Si l’on considère la région MENA sur les dix quinze dernières années (en gros depuis les « Printemps arabes »), on est frappé par l’ampleur des changements survenus après une longue période pendant laquelle les « règles du jeu » étaient restées relativement stables et connues. Après l’accession aux indépendances, les deux super puissances russe et américaine avaient continué de s’affronter par États interposées avant que l’effondrement de l’URSS ne laisse le champ libre aux Etats-Unis, devenus hyper puissance et dont l’influence était incontestablement dominante dans la région.
La fin du monde bipolaire et le fiasco américain
La première évolution concerne tout d’abord l’échec – pour ne pas dire le fiasco – des Américains sur plusieurs théâtres majeurs. En Irak, l’intervention militaire de 2003 et les erreurs stratégiques qui ont suivi (instauration d’un régime communautariste, désagrégation de l’État résultant d’une politique de dé-baathification trop radicale) ont ouvert la voie aux jihadistes d’al-Qaida puis de Daesh et ont poussé le pays dans l’orbite iranienne. Sur le dossier israélo-palestinien, après les espoirs suscités par les Accords d’Oslo de 1993, les Américains se sont montrés incapables d’exercer les pressions nécessaires pour aboutir à la solution des deux États et ont même contribué à la rendre impossible en faisant usage de leur droit de veto au CS/ONU contre toutes les résolutions visant à endiguer la colonisation de la Cisjordanie. La non prise en compte de l’instance onusienne (Irak) ou son instrumentalisation (question palestinienne) ont largement contribué à mettre à mal le système de régulation des relations internationales. En Syrie, le non-respect de la « ligne rouge » fixée par le Président Obama en cas de recours par le régime à l’arme chimique a sans doute sauvé Bachar al-Assad.
Déjà peu aimés dans la région, mais ménagés en raison de leur hégémonie, les Américains se sont discrédités et ont amené les États à chercher d’autres alliés ou partenaires. Le désengagement des troupes américaines amorcé par le Président Obama et confirmé par ses successeurs (Afghanistan, Irak), pour opérer un recentrage sur les enjeux économiques et la rivalité avec la Chine, a renforcé le processus. En poussant cette logique, la décision de Donald Trump de dénoncer l’accord conclu avec les Iraniens en 2015 a torpillé les négociations engagées sur le nucléaire dans le cadre du JCPoA (Joint Comprehensive Plan of Action).
Une région confrontée à une série de chocs systémiques
En 2011, une vague de soulèvements populaires baptisés « Printemps arabes » conduit dans plusieurs pays à la chute des autocrates, parfois en place depuis plusieurs décennies. Parti de Tunisie, le mouvement porte partout les mêmes revendications : pain, liberté et dignité. Avec une exception pour le Bahreïn où il prend une connotation communautaire et exprime les frustrations d’une majorité chiite qui sera rapidement matée par la violente répression du pouvoir sunnite. En Libye, une intervention multinationale conduit en 2011 à la chute de Kadhafi et à l’éclatement du pays entre deux pouvoirs et plusieurs forces concurrentes. Ironie du sort, les mouvements qui s’étaient le plus résolument présentés comme pacifistes, en Syrie et au Yémen, vont susciter les pires déferlements de violence et déboucher sur la guerre civile.
Le terrorisme islamiste incarné principalement d’abord par Al-Qaida puis par Daesh, est un autre phénomène d’ampleur globale qui a marqué ces années et qui découle pour partie de la déstabilisation des pays. Profitant des troubles, les jihadistes établissent un véritable « État islamique » entre l’Irak et la Syrie ; le nord Sinaï échappe au contrôle de l’État égyptien et les zones grises tenues par des groupes radicaux se multiplient un peu partout. La préoccupation sécuritaire, entretenue par des attentats parfois très meurtriers (plusieurs dizaines de morts) et par une communication terrorisante, occupe alors le devant de la scène. Certains pays exploitent la peur des Occidentaux, confrontés à cette violence sur leur propre territoire, pour justifier leur dérive répressive et discréditer tous leurs opposants. La chute du califat syro-irakien en 2018, la suspension des attentats à l’étranger et l’émergence d’autres sujets de préoccupation finissent par reléguer le sujet du terrorisme à l’arrière-plan. Avec un risque de réveil difficile car la menace subsiste, les mouvements mutent et se réorganisent.
Un autre fléau de portée planétaire frappe ensuite la région : l’épidémie de COVID. Si les populations du sud restent peu touchées, les économies sont durement frappées. Les échanges se raréfient, la production diminue, les chantiers s’interrompent. Le tourisme, véritable manne existentielle pour plusieurs pays, notamment l’Égypte ou la Tunisie, s’effondre.
