Yémen. Taez, ville martyre et oubliée

La ville de Taez dans le sud-ouest du Yémen donne son nom au gouvernorat le plus peuplé du pays avec 4,5 millions d’habitants, dont plus de 500 000 dans la capitale régionale elle-même. Bien qu’elle soit le théâtre des combats acharnés cinq mois après les accords de cessez-le feu partiel signés à Stockholm en décembre 2018, elle semble oubliée.

Dans une rue de Taez (2015) champ de tir des snipers.
W. Al-Absi/CICR

La guerre au Yémen est souvent décrite comme un conflit oublié alors même qu’elle se trouve au cœur des préoccupations des grandes puissances internationales et régionales. Si la couverture médiatique et l’intérêt des diplomates pour le conflit ont été croissants, Taez semble occultée. Troisième ville du pays, une ligne de front la traverse avec d’un côté les houthistes et de l’autre leurs opposants, dont différents groupes et factions loyalistes appuyant le président Hadi. Celles-ci bénéficient du soutien de la coalition militaire arabe, à la tête de laquelle se trouvent deux pays particulièrement actifs sur la scène yéménite : l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. Avant même la création de cette coalition, la ville était déjà victime, début 2015, des incursions houthistes menées contre des manifestations pacifiques rejetant leur prise de pouvoir à Sanaa et leur déploiement vers le sud. Longtemps, les forces rebelles houthistes ont ainsi été stationnées au cœur de la ville.

Après quatre années d’âpres combats, Taez est sans doute la ville qui a subi le plus de destructions. Quelques vidéos filmées par des drones en sont le témoignage, rappelant les pires exemples syriens. Les bâtiments portent des impacts de balles, de mortiers ou d’obus donnant lieu à un spectacle qualifié de « lunaire » par les quelques journalistes étrangers qui s’y rendent. Les civils, largement opposés aux rebelles, sont les premières victimes des combats1, notamment des snipers, mais aussi des mines. Aucune organisation ne propose de données consolidées des victimes de la guerre. Une association yéménite récemment formée a toutefois tenté de proposer un bilan plus précis des victimes civiles. Il ressort de ce décompte que la part de Taez est immense. Sur un ensemble de 11 267 civils morts au Yémen depuis le déclenchement de la guerre, 3 796 civils l’ont été dans le gouvernorat de Taez, parmi lesquels 349 ont été victimes de mines antipersonnelles et 811 de tirs de snipers. Le nombre de blessés y est chiffré à 15 755 personnes2. Ici, les bombardements aériens de la coalition ne sont responsables que d’une partie limitée des dégâts.

En 2016, après avoir partiellement mis fin au siège imposé par les houthistes venus des hauts plateaux du nord, les habitants de la ville, appuyés par la coalition qui intervenait essentiellement par les airs, ont continué à subir le joug des groupes armés. En effet, les rebelles se sont retranchés sur les montagnes qui dominent Taez, bloquant les entrées par l’est et l’ouest. Seul l’accès vers le sud est demeuré libre jusqu’à aujourd’hui, conduisant vers Hujariyya puis Aden à travers les montagnes. Depuis quelques semaines, une reprise des combats laisse craindre une coupure de cet accès. Les houthistes se sont récemment repositionnés le long de la route vers le sud et ont repris du terrain dans la région de Dhalea.

Reprise de la vie culturelle

Au printemps 2018, le lancement par la Coalition de l’opération « Flèche d’or » sur la côte ouest, dans la plaine de la Tihama, a été stoppée aux portes de Hodeïda. Cette opération avait indirectement conduit à une relative accalmie à Taez ; les troupes étant, un temps, occupées sur d’autres fronts.

Dès lors, la dynamique enclenchée dans le centre-ville par le repli houthiste a pu s’étendre, donnant lieu à un semblant de normalisation. Les quartiers progressivement repassés sous le contrôle du gouvernement, épaulé par des autorités locales, ont connu une certaine embellie. Les efforts des organisations non gouvernementales ont été impressionnants et le versement des salaires de façon plus au moins régulière par l’État a changé la donne. Les étudiants pouvaient reprendre leur année universitaire dans les décombres des amphithéâtres saccagés. Les hôpitaux tentaient tant bien que mal de rester ouverts malgré la poursuite des attaques. Enfin, la vie culturelle a pu se réinventer, s’appuyant sur une certaine ardeur : des pièces de théâtre se jouent, les fêtes de l’Eïd ont donné lieu à un impressionnant défilé dans les jardins publics, une foire au livre a même été organisée malgré la récente radicalisation religieuse volontiers exagérée par les médias.

Car c’est un fait, la libération d’une large partie de Taez a aussi favorisé les rivalités internes au camp anti-houthiste. Des affrontements sanglants se sont multipliés entre les seigneurs de guerre, particulièrement entre ceux proches du parti Al-Islah, branche des Frères musulmans, et les salafistes. Sur le plan politique, la normalisation est encore impossible. Un nouveau gouverneur, Nabil Shamsan, nommé au mois de mars 2019 n’a toujours pas réussi à s’installer dans la ville. Depuis 2015, il est le quatrième à occuper ce poste. Les divergences au sein du camp anti-houthiste sont tellement vives qu’aucune personnalité ne semble en mesure d’obtenir un soutien suffisant pour remplir sa mission.

