Depuis le début du XVIIIe siècle jusqu’à aujourd’hui, des foyers druzes se sont installés dans des zones géographiquement isolées, au cœur des chaines montagneuses surplombant le littoral oriental de la mer Méditerranée. Cette secte religieuse est aujourd’hui répartie entre plusieurs pays : Syrie, Liban, Jordanie et Israël.
Issue d’une alliance opérée avant l’islam entre des tribus arabes, la communauté druze a pu forger sa propre identité ethnique1 après avoir adopté la doctrine du tawhid (« unicité divine » ou « unitarisme ») au XIe siècle, à l’époque du califat fatimide.
Des origines en péninsule Arabique
Certaines études portant sur les Druzes s’accordent sur le fait qu’une alliance tribale appelée Tanoukh a été conclue au IIe siècle, entre les tribus de Lakhm, Taim, Tanoukh, Tay, Rabi’a, Qada’a et Al-Aroubiyya. Cette alliance s’est poursuivie au cours de leurs périples, de la péninsule Arabique vers la Mésopotamie puis le « Levant », où ces tribus ont migré ensemble ou séparément en quête de meilleures conditions de vie. Leur religion était alors la doctrine animiste répandue à l’époque dans la péninsule Arabique, basée sur les éléments de la nature et adoptant le calendrier lunaire sidéral2. Bien que ce mythe fondateur nécessite une étude historique et anthropologique approfondie, il reste un point d’entrée vers le récit fondateur de cette communauté.
La première entité politique dont cette alliance a fait partie prend place dans la ville d’Al-Hira en Mésopotamie (Irak) à l’époque du royaume tanoukhide au IIIe siècle, à la frontière entre les empires romains à l’ouest et les empires perses à l’est. Certaines des parties à cette alliance tribale se convertissent au christianisme au IVe siècle sous l’influence de l’Empire romain, d’autres sont influencées par la religion persane. Toutefois, le noyau tribal de l’alliance demeure.
Le royaume d’Al-Hira est soumis à de violentes attaques de la part des Perses qui s’achèvent avec la conquête islamique de la Mésopotamie au VIIe siècle. Une partie de cette alliance tribale migre alors vers le mont Siméon à proximité d’Alep (actuellement en Syrie), une autre partie vers Beyrouth, à Souk Al-Gharb et Wadi Al-Taym sur la côte méditerranéenne (actuellement au Liban), et une troisième partie vers les montagnes de la Haute Galilée (actuellement en Israël).
Lors de la conquête islamique de Bilad Al-Cham (la Grande Syrie)3, ces tribus se convertissent à l’islam. Certains groupes combattent avec l’armée islamique durant le califat des bien guidés ou des Rachidoun (632-661)4, puis le califat omeyyade (661-750). En contrepartie, un semblant d’autonomie est accordé dans les zones où ces tribus sont déployées. Au cours du califat abbasside (750-1258), l’alliance tribale se voit confier davantage de rôles militaires et politiques, notamment dans les montagnes du Liban, car elle est chargée de protéger une partie des rives orientales de la Méditerranée des invasions byzantines.
Une nouvelle religion
Au début du XIe siècle, l’influence du califat abbasside est au plus faible, tandis que le califat fatimide chiite ismaélien étend ses frontières depuis sa capitale, Le Caire, jusqu’à Bilad Al-Cham (969-1171). Sous le règne du calife fatimide Al-Hakim bi-Amr Allah (996-1021), le tawhid est propagé par un groupe de prédicateurs, dont le plus éminent est l’imam Hamza Ben Ali Al-Zozani, d’origine persane. Leur appel repose sur le rejet de l’interprétation du texte coranique des sunnites comme des chiites, et offre une interprétation totalement différente basée sur un mélange complexe de philosophie grecque, de religion persane et de christianisme. Cette pensée philosophique trouve son incarnation religieuse dans ce qui sera plus tard connu sous le nom d’Épîtres de la sagesse, un corpus secret de textes sacrés et de lettres pastorales écrits par des professeurs de foi, et diffusés auprès des tribus arabes au sein des zones d’influence du califat fatimide, notamment de l’alliance tribale Tanoukh qui les adopte comme doctrine.
Les caractéristiques les plus marquantes de cette religion sont la croyance en la divinité du calife Al-Hakim bi-Amr Allah, l’immortalité de l’âme, la réincarnation des âmes et le salut exclusif des adeptes de cette religion, qui a éliminé les rituels islamiques dominants. Avec l’assassinat du calife Al-Hakim, la prédication religieuse du tawhid cesse et cette doctrine est considérée comme une religion secrète, surtout après l’attaque sanglante menée contre eux par le nouveau calife fatimide Abou Hassan Al-Zahir. La plupart de ses adeptes abandonnent progressivement la doctrine, à l’exception des membres de l’alliance tribale Tanoukh dans les montagnes de la Grande Syrie.
