Mots d’islam

Kalam

En islam, la théologie — traditionnellement ᶜilm al-kalām : « discours rationnel », sous-entendu « sur Dieu »1 — était originellement coranique avant de subir toute une série d’interprétations. Son but est double : faire connaître Allah auprès de la jeune communauté primitive des croyants et triompher des concepts cultuels jugés infondés, cultivés du temps de la jāhiliyya, (état d’ignorance et d’incivilité) qui caractérise la période antéislamique marquée par le paganisme et l’absence d’un guide spirituel. La période mecquoise de la vulgate l’affiche clairement. On y apprend, le long de ses 86 sourates, qu’Allah, Seigneur des deux Mondes, est créateur de tout et de tous. Qu’Il est l’Unique, l’Omniscient, l’Omnipotent, l’Atemporel, et que par conséquent, Il est le Seul digne d’être adoré et craint.

Enchevêtrée dans la dimension dogmatique, la théologie — coranique avant de devenir islamique — entendait apporter une preuve rationnelle de l’existence d’Allah et de l’inexistence de toute prétendue divinité en dehors de lui. Elle soutient, en filigrane, la profession de foi islamique : « Il n’y a de dieu [ilah] en dehors de Dieu [Allah] ». Et dans ce sens, elle privilégie l’approche factuelle, l’analyse comparative et l’esprit critique autour d’une nouvelle architecture de pensée fondée sur une méthodologie rationnelle. Cette approche, contrastive et polémique, a été un passage obligé pour introduire des idées fortes capables d’invalider celles en cours, avec l’objectif final de les supplanter définitivement. Fondée sur une logique dépourvue de moyens de défense intellectuelle en mesure d’interagir, la théologie de la jāhiliyya était donc naturellement condamnée à dépérir.

Cependant, cette stratégie soutenue par un discours raisonné ne pouvait que porter ses fruits au regard du public qu’elle ciblait. La majorité des Arabes, à l’époque de la jāhiliyya, étaient analphabètes et les quelques « lettrés » connus étaient peu rompus aux subtilités de la lettre et de son esprit. Considérée muette, cette société n’était pas encore exercée à la manipulation d’armes telles que la dialectique, le contre-argumentaire et autres réfutations admises par les cercles du savoir. Cette situation affrontera de grands bouleversements après la naissance de l’empire musulman et son expansion subite et démesurée, remuant un océan jusque-là inconnu d’idéologies, de discours et de contre-discours.

De la théologie coranique à la théologie islamique

Territorialement parlant, l’islam a grandi trop vite, ce qui n’a pas manqué d’ébranler ses premiers fondements politiques, encore trop fragiles. Très tôt, une profonde rupture dans ses premiers rangs provoqua la naissance de nouveaux courants idéologiques par-delà les conflits militaires ou politiques. Le kharidjisme en fut la première expression, qui tenta de développer une nouvelle théologie fondée sur une interprétation non conventionnelle des Textes. Ce mouvement fut de façon involontaire l’initiateur d’une discipline inédite dans le droit islamique encore embryonnaire : al-siyāsa al-sharᶜiyya, « la jurisprudence politique ». Mais également, de plusieurs autres disciplines spécialisées : le kalām2 et l’histoire des hérésies (l’hérésiographie).

Pour la première fois dans l’histoire de l’islam, la théologie coranique venait de subir une modification majeure. D’une dimension macro, tournée vers l’Autre, à savoir le culte non islamique, elle se tournait vers elle-même en se focalisant sur la dimension micro, à savoir l’interprétation de son propre schéma de pensée. Cette première brèche a permis le développement de plusieurs approches théologiques portées par des courants idéologiques en perpétuelle mutation jusqu’à nos jours. Cependant, chaque nouvelle génération d’idéologues se développait, naturellement, sous la contrainte des réalités propres à son temps et à son terrain. Des facteurs à chaque fois doubles : d’une part, en profitant de la « porosité » de la pensée théologique coranique ; de l’autre, en s’obligeant à répondre aux charges des mouvements idéologiques existants ou en devenir.