A peine cette épreuve dépassée, la guerre en Ukraine vient prendre le relais. Elle touche une fois encore le tourisme, notamment en Égypte où Russes et Ukrainiens sont des habitués des stations balnéaires de mer Rouge. Elle met en péril la sécurité alimentaire de pays grands consommateurs de pain et largement tributaires du blé ukrainien ou russe (Égypte, Maroc, Jordanie). Elle alourdit la facture de leurs importations en raison des achats passés sur des marchés parfois plus éloignés, dans un contexte de hausse des cours.
A côté de ces épreuves systémiques mais conjoncturelles, le monde entier a pris conscience au cours de la période considérée du risque vital que représente le réchauffement climatique. Les pays du sud y seront par définition davantage exposés. La sécheresse, la pénurie d’eau, la salinisation des terres s’y font déjà cruellement sentir et affectent notamment le secteur agricole. Certaines régions sont d’ores et déjà promises à la désertification…. et à la désertion. La montée des eaux menace plusieurs villes du littoral méditerranéen à moyen terme.
Blocages politiques et crises humanitaires
A la suite de tous ces bouleversements survenus depuis le début des années 2000, plusieurs pays de la région, ont été gravement déstabilisés : Irak, Libye, Syrie, Yémen. Ils ont été soumis à des opérations militaires impliquant des acteurs extérieurs engagés dans des opérations ratées de State building (Irak, Libye), conduisant de périlleuses campagnes de sécurisation de leur propre frontière (l’Arabie saoudite au Yémen, la Turquie au nord de la Syrie) ou cherchant à promouvoir leur influence régionale (la Russie et la Turquie en Libye). L’État s’y avère incapable de contrôler l’ensemble du territoire national et de s’imposer face à des acteurs non étatiques – organisations terroristes, milices, réseaux criminels, mouvements séparatistes - ; il n’est plus le garant de la sécurité des citoyens. La redistribution des richesses n’est plus assurée, la corruption est généralisée et les services publics de base ne fonctionnent plus. Des mouvements incontrôlés de population s’opèrent à l’intérieur (déplacés) et à l’extérieur des frontières. La déliquescence des États favorise aussi les pratiques maffieuses et de grand banditisme, du trafic d’organes et d’êtres humains au détournement des ressources pétrolières ou minières, en passant par la contrebande d’armes ou de stupéfiants, grâce parfois à des complicités dans les plus hautes sphères du pouvoir comme dans le cas du Captagon en Syrie.
Après l’euphorie des Printemps arabes et quelques années d’incertitude le retour en force des régimes autoritaires est à présent acté partout. En Égypte, l’armée a repris le contrôle du pouvoir et a renforcé son emprise sur l’économie. En Tunisie, où a pu résister plus longtemps l’espoir d’une transition démocratique, le président Kaïs Saïed a engagé une dérive autoritaire, musèle les médias, joue sur la fibre nationaliste et le discours sécuritaire. La réintégration de Bachar Al-Assad sur la scène régionale et internationale, au mépris de 500 000 morts, illustre de la manière la plus brutale et la plus cynique la résilience des dictatures. Les timides espaces de liberté et d’expression qui avaient pu être ménagés sous les anciens autocrates se sont brutalement refermés. Un peu partout, du Maghreb à l’Iran, les opposants sont emprisonnés ou réduits au silence, le travail des médias est devenu quasiment impossible, celui des chercheurs en sciences sociales également.
Parmi les victimes des bouleversements géopolitiques, les réfugiés figurent en bonne place. Les pays du nord de la Méditerranée sous traitent aux pays du sud le contrôle des flux migratoires, dont ceux-ci peuvent faire un outil de pression contre les pays européens ou un moyen de rétorsion contre leurs voisins. La présence de populations exogènes est devenue un sujet récurrent des discours nationalistes et xénophobes, qu’il s’agisse du Président tunisien stigmatisant les réfugiés sub-sahariens ou des politiques turcs promettant le renvoi d’une bonne partie des quelques trois millions et demi de Syriens accueillis sur leur territoire. Avec plus de six millions et demi de personnes (sur un total de 21 millions), les Syriens constituent aujourd’hui la plus importante population de réfugiés au monde. Les Yéménites en comptent plus de quatre millions (sur un total de 33 millions). Enfin, il faudra dans les années à venir compter de plus en plus avec les déplacés et réfugiés climatiques.
