
Lors de la création de la compagnie Yemen Airways en 1949, devenue en 1978 Yemenia Airways, Sanaa — où se trouvait son siège — était la capitale d’un Yémen du Nord encore monarchique. Le Yémen du Sud, avec Aden comme principale ville, était lui sous domination britannique, pas encore indépendant, et encore moins socialiste comme il le devint à compter de la fin des années 1960.
L’unification des deux entités Nord et Sud en 1990 et la naissance de la République du Yémen occasionnait la fusion progressive des administrations, des armées et des entreprises publiques. Le processus était mené non sans difficulté, comme en témoigne la guerre du printemps 1994 à l’issue de laquelle les sécessionnistes du Sud furent défaits par les partisans de l’unité, dominés par les élites du Nord. La compagnie aérienne du Sud, Al-Yamda, créée en 1971, fut graduellement incorporée dans la compagnie nationale Yemenia.
Fleuron d’un Yémen unifié
Dans les années 1990, aux yeux de bien des Yéménites, Yemenia traduisait de la manière la plus concrète et la plus fonctionnelle l’unification entre le Nord et le Sud. En reliant Aden et Sanaa, mais aussi des villes plus petites telles Taez, Hodeïda, Moukalla, Seyoun, Al-Ghaydah et l’île de Socotra, la compagnie incarnait, à travers ses avions et ses aéroports, la nation yéménite. Cette fonction politique avait d’autant plus de sens que les infrastructures routières étaient réduites, les trains inexistants et la géographie accidentée. Le transport aérien apportait ainsi une réelle valeur ajoutée dans les zones difficiles d’accès, telles que les étendues désertiques ou les hautes montagnes.
À la fin du siècle dernier, le service rendu par la vingtaine d’appareils détenus par la compagnie épousait les standards internationaux. Yemenia connaissait un semblant d’âge d’or. Ses vols permettaient à des mondes de se côtoyer le temps d’un voyage : juif yéménite se rendant à Amman et poursuivant discrètement sa route jusqu’à Jérusalem, bédouin s’étant à contrecœur débarrassé de sa kalachnikov pour pouvoir monter dans la carlingue et aller régler des affaires à la capitale, diplomate étrangère en mission, vieillard en quête de soins à l’hôpital, ou voyageur allemand en mal d’exotisme. Une trentaine de destinations étaient couvertes.
Parallèlement, les politiques de développement du tourisme pouvaient s’appuyer sur la compagnie aérienne pour valoriser l’histoire du pays, ses sites archéologiques fascinants et son patrimoine d’une grande richesse. Le potentiel du Yémen s’offrait aux yeux de toutes et tous, dans le pays comme à l’étranger. Les magazines bilingues, en papier glacé, diffusés dans les avions étaient alors parmi les seuls à proposer une telle vitrine. Ils symbolisaient une certaine fierté nationale, et incarnaient aussi un potentiel radieux : la technique, la modernité et la prospérité pour l’un des pays les plus pauvres du monde. Yemenia était une efficace courroie de transmission. Ses bureaux ouvraient dans les grandes capitales à des adresses prestigieuses, comme sur la très chic avenue de l’Opéra, à Paris.
À Sanaa, la tour Yemenia, certes modeste comparée à celles qui se construisaient dans le Golfe, inaugurait une nouvelle architecture, esquissant un semblant de skyline (panorama urbain) dont elle reste encore à ce jour le seul exemple. Mais la tour fut touchée par un incendie en juin 2001, prélude à une série d’obstacles pour la compagnie aérienne — parmi lesquels la guerre globale « contre le terrorisme », déclenchée après le 11 septembre 2001, qui ne fut rétrospectivement pas le plus déterminant.