Les grandes questions débattues par la théologie islamique sont les suivantes : prééminence de la rationalité, aspect créé ou incréé du Coran, caractère allégorique du Texte, temporalité de l’univers, nature de l’essence divine, résurrection des corps, etc. Les grands courants — mais également les autres mouvements qui se sont implantés successivement — ont développé un arsenal idéologique en se basant sur la réalité décrite précédemment. Parmi eux, les qadarites, ainsi nommés parce qu’ils repoussaient l’idée de prédestination, en arabe qadar ; les mutazilites, dont le nom vient de ce qu’ils étaient considérés comme s’écartant — muᶜtazila — de la voie commune, mettent l’accent sur l’adéquation parfaite entre foi et raison ; les acharites, qui tiennent leur nom d’Abou Moussa Al-Achari, se prononcent pour le libre-arbitre et défendent contre les mutazilites l’idée que le Coran est incréé ; et les matouridites enfin, qui doivent leur nom à Abou Al-Mansour Al-Matoudiri, ne se distinguent des acharites que sur des questions essentiellement méthodologiques. Une dynamique inconsciente, devenue le moteur de toute la pensée théologique islamique dans sa grande diversité, réformatrice, en réalité de la pensée-mère mutazilite. Contrairement à une idée reçue en effet, la pensée acharite (al-ashᶜariyya) prédominante dans l’islam a pour base la pensée mutazilite (al-iᶜtizāl) : elle n’est pas, à proprement parler, une contre-réforme, mais plutôt un développement recentré, rajusté, qui s’appuie sur les mêmes fondements.

Cela dit, bien qu’étant officiellement d’ordre théologique, les soubassements du kalām étaient avant tout d’ordre politique. Néanmoins, derrière chaque schéma de pensée, tout prétendument théologique qu’il soit, des réalités « tangibles » se manifestent pour cadrer et orienter la pensée de la majorité, car c’est bien d’elle qu’il fut toujours et encore question. Le contrôle de la majorité implique le contrôle de sa pensée, la pensée théologique en tête.

Rôle du politique

Ce mariage « involontaire » entre politique et théologique ou, de façon plus explicite, entre le cercle du pouvoir et le cercle du savoir, sera donc à l’origine du développement de la pensée théologique en islam. Certes, les théologiens sont toujours présentés en tant qu’acteurs et protecteurs de cette pensée, cependant la rencontre entre ces deux « forces » : « céleste » et « terrestre » en est surtout le fruit. La promotion de la pensée mutazilite à l’époque du calife Al-Mamoun (calife abbasside de 813 à 833), notamment sur les questions d’ordre théologique, en est une preuve matérielle indiscutable. Et si la pensée acharite a réussi à mettre fin à la pensée mutazilite avec Al-Moutawakil (calife abbasside de 847 à 861), c’est parce qu’elle était également portée par le pouvoir.

La théologie est donc une arme soigneusement entretenue par les cercles du savoir au profit de leur protecteurs — ou détracteurs selon les cas —, les cercles du pouvoir. Et c’est sous cet aspect de la question qu’on rencontre la majorité des débats théologiques menés par les plus grands noms du monde intellectuel musulman. Une activité qui gagna en considération au temps des Seldjoukides, du grand vizir Nizam Al-Moulk (mort en 1092) précisément. À travers des medersas (écoles) de niveau académique généreusement financées, la théologie devient alors la voix officielle par laquelle l’empire exprime sa volonté politique et impose ses choix dogmatiques.

Les écoles seldjoukides affrontèrent, dans un combat à mort, la propagande théologique fatimide3. Et sur un autre registre, le champion de l’orthodoxie, Al-Ghazali (mort en 1111), s’attela à déconstruire la pensée de l’école de la falsafa4. Il s’agissait en d’autres termes de combattre le retour sur la scène intellectuelle de la pensée philosophique grecque, inspiratrice de la pensée mutazilite jugée hétérodoxe et qui ne pouvait laisser indifférents les protecteurs de la pensée acharite. Le champ des possibles (le doute) admis par la falsafa mettait en grand péril la « conviction » prônée par les acharites. Le combat, fondé sur une approche purement rationnelle, fut remporté par l’acteur le plus proche du pouvoir, acharite en l’occurrence. La « raison » de ce dernier, fondée sur d’autres paradigmes, ne pouvait que trancher en faveur de ce qu’elle nomme « l’intérêt général », c’est-à-dire le sien.

Ce champ de questions théologico-philosophiques a été marqué aux époques hellénique et byzantine par des siècles de discours rationnel sur le divin ou, de façon plus explicite, sur le rapport entre raison et foi. Un rapport nourri d’une approche conflictuelle, à mi-chemin entre opposition et convergence, entre philosophie néoplatonicienne et théologie chrétienne. Ce débat qui a occupé pendant quatre bons siècles la pensée musulmane a refait irruption à partir de la fin du XIIe et massivement au XIIIe siècle dans la pensée chrétienne, au cœur de l’université de Paris, jouant, dans ce séisme intellectuel, un rôle d’épicentre latin.

