En islam, c’est la charia (la Loi) qui régit la vie du musulman, parfois jusque dans les menus détails de son quotidien. Se fondant sur le texte coranique, elle en épouse le caractère parfois hermétique qui exige, à des fins d’interprétation, un apport illustratif externe. Cet « éclairage » apporté aux premières heures de l’islam était l’exclusivité de l’homme du Coran. Seul le Prophète « savait » et donc lui seul pouvait se prononcer sur toutes ces questions qui composent le corps abstrait de la religion.
À l’extinction du fondateur de l’islam, ses fidèles compagnons prirent le relais en léguant, le plus fidèlement possible, son précieux enseignement. Ces nouveaux instructeurs façonnèrent le premier noyau de juristes qui allaient se charger de transmettre le savoir juridique aux générations futures. Installés au Hedjaz, en Irak, en Syrie, en Perse, en Égypte et jusqu’en Ifriqiyya1, ils constituèrent les premiers madhāhib (sing. madhhab), écoles (juridiques), qui concoururent à l’éclosion, bien plus tard, des écoles actuelles connues2.
Quatre de ces écoles sont officiellement reconnues de nos jours3 : hanafite, malikite, chafiite et hanbalite. Une dizaine d’autres ont disparu en même temps que leurs concepteurs ; elles ne sont jamais parvenues à se maintenir sur l’échiquier de la jurisprudence islamique4. Deux raisons majeures en sont la cause. D’une part, la majorité des fondateurs se souciaient peu de perpétuer leurs enseignements en les fixant par écrit, ni à leur assurer une transmission de qualité grâce au concours de précieux disciples. De l’autre, les cercles du pouvoir de l’époque n’avaient pas encore pris conscience du profit qu’il était possible d’en tirer si utilisé à bon escient.
L’école hanafite
Le fondateur de la première école porte le nom d’Abou Hanifa (mort en 767). D’origine perse, il était le digne héritier d’un long répertoire de « sachants » parmi les plus remarquables de leur génération, et le porte-drapeau de l’école dite interprétative, du fait qu’elle se fonde sur une interprétation (al-rā’y) ou approche raisonnée qui interpelle les textes fondateurs (Coran et Hadith) à travers des outils additionnels : l’analogie, le consensus, l’appréciation et les coutumes. Ce brillant esprit s’éteignit dans les geôles du calife abbasside Abou Jafar Al-Manṣour (m. 775). Un regrettable accident que ce dernier s’empressa de couvrir en invitant deux des disciples du juriste à sauvegarder le patrimoine intellectuel du maître : Abou Youssouf (m. 795) et Mohamed Al-Shaybani (m. 805).
Fort de l’appui du calife, les héritiers d’Abou Hanifa, nommés au poste prestigieux de qādhī al-qudhāt (« juge suprême ») en profitèrent pour n’admettre au sein du cercle restreint de la magistrature que les personnes acquises à la pensée de l’école rationaliste5. Le hanafisme, porté au plus haut niveau de l’appareil de l’État, se développa promptement dans plusieurs régions du Dar Al-Islam. Plus tard, avec l’avènement de l’empire ottoman (1299-1923), les locataires de la Sublime Porte, en décidant de faire de ce madhhab la voie officielle de l’empire, lui accordèrent un avantage substantiel sur l’ensemble des autres écoles. En adoptant le hanafisme à son tour quelques siècles plus tard, le fondateur de l’empire moghol (1526-1858) permit à cette vieille école de s’enraciner davantage en Asie centrale et mineure. Ces étapes majeures dans la vie de cette école historique ont fait qu’elle compte aujourd’hui le plus grand nombre d’adeptes, non arabophones en tête6.
L’école malikite
Malik Ben Anas (m. 795), fondateur sans jamais l’avoir prémédité de la seconde grande école juridique, est né et a grandi à Médine, berceau théologique politique du jeune empire musulman. Haut lieu de l’islam, Médine abritait la majorité des successeurs des compagnons du Prophète auprès de qui le jeune Anas reçut une formation religieuse dans la pure tradition orthodoxe. C’était là un avantage non négligeable qui allait jouer suffisamment en faveur de celui qui porte le titre emblématique d’imam de Dar Al-Hijra, « imam de Médine ». Le second avantage et qu’il était installé dans la ville qui abritait le tombeau du Prophète, passage obligé de millions de pèlerins annuellement. Ce carrefour important qui faisait converger les musulmans des quatre coins du monde contribua à asseoir progressivement la notoriété de Malik7.
Défenseur inconditionnel de l’orthodoxie, le père du malikisme fonda ses arguments juridiques sur les préceptes du Coran, le tout à la lumière de la Sunna (à ne pas confondre avec le Hadith), perpétuée exclusivement par les oulémas médinois. Avec le temps, de jeunes savants malikites développèrent d’autres outils d’analyse, inspirés directement de la pensée du maître. Le consensus, l’analogie, l’appréciation, les coutumes, l’intérêt commun, la prévention en forment l’essentiel.
