Le 17 février 2011 éclate dans l’est de la Libye l’insurrection contre le pouvoir de Mouammar Kadhafi. Au terme d’une guerre civile de huit mois et d’une intervention militaire directe d’une coalition internationale dirigée par l’OTAN, le régime du colonel Kadhafi s’écroule. Les images du lynchage de cet homme qui avait pensé incarner son pays et son peuple pendant 42 ans font le tour du monde. Les dirigeants et les grands médias occidentaux se félicitent de ce qui est présenté comme une guerre juste et une victoire de la démocratie contre la dictature. Six ans après, la Libye n’intéresse plus guère ces mêmes médias qui n’y voient le plus souvent qu’un chaos indescriptible. Et pourtant si cette affaire est complexe elle n’en est pas moins explicable, pour peu que l’on se donne la peine d’y appliquer les grilles de lecture et d’analyse appropriées.
L’ère Kadhafi
Après avoir été une province ottomane puis une colonie italienne, la Libye voit le jour en tant qu’État indépendant en 1951 sous la forme d’une monarchie étroitement contrôlée par les puissances occidentales. En ces années 1960, l’heure est à la lutte contre le colonialisme et à l’anti-impérialisme et les projets d’émancipation au Proche-Orient épousent les idéaux du nationalisme et du socialisme arabe. Le 1er septembre 1969, profitant d’un voyage à l’étranger du vieux roi, le lieutenant Kadhafi et ses camarades officiers s’emparent du pouvoir sans effusion de sang. Ce coup d’État restera connu sous le nom de « révolution du 1er septembre ». Il est au départ bien accueilli par la population qui apprécie les projets modernisateurs et les discours nationalistes de ces jeunes officiers. Au fil des années, le pouvoir se personnalise jusqu’à la caricature. Kadhafi s’appuie sur les allégeances personnelles achetées grâce aux immenses revenus de la rente pétrolière qu’il utilise pour rétribuer les tribus et les villes qui lui sont acquises.
Dans ce pays vaste comme deux fois et demie la France et peu peuplé (moins de 6 millions d’habitants en 2011), les structures tribales et les spécificités locales et régionales demeurent en effet très fortes. Hormis les entreprises nationales que sont la Compagnie nationale du pétrole, la Banque centrale, les fonds d’investissement ou les compagnies de l’électricité et de l’eau, le colonel Kadhafi ne construit pas de structures étatiques fortes. La sécurité est assurée par des gardes prétoriennes dont les cadres sont recrutés en fonction de leurs appartenances tribales dans des régions traditionnellement fidèles au régime.
Malgré les apparences d’omnipotence du « Guide de la révolution » et de solidité du régime, ce système est en permanence dans un état d’équilibre que Kadhafi maintient par sa parfaite connaissance des identités tribales. Instrumentalisé par elles autant qu’il les instrumentalise, il délègue aux structures tribales des fonctions sociales et sécuritaires, voire judiciaires. Quelques années avant l’insurrection de 2011, il affichait des projets ambitieux de développement et d’ouverture économique et politique. Son fils Seif Al-Islam, souvent présenté comme son héritier potentiel, est chargé de préparer cette transition. Des centaines de prisonniers politiques sont libérés quelques mois avant l’insurrection. Mais cette volonté de tout changer pour que rien ne change arrive bien tard et elle doit affronter la résistance des fidèles du régime qui craignent de perdre leurs acquis.
Huit mois de guerres civiles
En février 2011, les moments révolutionnaires tunisien et égyptien — relayés par les chaînes de télévision satellitaires et les réseaux sociaux — se propagent rapidement à la Libye. L’insurrection commence alors dans la région est (Cyrénaïque), traditionnellement frondeuse à l’égard du pouvoir.
Initialement pacifique, elle se militarise très rapidement et en quelques jours les troupes loyalistes se replient de Cyrénaïque. Kadhafi est enfermé dans sa tour d’ivoire et entouré de conseillers courtisans qui lui cachent l’ampleur de l’insurrection. Il met du temps à réagir et brandit tantôt la carotte tantôt le bâton à l’égard des jeunes insurgés, rejoints dès le départ par les anciens cadres islamistes libérés quelques mois plus tôt. Ces derniers structurent l’insurrection à laquelle se joignent également d’anciens militaires. La Tunisie et l’Égypte disposaient de structures étatiques fortes et les populations n’étaient pas prêtes à se battre pour le soutien du régime. L’insurrection libyenne, elle, bascule très rapidement dans la guerre civile.
Les puissances occidentales, avec la France en première ligne, reconnaissent dès les premiers jours l’entité politique mise en place par les insurgés comme « seule représentante légitime du peuple libyen ». La logique de guerre est engagée au détriment de toute tentative de négociation. L’objectif, sous couvert de protection des populations, est la chute du régime Kadhafi. Mais malgré l’importance des moyens engagés par l’OTAN — la plus puissante alliance militaire au monde —, la guerre durera huit mois. Cette résistance s’explique par les divisions politiques, idéologiques et régionales dans les rangs de l’insurrection, ainsi que par les ralliements nombreux de combattants qui ont rejoint les kadhafistes dès les premiers bombardements occidentaux, par réflexe nationaliste contre ce qu’ils percevaient comme une agression étrangère. On ne peut donc pas parler d’une guerre civile libyenne, mais d’une multitude de guerres civiles, répondant chacune à des logiques et des enjeux locaux propres. De vieilles querelles sont ainsi ravivées avec cette guerre et des villes soutiennent le régime simplement parce que des communautés voisines rivales de longue date ont choisi les rangs de l’insurrection.
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