Des divisions au sein de la coalition

À Taez, les partis politiques ont longtemps rempli le vide laissé par un système tribal plus fragile qu’ailleurs au Yémen. Mais ils sont plus que jamais dépendants de leurs soutiens extérieurs. Le parti islamiste Al-Islah profite d’une base populaire sans doute aussi importante que celle du Congrès populaire général (CPG), parti fondé par l’ancien président Ali Abdallah Saleh auquel continue d’appartenir le président Hadi. Les partis nationalistes et de gauche ont depuis longtemps fait de Taez un fief privilégié, laissant un paysage partisan très morcelé. Ainsi, nombreuses sont les grandes figures des partis politiques originaires de Taez : Rashad Al-Alimi et Sultan Al-Barakani du CPG, Abdulmalek Al-Mikhlafi et Sultan Al-Atwani du parti nassérien ou Mohamad Qahtan du parti Al-Islah ont acquis un indéniable rayonnement au niveau national. Ces dirigeants ont toutefois laissé place aux combattants et au chaos.

La polarisation politique n’est pas sans effet. Une fois les houthistes éloignés du centre de la ville, Taez est progressivement devenu un terrain privilégié de la lutte fratricide qui se mène au sein du camp anti-houthiste. Les anciens frères d’armes se sont retournés les uns contre les autres et s’entretuent non seulement pour s’emparer d’une ville martyrisée, mais aussi dans le cadre de la rivalité qui se joue entre pays du Golfe. Les affrontements se sont multipliés au cours du printemps 2019, conduisant notamment à l’assassinat de l’officier de police Abdallah Al-Mikhlafi.

Le soutien apporté au parti Al-Islah par le Qatar est entré en confrontation avec les partis nationalistes et de gauche, notamment les nassériens, alignés sur les Émirats arabes unis, lesquels sont obsédés par leur lutte contre les Frères musulmans et contre le Qatar.

Face à ces tensions, les militaires se sont eux aussi localement inscrits dans cette polarisation. Les miliciens emmenés par Abou Al-Abass, figure locale salafiste, se sont ainsi rapprochés de la brigade no 35 de l’armée de terre, pourtant proche des nassériens et des socialistes. Le soutien émirati à ce groupe islamiste classé comme terroriste par le Conseil de coopération du Golfe (CCG) est embarrassant et illustre les limites de la politique menée par Abou Dhabi. Abou Al-Abbas et ses hommes sont aujourd’hui en position de faiblesse et ont dû organiser leur repli vers le sud de la ville. De leur côté, les unités de la brigade no 22 installées au cœur de Taez sont considérées comme loyales au parti Islah.

De fait, les Émiratis semblent craindre qu’après Mareb à l’est de Sanaa, la ville ne tombe entre les mains des islahi. Leurs calculs politiques à coup d’alliances contre nature ont largement participé à l’enlisement de la ville dans une violence qui dépasse les habitants, ainsi qu’à une économie de guerre problématique.

Une source importante de revenus

Si les « bavures » de la coalition arabe sont fréquemment dénoncées dans des médias internationaux qui demeurent globalement critiques de l’Arabie saoudite, d’autres formes de violence passent plus inaperçues. Les habitants de Taez ressentent chaque jour dans leur chair les effets de cette injustice. La focalisation sur les manquements de la coalition a ainsi autorisé les organisations internationales de se détourner du sort de Taez. Dès lors, la ville a cessé d’être un dossier prioritaire des démarches de pacification, mais aussi des campagnes militaires menées par la coalition.

Pour les houthistes cependant, la ville continue à occuper un rôle central, notamment parce qu’elle permet de contrôler des industries agroalimentaires. L’ex-gouverneur Ali Al-Mamari a ainsi déclaré qu’ils en retirent plus de 25 milliards de riyals par an3 , soit environ 8 % des recettes de l’État, hors pétrole, en temps de paix.

Sur le plan structurel, la guerre a transformé en profondeur les lignes de partage au sein du Yémen. La frontière d’avant 1990 entre les Yémen du Nord et du Sud est largement caduque. Pourtant, de nombreux Yéménites continuent de craindre les tentatives explicites de certains acteurs régionaux et des séparatistes sudistes de rediviser le pays, selon l’ancien tracé. Les combats à Taez brouillent les pistes. En effet, les Taezi sont du nord, mais opposés aux houthistes, tout en souffrant depuis quelques années d’une mauvaise image au sud. Ils se voient assimilés aux Frères musulmans, honnis par les soutiens émiratis des sudistes. De simples travailleurs et étudiants de Taez ont pu être chassés d’Aden, maltraités par la foule du fait de discours complotistes portés par les sécessionnistes.

La marginalisation stratégique de la ville engendre un fort mécontentement au sein de la population, ce qui facilite le recrutement de jeunes gens par les groupes islamistes ou autres groupes armés, ainsi que l’instrumentalisation par les pays voisins. Contre un salaire, de nombreux Taezi ont ainsi pu être mobilisés pour se battre dans le nord du pays dans les provinces d’Al-Jawf et de Saada, au nom de la défense de la frontière saoudienne.

Les groupes islamistes armés ne sont pas en reste et ont trouvé à Taez un terrain fertile pour s’implanter. Ils ont ainsi rompu avec l’histoire de la ville marquée par la participation au processus de modernisation par le biais des institutions étatiques. La prime dorénavant offerte à la violence a sans doute produit la décomposition de la société.

1Au Yémen, sur la ligne de front, « le taux de destruction est incroyable », France24, 6 août 2018.

2Human Rights Situation 2014- 2019, Yemeni Coalition for Monitoring Human Rights Violations.

3« ‟There are many devils”. A conversation with Governor of Taiz Ali al-Mamari », Sana’a Center for Strategic Studies, 4 novembre 2017.

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