Les discussions menées par les 565 représentants des partis et de la société civile, retranchés dans l’hôtel Mövenpick de Sanaa, avec l’appui des Nations unies, constituaient une étape essentielle du processus de transition. Dans un contexte de forte mobilisation révolutionnaire, cette conciliation avait été pensée dans le cadre de la médiation menée par les six monarchies du Conseil de coopération du Golfe (CCG) entre l’opposition et le pouvoir. Elle a mené au départ d’Ali Abdallah Saleh, en février 2012, après des mois de soulèvement populaire. L’avatar yéménite du « printemps arabe » s’est rapidement singularisé par son issue négociée, évitant, dans une certaine mesure, aux tenants de l’ancien régime de perdre la face.
Évoquer un « modèle yéménite » face aux difficultés que connaissent les autres transitions nées des mobilisations populaires de 2011 ne revient nullement à minimiser l’importance des défis structurels qui affectent la société. Le Yémen est bel et bien confronté à une grave crise économique et humanitaire et à une question sécuritaire lancinante qui sape son développement et ternit son image à l’étranger. Ceci étant dit, force est de reconnaître que l’option inclusive qui a été privilégiée via le dialogue national a, jusqu’à présent, (et contre toute attente) permis à une dynamique constructive de s’engager. Sans être une solution miraculeuse, la conférence de dialogue national offre au Yémen des raisons de ne pas désespérer.
Le cahier des charges de la conférence était particulièrement fourni et le calendrier resserré. Parallèlement à la question constitutionnelle, il s’agissait notamment de dépasser le moment révolutionnaire de 2011 qui avait donné lieu à une vive polarisation et à des épisodes de violence. Plus encore, l’ambition était de s’atteler au règlement de deux conflits meurtriers : la guerre de Saada dans le nord du pays contre la rébellion dite « houthiste » issue de la minorité chiite-zaydite, d’une part, et la poussée sécessionniste dans les régions du sud,d’autre part. Si chacun de ces conflits avait ses propres spécificités et s’inscrivait dans une histoire singulière (celle de la guerre civile des années 1960 pour le premier, celle de l’ex-Yémen du Sud socialiste pour le second), il n’en témoignait pas moins de tensions structurelles entre le centre (Sanaa), et ses différentes périphéries sous l’ère Saleh.
Il revenait donc aux 565 représentants d’imaginer un nouvel équilibre. Dans ce cadre, la participation d’une partie au moins des « houthistes » ainsi que des « sudistes » était primordiale. Elle devait permettre au jeu politique de prendre le pas sur la violence, même si, formellement, une partie de ces mouvements refusait toute idée de conciliation. Face au boycott, émanant en particulier de certains leaders sudistes, des gages de bonne volonté furent offerts. L’État yéménite présenta ainsi ses excuses aux populations de la région de Saada et du sud pour la répression et la violence. Plusieurs centaines de soldats sudistes qui avaient été limogés ont par ailleurs été réintégrés, leurs arriérés de soldes payés, répondant ainsi à une revendication ancienne.
Les discussions, au cours des ateliers thématiques, ont fait émerger quelques solutions ponctuelles (reconstruction des zones bombardées à Saada, apparition de quotas électoraux, représentation des populations noires marginalisées) qui semblaient d’autant plus crédibles qu’elles n’étaient pas imposées par le haut mais le fruit de longues tractations entre forces politiques. Plus significativement, un consensus a émergé entre partis politiques nationaux pour l’élaboration d’un État fédéral dont le découpage faisait toutefois encore l’objet de discussions tendues. Hors de la conférence, la solution fédérale était, dans le même temps, rejetée par toute une frange du mouvement sudiste qui exigeait la sécession complète.
Sans grande surprise, les six mois passés ont été émaillés de crises. Un représentant du nouveau parti salafiste, Al-Rashad, était ainsi suspendu quelques jours pour avoir dressé une liste de représentants qu’il accusait d’impiété. Le huis clos formé par les représentants dans un hôtel de luxe (suisse qui plus est et donc gage de neutralité) n’a jamais réellement déconnecté les débats d’une société que chacun s’accorde à reconnaître comme en crise. Il a permis, dans une certaine mesure, aux élites de se confronter directement les unes aux autres. En ce sens, le débat national pouvait être perçu comme le prolongement du moment révolutionnaire quand, sur la place du Changement, le sit-in voyait des groupes, pourtant perçus comme antagonistes, s’unir avec pour objectif la chute du régime.
Le projet d’intégrer dans le dialogue l’ensemble des acteurs de la scène politique, y compris les partisans de Saleh, était ambitieux. Dès le départ, les frustrations étaient présentes et le mode de désignation des représentants avait généré des tensions, en particulier parmi les jeunes militants qui s’estimaient sous-représentés. Par ailleurs, au fil des mois de débat, certaines questions ont été quelque peu négligées. Tel est le cas par exemple de la relation avec les États-Unis, en particulier l’acceptation par le nouveau pouvoir des assassinats de militants par les drones américains. La quête des différents partis d’une certaine respectabilité internationale, en particulier de la part de la branche yéménite des Frères musulmans, Al-Islah, a sans doute inhibé bien des critiques et maintenu la politique étrangère dans le « domaine réservé » du président Hadi. Chacun semblait en fait comprendre que ce dialogue national resterait lettre morte s’il n’était pas suivi d’un important engagement financier de la communauté internationale.
Il reste néanmoins que la conférence de dialogue national s’est révélée, sinon un succès, du moins un « modèle » ou un « standard » que les citoyens yéménites n’auront aucune raison de mépriser tant il incarne un volontarisme politique respectable. Certes, rien ne garantit que le résultat final sera à la hauteur des espoirs soulevés mais, à travers lui, les élites yéménites auront fait preuve d’une maturité insoupçonnée. Espérons maintenant que chacun saura poursuivre dans cette voie et que la communauté internationale, Arabie saoudite, États-Unis et Union européenne en tête, acceptera de prendre sa juste part. Pour ce faire, il importera notamment qu’elle comprenne que la politique des drones, outre le fait d’être criminelle, est également bien peu fonctionnelle et particulièrement déstabilisatrice.
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