Il est des termes qui, pour des logiques complexes et des orientations idéologiques, entrent dans les radars de plusieurs communautés savantes à la fois. Raison qui a poussé, très tôt, les cercles du savoir islamique à traiter avec la plus grande attention la question de la terminologie. Sans son concours, le risque de l’amalgame devient grand et n’importe qui est alors en mesure de dire n’importe quoi.
À la lumière de cette règle d’or, lorsqu’on emploie par exemple le mot « sunna » (tradition prophétique), il convient de faire preuve de vigilance quant à sa définition, selon qu’elle a été forgée par les lexicographes, les juristes, les traditionnistes, les fondamentalistes , c’est-à-dire les spécialistes des fondements du droit (usūl al-fiqh), les théologiens, c’est-à-dire les tenants du kalam, etc. Une règle demeurée valable dans le monde universitaire occidental, faisant qu’un même mot peut se voir défini diversement selon que l’approche est épistémologique, philosophique, sociologique, politique ou géopolitique. Le terme « islamisme » ne fait pas exception à ce schéma, d’autant qu’il est apparu tardivement au sein d’un espace non arabophone et dans un contexte géopolitique complexe. Des réalités qui expliquent pourquoi, tout en étant extrêmement galvaudé, il demeure départagé et saturé d’amalgames.
Islamisme versus islam
Historiquement, « islamisme » continue à faire couler beaucoup d’encre. En France, le mot apparait pour la première fois dans la Bibliothèque orientale de Barthélémy d’Herbelot en 1695. Son usage désigne alors la religion des musulmans, par analogie avec les termes « christianisme » et « judaïsme ». Longtemps la référence absolue, il dépérit au cours du XIXe siècle, l’école orientaliste lui préférant le vocable « islam », davantage en usage dans le monde musulman. C’est vers la fin des années 1970, qu’« islamisme » se distingue d’« islam », par exemple sous la plume de Jean-François Clément qui, en 1980, publie dans la revue Esprit un article intitulé : « Pour une compréhension des mouvements islamistes ». Aussitôt, plusieurs de ses étudiants, soucieux de cette distinction, réservent « islam » à la religion et « islamisme » à l’idéologie, terme qu’ils s’attèlent à rendre chaque jour plus populaire à la faveur de leurs nombreux travaux.
« Faire de la politique au nom de la religion »
Si ce terme refait surface vers la fin des années 1970, c’est justement parce que cette date coïncide avec un évènement de taille : la révolution iranienne. Une révolution fondée sur le concept singulier du « tutorat du juriste » (wilāyat al-faqīh), abolissant toute frontière entre les domaines politique et religieux.
Néanmoins, avec le développement de nombreux mouvements politiques revendiquant l’islam comme fondement, ce terme ne put se soustraire à nombre de débordements d’ordre sémantique. Ainsi, selon les outils d’analyse, les points de vue, les orientations idéologiques, les intérêts et les conflits d’intérêts, on l’associe à nombre d’épithètes et de préfixes pour le noyer chaque jour davantage dans le flou. Dépourvu de cet arsenal, le mot serait presque indéchiffrable, ce qui explique le concours précieux de liants externes qui permettent de le présenter selon des angles restreints en accolant au terme « islam » lui-même les qualificatifs de « politique », « radical », « violent », ou « extrémiste ». Or, loin d’éclairer une réalité complexe, cette batterie d’extensions ne fait qu’ajouter de la confusion à la confusion, si bien que peu à peu la notion devient hermétique, appelant, via d’autres chemins, son cortège d’interprètes autorisés.
Cette dilution du mot dans des épithètes est d’autant plus critiquée qu’elle est, dans bien des cas, entretenue par des considérations purement politiques elles-mêmes, amplifiées par de nombreux médias idéologiquement orientés. Ainsi, faute de pouvoir en proposer une définition stable, la majorité des acteurs se hasardent à brosser de l’islamisme un tableau le plus souvent contrasté. Pour les uns, il s’agirait d’un mouvement qui tente d’affranchir les siens des despotismes locaux ; pour les autres une idéologie subversive qui ambitionne de ressusciter le califat et d’islamiser le monde. En bref, une opportunité à saisir pour les uns, un péril animé par le désir de miner les démocraties pour les autres.
C’est l’expression « islam politique », avancé comme opprobre et donc dans un but de dénonciation, qui respecte le contenu idéologique du terme « islamisme ». Mais si l’adjonction du qualificatif « politique » valait condamnation définitive, il faudrait en faire de même pour le christianisme, ce qui revient à mélanger toute une gamme de courants allant des plus progressistes aux plus conservateurs. En risquant une définition essentialiste, on prétendrait alors que l’islamisme serait un mouvement qui tente de faire de la politique au nom de la religion. On se heurterait aussitôt au barrage méthodologique qui invaliderait l’idée d’abriter sous le même étendard toute une armada de mouvements considérés comme « islamistes » sans considération aucune pour leurs réalités historiques, politiques, sociologiques, idéologiques, conceptuelles, voire dans certains cas géopolitiques. Les anachronismes et l’écrasement des géographies, des identités et des cultures ont aussi contribué à nourrir les confusions.
Il n’y a pas de définition unique
C’est ainsi qu’à défaut d’un champ sémantique qui précise ses limites, le terme « islamisme » a été progressivement assimilé, de façon implicite ou explicite, à la représentation du « mauvais musulman ». Il se voit confondre intégralement — ou presque — avec l’islam, surtout en France où l’expression publique et politique d’une religion entraîne immédiatement la suspicion, alors que des penseurs musulmans ont rappelé dès les années 1990 la nécessité de la distinction.
Le terme « islamisme » recouvre des réalités hétérogènes. C’est pourquoi sa définition exige de préciser ce qu’il a désigné ou désigne, d’en établir les généalogies, d’en déterminer les contextes d’émergence et de situer leurs espaces ainsi que leur chronologie. Une mission presque impossible au regard d’autres qualificatifs tout aussi flous et qui lui collent à la peau : salafisme, frérisme, fondamentalisme, sourourisme, qotbisme, intégrisme, extrémisme, radicalisme, takfirisme, djihadisme. Des vocables qui abritent des réalités distinctes les unes des autres, mais que l’on ne soucie jamais de brandir à tout va sans la moindre considération méthodologique.
L’islamisme pose la question de savoir si, par rapport à l’islam comme religion et comme civilisation, il est une idéologie endogène ou exogène. Est-il la manifestation de la pensée politique de l’islam, en réaction au choix des pays musulmans depuis l’extinction du califat de distinguer ce qui est du domaine du politique de ce qui est du domaine du religieux ? Est-il le reflet d’une remise en cause de l’autorité religieuse historique contre laquelle il tente d’imposer la sienne propre ?
Le définir, ou plutôt le proposer comme un prisme analytique implique la mise en place d’une méthodologie globale conjuguant des paradigmes pluriels : historique, sociologique, idéologique, théologique, politique, géopolitique, de même qu’épistémologique. Sans eux, le risque de se perdre dans son propre brouillard deviendrait inévitable. On l’aura compris, l’écueil est ici à l’image du lit de Procuste, qui conduit soit à couper tout ce qui dépasse, soit à étirer ce qui ne remplit pas tout l’espace...
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