Mondialisation et nouveau système régional
Le retrait américain a offert une opportunité à de nouveaux acteurs extra régionaux, notamment les Russes et les Chinois. Les premiers n’hésitent pas à intervenir militairement sur le terrain, pour soutenir tel ou tel protagoniste, directement ou par proxys interposés (milices, mercenaires..). Quand aux seconds, s’ils ont surtout posé des jalons pour servir leurs intérêts économiques dans le cadre des nouvelles routes de la soie (Belt and Road Initiative), ils prétendent jouer à leur tour les médiateurs. C’est ainsi qu’ils ont présidé au rapprochement entre Iraniens et Saoudiens ayant abouti à un accord en mars 2023.
Après une période où prévalait encore une logique de bloc contre l’ « arc chiite » dénoncé dès 2004 par le roi Abdallah de Jordanie, et marquée par la grande peur des pays sunnites face à la menace d’un Iran nucléarisé, la région est entrée dans une phase plus complexe où se multiplient les « connivences fluctuantes » selon l’expression du politologue Bertrand Badie. L’heure est à la normalisation des relations tous azimuts après des périodes plus ou moins longues de brouille (entre le Qatar et les autres pétro monarchies, entre la Turquie et l’Égypte, la Turquie et la Syrie, la Turquie et les Émirats arabes unis, entre l’Iran et ses voisins du Golfe, l’Iran et l’Égypte…). Alliés sur tel dossier, deux pays pourront se trouver en situation de confrontation sur un autre. Pour pratiquer au mieux ce jeu de recompositions permanentes, il faut multiplier les vecteurs d’influence et la participation à des exercices multilatéraux tels que les BRICS ou l’Organisation de la Coopération de Shangaï. La prise de distance vis-à-vis des Etats-Unis ou du système onusien s’exprime également dans le refus d’endosser les engagements des Occidentaux et de souscrire à leur politique des sanctions (quand il ne s’agit pas d’aider à les contourner), comme on a pu le voir sur le dossier ukrainien.
Ces réaménagements font apparaître un glissement de la confrontation sur le terrain économique. Les investissements, les achats de terres agricoles, la prise de contrôle sur les matières premières des pays les plus pauvres, réduisent leur souveraineté. Confrontés à une grave crise économique, en risque de défaut de paiement, des pays comme le Liban, la Tunisie ou l’Égypte sont de plus en plus dépendants vis-à-vis des exigences du FMI et de l’argent du Golfe. Dans le même temps, la découverte d’importantes ressources gazières en Méditerranée orientale et la guerre en Ukraine bousculent la carte des approvisionnements énergétiques. Elles font apparaître des opportunités à terme face à la nécessité de proposer de nouveaux fournisseurs et de définir de nouveaux circuits d’approvisionnement, notamment pour les pays européens confrontés à leur dépendance vis-à-vis de la Russie et en quête d’alternatives.
Entre souci de contrer la menace iranienne et priorité accordée aux relations économiques et aux échanges commerciaux, un certain nombre de pays arabes ont entrepris de normaliser leur relation avec Israël. Portés côté arabe par les Émirats arabes unis, parrainés par les Américains, les Accords dits d’Abraham, ont déjà engagé formellement le Bahreïn. Ils consacrent la marginalisation de la question palestinienne, à un moment où l’arrivée d’un pouvoir ultra nationaliste en Israël encourage pourtant les exactions et achève d’enterrer l’illusion d’une « solution à deux États ». Les dirigeants doivent toutefois tenir compte des réticences de leurs populations, restées profondément hostiles à Israël et sensibles aux souffrances du peuple palestinien.
Toutes ces évolutions combinées ont conduit à un déplacement du centre de gravité de la région vers les pays du Golfe, épargnés par les « Printemps arabes » et enrichis par la hausse des prix des hydrocarbures au moment même où leurs voisins étaient frappés de plein fouet. L’Arabie saoudite en particulier tire son épingle du jeu, sous la conduite ambitieuse de son jeune leader, le prince héritier Mohamed Ben Salman (MBS). Celui-ci a engagé un processus de transformation du pays après des débuts chaotiques marqués par le scandale de l’affaire Khashoggi et la calamiteuse intervention militaire au Yémen lancée en 2015. La priorité désormais accordée aux enjeux de politique intérieure et d’essor économique dans la perspective de l’après pétrole, entraine le Royaume sur la voie de l’apaisement et de la désescalade, en particulier au Yémen. Cette stratégie, quelles que soient ses ambiguïtés, renforce la préséance de l’Arabie saoudite sur son grand rival, les Émirats arabes unis, dont elle fait ressortir les pratiques illicites (trafics et blanchiment) et le rôle de faiseurs de troubles en Libye, au Soudan, ou au Yémen.
Au Maghreb, le différend entre le Maroc et l’Algérie autour du conflit non résolu du Sahara occidental n’a cessé de s’envenimer, contaminant les relations avec les pays voisins, au nord et au sud de la Méditerranée.