Matérialisée dans son œuvre majeure Al-Muwatta (L’Accessible), et bien qu’elle fût introduite au Maghreb en transitant par l’Égypte vers la fin du VIIIe siècle, la pensée de l’imam Malik ne connut son essor fulgurant que deux siècles plus tard. En sunnite inconditionnel, l’émir ziride Al-Muizz Ben Badis (m. 1061) avait grand besoin d’une jurisprudence totalement acquise à l’orthodoxie, seule capable à ses yeux d’endiguer la puissante idéologie fatimide croissante. Vers la fin du Xe siècle, les Fatimides (909-1171), tranchant avec des méthodes d’enseignement jugées obsolètes, s’attelèrent à former de nouvelles générations de hauts experts en polémique exclusivement subordonnés à l’idéologie ismaélite. Cette nouvelle armée d’intellectuels formée dans des dites madrasat al-daᶜwa (écoles de la prédication) fut pourvue de moyens conséquents lui permettant de s’attaquer aux soubassements de la pensée sunnite avec l’objectif d’en ruiner les fondements. Ce combat d’ordre idéologique permit au madhhab de Malik de s’implanter et de s’enraciner au Maghreb, au point de ne faire plus qu’un avec lui8.
En dehors des Zirides, une autre dynastie berbère contribua elle aussi à faire du malikisme l’unique champion de la région. Les Almoravides (1061-1149), moines-guerriers rigoristes, en imposant le malikisme dans tout le bassin méditerranéen musulman et une partie de l’Afrique de l’Ouest, contribuèrent à l’enraciner définitivement. Représentant aujourd’hui quelques 20 % des musulmans sunnites du monde, le malikisme est majoritaire en Afrique septentrionale et en Afrique de l’Ouest. Ses adeptes, très nombreux, sont également présents en Égypte, au Soudan et dans plusieurs pays du golfe Persique, le Koweït et les Émirats arabes unis en tête.
L’école chafiite
La troisième grande école porte le nom de son fondateur Moḥamed Ibn Idris Al-Chafii (m. 820). Cet ancien disciple de Malik Ben Anas se démarqua en amalgamant la pensée des deux écoles historiques, originellement antinomiques. En avance sur son temps, Al-Chafii concilia, dans un mélange savant et mesuré, les méthodes rationalistes du hanafisme et les concepts traditionalistes du malikisme, ouvrant ainsi une troisième voie jusque-là insoupçonnée.
Auteur prolifique, Ibn Idris coucha sur papier l’intégralité de sa pensée, laissant à la postérité plusieurs ouvrages de référence encore en cours aujourd’hui. Mais de toute cette production intellectuelle, c’est son livre al-Risāla, « le Message » qui le porta au sommet. Une œuvre magistrale qui permet de rendre moins hermétiques les textes fondateurs en se basant sur une nouvelle ingénierie conceptuelle : usūl al-fiqh, soit « les fondements du droit islamique ». École à la pointe de la réflexion, alliant avec minutie arguments rationnels et héritage traditionniste, cette troisième voie finit par séduire un grand nombre de lettrés qui contribuèrent à en faire une école d’excellence.
Forts d’une ouverture d’esprit sans égale et d’un contrôle presque parfait des outils de l’ijtihād ou « effet personnel d’interprétation », en alliant méthodologie en constante évolution et production écrite avant-gardiste, les chafiites devinrent les champions de la controverse. Mais de tous, c’est Nizam Al-Mulk (m. 1092), vizir seldjoukide hors pair, qui contribua à lui offrir ses lettres de noblesse en fondant les fameuses médersas qui portèrent à jamais son nom. Impliqué dans un grand programme de contre-offensive idéologique, Nizam Al-Mulk — et à travers lui tout le califat seldjoukide — se bornait à ruiner les efforts subversifs des Fatimides. Bagdad, Mossoul, Bassora, Nichapour, Herat, Balkh, Merv et bien d’autres métropoles encore, toutes eurent leur niẓāmiya, nom donné aux unités d’un réseau d’écoles prestigieuses aux budgets colossaux. Elles n’admettaient que les meilleurs enseignants qui devaient être, sans exception aucune, chafiites. Ces derniers, en formant de jeunes intellectuels d’obédience chafiite disposant de moyens matériels et intellectuels considérables, étaient assurés de la pérennité de leur école et de l’héritage intellectuel du maître fondateur.
Cette expansion fulgurante a permis à ce madhhab forgé d’intelligence, d’être fortement présent dans plusieurs régions du monde. De nos jours, les chafiites sont fortement présents en Égypte et au Yémen, au Sud-Est asiatique, en Inde du Sud et dans la Corne de l’Afrique, en Iran (communauté sunnite) et dans d’autres régions du monde musulman.