On ne connait pas les raisons exactes de l’attachement de Tanoukh à la doctrine du tawhid, également appelée « druze » du nom de l’un de ses prédicateurs renégats. Mais cette nouvelle religion fournit un socle qui permet de renforcer l’unité de ses membres et les transforme, au fil du temps, en une ethnie distincte des autres. Ce flou autour de la formation tribale et religieuse des Druzes les a historiquement exposés à de multiples persécutions de la part d’autres communautés religieuses islamiques, qui les considèrent au mieux comme des hérétiques, au pire comme des infidèles et des apostats qui doivent être reconduits vers l’islam. De manière générale, les Druzes sont toujours restés neutres face aux conflits entre les communautés islamiques dans leur environnement, mais ils se sont battus avec acharnement pour défendre les zones où ils étaient présents.
L’époque contemporaine
Comme d’autres groupes fermés, les Druzes ont été témoins tout au long de leur histoire de nouvelles arrivées et du départ des opposants. Ils ont également connu de nombreux conflits dans leurs zones de déploiement, entre eux ou avec leurs voisins. En 1710, une bataille éclate entre deux groupes druzes dans le village libanais d’Aïn Dara, à la suite de laquelle le groupe perdant s’enfuit vers Jabal Al-Arab et s’installe dans la zone qui va devenir le gouvernorat de Soueïda, dans la Syrie actuelle. À partir de 1840, le conflit d’influence et de territoire se transforme en une série de guerres civiles avec les maronites du Mont-Liban. Cela aboutit à l’établissement du moutassarifat du Mont-Liban5 (1861-1915) sous le drapeau ottoman et sous les auspices franco-anglais.
En Syrie, à la fin de la période ottomane, les Druzes de Soueïda forment un semblant d’autonomie au sein d’un système agricole féodal. Ils ont en effet conclu un accord implicite avec les autorités pour protéger Damas des invasions des tribus bédouines du sud, en échange de la gestion de leurs propres affaires et de l’exemption des jeunes du service militaire dans l’armée ottomane. Cela n’empêche pas l’Empire ottoman de lancer plusieurs campagnes pour soumettre les Druzes rebelles des montagnes de Soueïda. Et c’est seulement à la fin du XVIIIe siècle que l’armée ottomane parvient à pénétrer dans la région.
Au XXe siècle, les Druzes de Soueïda se rangent du côté de la Grande révolte arabe contre l’Empire ottoman, menée par Hussein ben Ali (1916-1918). Ils soutiennent l’indépendance de la Syrie sous la bannière des Hachémites. Mais la France et la Grande-Bretagne se partagent bientôt des zones d’influence en Méditerranée orientale, conformément aux accords Sykes-Picot de 1916. Soueïda est située dans la partie qui revient à la France et les Druzes bénéficient d’un État autonome dans le cadre du mandat français de la Syrie (1921-1936), appelé Djebel el-Druze (la montagne des Druzes). En raison de ce qu’ils considèrent comme des pratiques colonialistes injustes à leur encontre, les Druzes se révoltent contre les autorités françaises en 1925, et mènent une série de batailles qui se soldent par une défaite militaire. En 1936, la France unifie la Syrie sous sa forme actuelle et y incorpore l’État de Djebel el-Druze dans le cadre du traité d’indépendance franco-syrien (Accords Viénot). Mais le mandat français sur la Syrie se poursuivra effectivement jusqu’en avril 1946.
Les articles présentés sur notre site sont soumis au droit d’auteur. Si vous souhaitez reproduire ou traduire un article d’Orient XXI, merci de nous contacter préalablement pour obtenir l’autorisation de(s) auteur.e.s.
1NDLT. L’appartenance à une ethnie ou ethnicité est ici liée à un patrimoine culturel commun, que ce soit la tradition, les coutumes, le rôle social, l’origine géographique, l’idéologie, la philosophie, la religion, ou l’habillement.
2NDLT. Ce calendrier est basé sur le cycle de la lune par rapport aux étoiles. Un mois lunaire sidéral correspond au temps que met la Lune pour que, vue de la Terre, elle retrouve la même position par rapport aux étoiles sur la sphère céleste. Le mois lunaire sidéral équivaut à environ 27 jours.
3NDLT. Ce qui correspond aujourd’hui à la Syrie, au Liban, à la Jordanie, à la Palestine et à Israël.
4NDLT. Les quatre premiers califes de l’Empire islamique, Abou Bakr, Omar, Othman et Ali, sont appelés califes Rachidoun, les « bien guidés », par les musulmans sunnites.
5NDLR. Une subdivision de l’Empire ottoman.