Transit pour les Comoriens de Marseille
Au cours des années 1990 et 2000, le développement de la compagnie aérienne n’impliquait pas uniquement le Yémen : Yemenia était détenue à 49 % par le gouvernement saoudien, le reste appartenant à l’État yéménite. Malgré le contexte régional chahuté du début du nouveau millénaire, des investissements de la monarchie voisine via la Banque islamique de développement permirent l’achat de plus appareils et l’ouverture de nouvelles liaisons. L’euphorie alla jusqu’à la création, en 2008, d’une compagnie low cost, Arabia Felix, financée une fois de plus par des fonds saoudiens et dépendante de Yemenia. L’aéroport de Sanaa servait également de lieu de transit régulier, notamment pour les Comoriens résidant à Marseille et désireux de rejoindre leur pays d’origine. Une convention imposant la compagnie Yemenia pour cette desserte avait d’ailleurs été signée entre les gouvernements yéménite et comorien.
Mais le 30 juin 2009, le vol 626, reliant Sanaa à Moroni, s’écrasa. L’accident, attribué à une erreur de pilotage, fit 152 morts et entacha durablement la réputation de la compagnie. Celle-ci chuta dans les classements internationaux et subit de lourdes pertes financières. La catastrophe faisait suite à un autre incident survenu quelques mois plus tôt : l’atterrissage d’urgence d’un appareil à Khartoum, au Soudan. Les commandes de nouveaux appareils Airbus furent alors annulées. Le procès en appel, organisé à Paris en 2024 suite à la plainte de familles franco-comoriennes, aboutit à la condamnation définitive de Yemenia pour homicide involontaire.
Un enjeu de la guerre
À la fin de la décennie 2000, le contexte national n’était plus propice au développement de l’aérien. Tout retour de la compagnie à l’équilibre était devenu illusoire dans un contexte régional instable. Le « printemps yéménite » de 2011-2012 fit long feu et la guerre civile démarra à la suite du coup d’État des houthistes en septembre 2014 et à l’intervention de la coalition militaire emmenée par l’Arabie saoudite en mars 2015.
Rapidement, Yemenia devint pour les belligérants un objet de convoitise. La compagnie aérienne symbolisait l’État et sa (relative) souveraineté, au moment où chacune des parties cherchait à s’ériger en défenseur de l’intérêt national. Les houthistes, groupe rebelle qui contrôlait Sanaa, avaient alors à cœur de démontrer leur sens des responsabilités, laissant d’abord Yemenia opérer de façon indépendante. Mais la compagnie finit aussi par leur échapper totalement du fait de la fermeture de l’aéroport de Sanaa, devenue pérenne en août 2016 suite à une décision des Saoudiens et des bombardements successifs des installations. Dès lors, pour les habitants du nord du pays et de la capitale, l’aspiration à la reprise des vols depuis Sanaa devenait un enjeu primordial.
Yemenia opérait alors seulement depuis les zones sous le contrôle des adversaires des houthistes — Aden et la province orientale du Hadramaout —, mais gardait une partie de ses services administratifs et financiers à Sanaa. L’armée saoudienne et les assurances interdisaient en outre à ses avions de stationner sur le territoire yéménite, y compris pour une nuit, induisant des coûts de parking élevés dans les aéroports de la région, en particulier à Amman.
En décembre 2020, l’attaque vraisemblablement menée par les houthistes contre l’aéroport d’Aden, au moment où les membres du gouvernement débarquaient d’un vol Yemenia, fit 28 morts, parmi lesquels des officiels, mais n’endommagea pas l’appareil. Face à une crise persistante, la compagnie apparaissait désormais comme une coquille vide. Elle avait cédé une partie de sa flotte, voyait les coûts d’assurance exploser et réduisait à l’extrême ses activités, tout en continuant à être un lien indispensable avec le monde extérieur.