L’école hanbalite
La quatrième école porte le nom de son promoteur Ahmad Ibn Hanbal (m. 855). Né à Bagdad, ce jeune étudiant fit d’abord ses classes chez les hanafites, alors maîtres des lieux en ces temps reculés. Ne trouvant guère de satisfaction dans l’étude de la jurisprudence, le jeune homme s’en détourna rapidement au profit du Hadith. Plus traditionniste que juriste, Ibn Hanbal n’a laissé aucun ouvrage de référence dans cette haute discipline, et ne fut jamais reconnu comme tel. Son œuvre monumentale, al-Musnad, littéralement « Celui qui atteste de la chaîne des transmissions », compilée après sa mort, subordonnée aux logiques des traditionalistes et à la frontière de l’insoluble, finit par le desservir. Ces transmetteurs peu versés dans l’art de la controverse et ne nourrissant que de maigres ambitions pour le fiqh ne parvinrent jamais à faire du hanbalisme autre chose qu’une simple école de Hadith qui tente de produire de la jurisprudence9. Dans cette veine, elle se fonde sur le Coran et le Hadith, du moins celui qu’elle admet, en l’augmentant d’un dernier élément : l’avis (fatwa) des compagnons du Prophète.
Cette situation bancale n’évoluera que bien plus tard. Déconsidérés par les autres courants, les hanbalites allèrent rebondir suite à la contribution marquante d’un des leurs, Ibn Qudama Al-Maqdisi (m. 1223). Ayant vécu à une époque troublée allant de la deuxième à la cinquième croisade, et suivant le principe que « le malheur des uns fait le bonheur des autres », les hanbalites allèrent connaître un retour inattendu sur la scène intellectuelle. Dans le but de maintenir solidaires les musulmans du Bilād al-Shām, la Grande Syrie, le pouvoir de l’époque tolérait la coexistence et ce, de façon institutionnelle des différentes écoles juridiques10. C’est alors qu’Ibn Qudama s’investit dans la rédaction de plusieurs ouvrages de référence dont les plus significatifs : al-Kāfī (Le Suffisant) et al-Mughnī (L’Enrichissant). À la faveur de ces derniers, les hanbalites eurent l’occasion de rivaliser avec les autres écoles historiques et de s’exprimer sur des questions qui jusque-là leur étaient presque inaccessibles.
Cependant, ayant accusé plusieurs siècles de retard et n’ayant jamais eu de soutien politique, l’école hanbalite s’est condamnée à demeurer dans l’ombre de ses sœurs ainées. Le changement, le grand, surviendra suite au soutien inconditionnel accordé au wahhabisme par le fondateur de l’Arabie saoudite qui avait promis de faire de cette école le madhhab officiel du pays et il tint parole11. Mais bien qu’ayant enfin trouvé son incubateur, le hanbalisme n’a pas sortir du pré carré saoudien. L’Arabie saoudite, en portant le wahhabisme plus haut qu’il ne pouvait le supporter, a fini par étouffer l’unique étincelle à laquelle le hanbalisme aurait pu prétendre.
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1NDLR. C’est sous ce nom que le territoire qui correspondrait aujourd’hui à la Tunisie, à l’est du Constantinois et à la Tripolitaine était connu au moment de la conquête musulmane du Maghreb au VIIe siècle.
2Ne sont traités ici que les madhāhib sunnites, à l’exclusion donc des chiites, ainsi que de l’ibadite et la zhahrite.
3L’auteur aborde ici uniquement l’islam sunnite, pas le chiisme.
4Manna Al-Qattan, Al-tashrīᶜ wa al-fiqh fī l-islām, Beyrouth, Mu’assasat al-Risāla, 1982 ; 229 ss.
5Muhammad Ben Al-Hassan Hajwī, al-Fikr al-sāmī fī tārīkh al-fiqh al-islamī, 1/401 (1926-1931), Le Caire, Maktaba Dar al-Turath, 1975.
6Hisham Al-Arabī, Jugrāfiyā al-fiqh al-islamī, Le Caire, Dar al-Basa’ir, 2005 ; p. 6 ss.
7Ibn Khaldoun, Al-Muqaddima, Beyrouth, Dar al-Qalam, 1984 ; p. 449.
8Muhammad Abou Zahra, Tarīkh al-madhāhib al-islamiyya, Le Caire, Dar al-Fikr al-Arabī, s.d. ; p. 422 ss.
9Ibn Badran, al-Madkhal ilā madhhab al-imām Ahmad, Beyrouth, Mu’assasat al-Risāla, 1985 ; p. 110.
10La médersa dite al-Mustansiriya, du nom de son fondateur le calife abbasside Al-Mustansir, fondée à Bagdad en 1233 et aujourd’hui transformée en musée, en est un exemple.
11Il ne faut pas confondre l’idéologie salafo-wahhabite, du nom de son fondateur Moḥamed Ibn Abd Al-Wahhab (1703-1792) qui se focalise sur le dogme en se reposant sur les thèses polémiques d’Ibn Taymiyya] et le hanbalisme qui est une école traditionniste convertie en école de fiqh sans jamais avoir accédé à la magistrature.