Un combat d’idées toujours renaissant

L’ingérence du pouvoir politique dans les questions théologiques n’est pas sans conséquences. Elle a commencé par l’asservissement « financier » de ces cercles savants et par conséquent de leur pensée, orientant tout développement intellectuel ou conscience morale. Mais s’agissant d’un combat des idées politiques sous couvert de pensée théologique, cette dernière s’émancipe dans un cadre rationnel, exigeant et perfectible. Une exigence perfectionnée dans un espace qui maîtrise les outils de l’ijtihād, « effort d’interprétation », des Textes et se repose sur eux. Sans l’apport indispensable du politique, il ne peut être question de théologie. Sans théologie, il ne peut y avoir de religion et sans religion, il ne peut y avoir de pouvoir en islam. Un cercle vicieux qui n’a rien de nouveau ni de surprenant, tant il prédomine dans les autres espaces existants — qu’ils soient de nature cultuelle ou purement intellectuelle.

La théologie islamique tente de raisonner, selon des méthodologies assujetties aux sensibilités politiques et convictionnelles de ses porteurs/protecteurs, le bien-fondé de ses orientations idéologiques. Ce combat des idées refait surface à chaque fois que l’islam est en proie à ses conflits internes, mâtinés de contradictions et de remises en question. Néanmoins si le but inavoué de la théologie islamique est de rassurer et discipliner la majorité par le canal d’une doxa forgée de la main invisible du pouvoir et dictée par les contraintes de l’actualité, elle est vite déstabilisée lorsqu’elle se laisse surprendre par de nouveaux schémas de pensée. Condamnée à une perpétuelle régénérescence, elle est naturellement contrainte de mener tous les combats « des idées » pour se maintenir dans la course. Une dynamique imposée par l’ordre des choses qu’elle tente de rationaliser, bien que parfaitement consciente qu’il la surpasse à des niveaux dont elle ne soupçonne même pas l’existence.

Mais bien qu’organiquement « divine », la théologie islamique reste donc avant tout une affaire de réflexion et d’interprétation, donc assujettie à la perfectibilité. Une nuance qui lui vaut, de temps en temps, d’être remise au goût du jour — pour ne pas dire en cause — par le biais de mouvements idéologiques nouveaux ou « ressuscités ». C’est le cas du salafisme (wahhabisme des oulémas saoudiens), et de l’islamisme (mouvance des Frères musulmans), qui tentent, chacun, d’ouvrir de nouvelles brèches d’interprétation afin de justifier leurs actes et se justifier devant l’oumma (communauté musulmane). C’est également le cas des coranistes, qui prônent une lecture littéraliste stricte du texte coranique, remettant en cause l’ensemble du corpus théologico-juridique. Et à cet effet, ils s’acharnent à brandir l’étendard de la raison, avec la volonté ferme de faire tomber celui de la tradition, démunie, à leur sens, de toute rationalité. Un exercice bien plus ancien en réalité qu’ils ne le prétendent, et qui a fait couler beaucoup d’encre. N’empêche qu’il a le mérite de maintenir vivace la pensée critique, en lui offrant la possibilité de perdurer… encore un peu.

Bibliographie
➞ Josef van Ess, Prémices de la théologie musulmane, Albin Michel, 2002.
➞ Geneviève Gobillot, « La démonstration de l’existence de Dieu comme élément du caractère sacré d’un texte. De l’hellénisme tardif au Coran », dans Al Kitab. La sacralité du texte dans le monde de l’islam, Louvain‐la‐Neuve, De Smet, Callatay et Van Reeth, 2004 ; p. 102-42 ;
➞ Miqdad Mansiya, Ilm al-kalam wa al-falsafa [Théologie islamique et falsafa], Tunis, Dar al-Janub, 1995.
➞ Alain de Libera, Penser au Moyen Âge, Seuil, Coll. « Sciences humaines », 1991.

1Ibn Sina a utilisé, pour sa part, un terme qui se rapproche du grec theologia, littéralement « discours sur Dieu », mais c’est plutôt pour désigner ce que l’on nomme métaphysique.

2Cette discipline traite des questions théologiques islamiques sur fond de pensée philosophique grecque. Cependant, si elle fut appelée à en user, c’est également avec le but de développer son propre discours avant de critiquer les pensées philosophiques grecques qui lui semblaient incompatibles avec la pensée islamique.

3les Fatimides sont chiites.

4Emprunt au grec philosophia, se distingue de la philosophie grecque et hellénistique par le fait d’avoir développé ses propres discours, argumentaires et aspects plutôt « islamiques », qui lui ont accordé une certaine indépendance vis-à-vis de celle-ci, lui offrant ainsi une généalogie mais pas une homologie.

Soutenez Orient XXI

Orient XXI est un média gratuit et sans publicité.
Vous pouvez nous soutenir en faisant un don défiscalisé.