En temps de guerre, Yemenia était aussi un enjeu financier. Elle représentait une source de liquidités pour les belligérants. Les scandales de corruption depuis 2015 avaient déjà fragilisé l’assise du président Abd Rabbo Mansour Hadi, remplacé en 2022 à la tête de l’État reconnu par la communauté internationale par un Conseil présidentiel. Son fils Jalal était ainsi notoirement lié à des contrats exorbitants de fourniture de carburant à Yemenia. Du fait d’une offre limitée et de beaucoup de demandes, les prix des billets étaient eux-mêmes très élevés. Cela suscitait le mécontentement des passagers, également confrontés à des retards, des annulations et un service dégradé. Les incidents de sécurité se multipliaient : en 2019, des pneus avaient éclaté à l’atterrissage d’un appareil au Caire. Un an plus tard, un moteur s’était éteint en plein vol.
Rêves de paix
Face aux difficultés de Yemenia, des pans du territoire et des parts de marché lui échappaient. Des petits concurrents étrangers assuraient par exemple des liaisons entre Aden et Djibouti. L’île de Socotra, objet des appétits touristiques et stratégiques des Émirats arabes unis, était reliée directement à Abou Dhabi par la compagnie émiratie Air Arabia.
Après de rudes négociations entre houthistes et Saoudiens, la reprise des vols Yemenia depuis et vers Sanaa en mai 2022 offrit un bol d’air aux habitants du Nord. La période coïncidait de plus avec la fin des bombardements saoudiens. Les perspectives de paix permettaient par exemple à certains exilés de retrouver Sanaa, et à Yemenia de continuer à incarner le rêve d’une société unifiée. Les liaisons régulières vers Amman depuis la capitale après six années d’interruption actaient ainsi une forme de normalisation.
Les houthistes firent toutefois pression pour obtenir davantage de lignes. Ils exercèrent un contrôle accru sur les comptes de la compagnie et se saisissèrent d’avions pour les clouer au sol à Sanaa. En 2023, quatre appareils furent ainsi bloqués à la demande des houthistes qui refusaient de voir les capitaux de Yemenia transférés de Sanaa à Aden. L’organisation d’une quarantaine de vols exceptionnels de Sanaa vers Djeddah pour le pèlerinage auquel participèrent, en juin 2024, des dirigeants houthistes démontrait malgré tout qu’un apaisement était possible. Il montrait également que l’engagement armé des rebelles en mer Rouge en soutien à Gaza débuté six mois plus tôt n’avait pas encore produit son plein effet.
Bombardements israéliens et sanctions de Washington
Graduellement, les attaques étatsuniennes et israéliennes contre les houthistes plongèrent Yemenia dans une crise qui menaçait plus que jamais son existence. Les bombardements contre les infrastructures civiles, en vue d’affaiblir les capacités militaires des rebelles yéménites, frappèrent à plusieurs reprises l’aéroport de Sanaa, mais aussi celui de Hodeïda. Le 26 décembre 2024, les frappes israéliennes visaient le tarmac au moment de l’embarquement de fonctionnaires de l’ONU ainsi que du directeur général de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), Tedros Adhanom Ghebreyesus.
Le 6 mai 2025, deux Airbus A320 et un A330, stationnés à vide, furent détruits par les Israéliens sur le tarmac de l’aéroport de Sanaa. Le 28 mai, un autre A320 fut bombardé dans des conditions similaires, cette fois juste avant l’embarquement de pèlerins à destination de La Mecque. Ces derniers, vêtus de l’ihram, la tenue blanche du pèlerinage, se filmaient alors en train de danser, en signe de défi à l’ennemi israélien. La vidéo fut ensuite diffusée sur les réseaux sociaux.
Cette audace ne saurait toutefois masquer les quelque 500 millions de dollars (428 millions d’euros) de pertes sèches enregistrées par la compagnie du fait de ces destructions. En outre, les sanctions étatsuniennes imposées par le président Donald Trump en janvier 2025 contre le mouvement rebelle exigeaient notamment que la compagnie aérienne bascule vers un système bancaire échappant au contrôle des houthistes.
Aujourd’hui, il ne subsiste de Yemenia Airways que quatre appareils, une entreprise fragmentée, des passagers sans échappatoire : une parfaite allégorie d’un Yémen à genoux.
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