée à Sanaa le 29 août et les funérailles des douze dignitaires, trois jours plus tard, ont été l’occasion d’une démonstration de force. Le chef d’état-major a juré de se venger d’Israël et confirmé l’engagement de son mouvement en faveur de la Palestine.

Les attaques contre la navigation en mer Rouge ayant un lien avec Israël s’étaient espacées mais avaient gagné en efficacité. Après huit mois de calme, elles avaient repris, visant et coulant deux navires, et causant la mort de marins en juillet 2025. À la suite de l’assassinat des ministres, les attaques ont repris de nouveau. Le 1er septembre, un pétrolier a été visé au large des côtes saoudiennes. Une zone au-delà de l’aire habituelle des opérations houthistes en mer Rouge.

D’autres attaques sont à prévoir, perturbant le retour progressif à la normale du trafic maritime dans cette voie de navigation depuis l’accord surprise de cessez-le-feu de mai 2025 entre les houthistes et Donald Trump, signé grâce à l’entregent omanais. Sur le plan opérationnel, toute pénurie de munitions sophistiquées dans les rangs houthistes peut être compensée par le recours à des modes opératoires technologiquement plus simples, et notamment des bateaux drones.

Sur le plan interne, l’atmosphère de suspicion et de méfiance à Sanaa risque bien de s’intensifier, même parmi les dirigeants de premier et de second rang du mouvement. Le remplaçant du premier ministre assassiné est Mohammed Muftah, un dirigeant houthiste historique. Déjà sérieusement affecté par la diminution du soutien humanitaire et international, la crise bancaire et l’impact de la désignation américaine comme « organisation terroriste étrangère », le régime houthiste multiplie les représailles. Poursuivant ainsi sa politique d’arrestations de travailleurs humanitaires, le mouvement a procédé, le 31 août, à une série d’arrestations à Sanaa, dont 19 employés onusiens. Il les soupçonnait d’entretenir des relations directes avec des États étrangers. Les employés de l’ONU et d’ONG internationales arrêtés en juin 2024 et janvier 2025 sont restés en détention. Les rumeurs et espoirs d’une libération à l’occasion de l’anniversaire du Prophète fixé au 5 septembre ont été douchés par les attaques israéliennes. La séquence confirme combien, avant même leurs dirigeants, les premiers à souffrir de l’impact de la guerre et des bombardements, et du fait de voir dorénavant leur pays dans le viseur des Israéliens, restent les Yéménites ordinaires. Dans ces circonstances, il est difficile de trouver un motif d’optimisme.

Soutenez Orient XXI

Orient XXI est un média indépendant, en libre accès et sans publicité.
Vous pouvez nous soutenir en faisant un don défiscalisé.