Toutes ces luttes d’influence se jouent aussi sur le terrain du soft power . Médias, réseaux sociaux se combinent avec d’autres vecteurs - comme l’organisation d’événements sportifs d’envergure internationale (Coupe du monde de football) ou de grands rendez-vous mondiaux comme les COP sur les enjeux environnementaux - pour augmenter le rayonnement et l’attractivité des pays. Le numérique, les jeux vidéo ou le tourisme répondent aux mêmes objectifs.
Pour autant, la course aux armements se poursuit et les achats n’ont même jamais été aussi importants. Depuis 2018, l’Arabie saoudite, le Qatar et l’Égypte figurent parmi les dix premiers importateurs d’armes au monde. On observe par ailleurs une volonté de diversification des fournisseurs. Si les États Unis restent fortement sollicités, les arsenaux se dotent également de matériels russes, français, chinois ou coréens. Les avancées technologiques ont également fourni de nouvelles forces de surveillance et de frappe (drones, nouveaux types de missiles balistiques) qui bouleversent « l’art de la guerre » et peuvent être utilisés par des acteurs non étatiques.
Face à un Iran au seuil du nucléaire, sans même parler d’Israël qui détient notoirement l’arme atomique, plusieurs États ont entrepris de se doter de centrales dans un proche avenir, officiellement à ce stade pour du nucléaire civil : les Émirats disposent déjà de quatre réacteurs, les Saoudiens envisagent d’en construire 16 d’ici 2040 et les Russes ont entrepris les travaux pour édifier une centrale sur le site égyptien de Deraa, sur la côte méditerranéenne. La Turquie et la Jordanie sont également intéressés par l’énergie nucléaire pour subvenir à leurs besoins.
Sociétés en mutation
Si la désillusion a été certes terrible après les « Printemps arabes », qui n’ont pas produit le changement politique escompté, on ne peut ignorer le profond changement qui travaille les sociétés arabo-musulmanes, dont les soulèvements de 2011 ont pu rendre compte et qu’ils n’ont fait que renforcer. Dans ces pays où la part de la jeunesse reste largement majoritaire, les attentes sont restées inchangées. En témoignent des mouvements survenus en décalage avec les mobilisations de 2011 : hiraks algérien, irakien, iranien et libanais de 2019. Face à l’impasse, la « fuite des cerveaux » a pris des proportions inquiétantes pour l’avenir.
Les femmes iraniennes qui se sont rebellées en 2022 contre le port imposé du voile ont illustré d’une manière particulièrement visible la participation croissante des femmes dans les mouvements de contestation. Ce phénomène, notable sur l’ensemble de la zone, rend compte d’une prise de conscience et de la montée en puissance d’un courant féministe spécifiquement ancré dans le contexte arabo-musulman.
Un peu partout, la société civile se tourne vers le secteur associatif et investit les réseaux sociaux. Les aspirations de la jeunesse s’expriment à travers une culture alternative mondialisée, devenue le seul mode d’expression encore toléré, voire à travers un indéniable processus de sécularisation qui, pour être encore marginal, ne cesse toutefois de s’étendre à bas bruit. A Berlin, à Marseille, et dans d’autres villes hors de la région, une nouvelle diaspora maintient le lien communautaire et organise des réseaux de solidarité souvent transnationaux et multi ethniques.
Ces germes d’un changement en profondeur contrastent avec une autre réalité : la persistance, voire le renforcement peut-être en partie réactif, d’un profond conservatisme. L’islam politique, qui avait pu séduire toute une catégorie de population, n’est plus un horizon possible après l’échec des Frères musulmans en Égypte et de leurs homologues dans la région, discrédités par une expérience du pouvoir non concluante. Le Hamas palestinien et le Hezbollah libanais faisant figure d’exceptions liée à des configurations particulières (résistance à Israël, soutiens extérieurs). Dans ce contexte, et en l’absence d’alternative, le populisme – nationaliste, xénophobe et réactionnaire – ultime recours de pouvoirs en mal de légitimité, trouve de profonds échos, reflétant une montée en puissance observable à l’échelle de la planète.
Longtemps au cœur des préoccupations et des équilibres géo-stratégiques, à la fois en raison de sa forte conflictualité et de la primauté des hydrocarbures comme ressource énergétique, la région Afrique du nord Moyen Orient semble en voie de marginalisation face à de nouveaux enjeux (glissement du centre de gravité vers l’Asie Pacifique, anticipation de l’après pétrole). Profondément déstabilisée au cours de la période récente, elle entre dans une période de recomposition dans le contexte de la mondialisation et devra trouver les moyens de se réinventer.