Mardi 12 mars 2024.
Parlons du ramadan tel qu’on le vit d’habitude. Parlons des lumières. D’habitude, les lumières du ramadan sont partout. Dans la rue, dans les maisons, dans les boutiques. Il y a des haut-parleurs à côté des boutiques qui vendent les cadeaux du ramadan, et qui diffusent des tawachih, des chants religieux qui parlent de ce mois : « Le ramadan est arrivée, préparez-vous pour le jeûne ! » Il y a aussi d’habitude des chansons joyeuses pour les enfants, souvent égyptiennes, et qui sont connues dans tout le monde arabe.
C’est un mois de joie et de consommation. D’habitude, pendant le ramadan, il y a tout ce qu’il faut, ont trouve tout ce que l’on veut. Les étals des marchés sont pleins.
Mais pas cette fois.
Avant, pendant le ramadan, trois ou quatre heures avant le coucher du soleil, c’est-à-dire avant l’iftar (le repas de rupture du jeûne), tout le monde sort dans les rues pour faire les courses, acheter les ingrédients pour faire des gâteaux. Parce que le ramadan, c’est aussi le mois des gâteaux. Mais aujourd’hui, on ne trouve plus rien, ou à des prix exorbitants. Quand je pense qu’on disait, avant, que pendant le ramadan les produits étaient trop chers… Aujourd’hui, les gâteaux du ramadan, comme par exemple les ktayef1, ça n’existe plus. Normalement, il faut les farcir soit avec des fruits secs, soit avec du fromage blanc sucré. Aujourd’hui, il n’y a pas de fruits secs, ni de fromage blanc sucré.
Avant, on veillait toute la nuit, on se promenait, dans les rues, sur la « corniche », au bord de la mer. Une autre chose très importante pendant le ramadan : les visites entre familles, entre voisins. Le ramadan nous unit. Aujourd’hui, sortir est dangereux. Dès le coucher du soleil, c’est presque le couvre-feu.
De toute façon on n’a rien à apporter. Lundi, on avait voulu aller voir des amis, déplacés comme nous, mais on n’a rien pour les enfants. Pas de gâteaux, pas de knafeh2. Nous avons décidé de reporter la visite et de voir si on peut d’ici là trouver quelque chose sur le marché.
Les prix ont explosé. Avant, le kilo de ktayef coûtait entre 8 et 10 shekels (entre 2 et 2,5 euros), aujourd’hui son prix est entre 40 et 50 shekels (entre 10 et 12,5 euros). Les mélanges de fruits secs coûtaient 4 shekels (un euro) les 250 grammes. Aujourd’hui, c’est 10 fois plus cher, et en plus, c’est un mélange de n’importe quoi qui ne fait même pas envie. Quant à la viande, si on en trouve, est à 150 shekels le kilo (37,50 euros). Un kilo pour une famille de cinq personnes, ça ne vaut rien du tout. Nous par exemple, lundi, pour le premier iftar de ce ramadan, nous n’avons mangé que du riz, accompagné de haricots blancs en conserve, et encore, nous avons de la chance par rapport à la plupart des autres déplacés. Les enfants rêvent des spécialités du ramadan, des samboussek3, des knafeh, des ktayef. Mais il n’y en a pas.
Pour trouver de l’eau potable, ça demande beaucoup d’efforts. Les ONG en distribuent parfois dans les camps. Ou bien on achète, et ça prend beaucoup d’efforts et ça prend beaucoup de temps. Et de l’argent aussi.
Les bouteilles d’eau minérale coûtent aussi trop cher : 3 shekels la bouteille d’1,5 litre (0,75 euro). J’en achète juste pour les enfants, sinon on achète des jerricans d’eau vendus par des camions citernes, à 3 shekels le jerrycan de 20 litres. Cette eau vient de stations d’épuration. Il y en a trois qui fonctionnent encore. Elles pompent l’eau dans des puits. Je crois que l’UNRWA leur fournit le gazole pour les pompes. Cette eau est claire, mais on n’est pas sûr à 100 % qu’elle soit potable.
Les aliments arrivent au compte-gouttes. Il entre en moyenne entre 100 et 120 camions par jour, alors qu’il en faudrait au moins cinq cents. Leur chemin est ultra compliqué. Ils viennent tous d’Égypte, mais ils doivent ensuite passer par des terminaux israéliens pour être fouillés. Les camions entrent donc par la frontière égyptienne, à Rafah. Ils sont dirigés vers ces deux terminaux, Nitzana et Kerem Salem. Puis ils reviennent à Rafah. Les marchandises sont transférées des camions égyptiens à des camions palestiniens.
Il y a deux sortes de camions, Ceux de l’ONU, des ONG, du Croissant rouge et du CICR, et des camions appartenant à des transporteurs palestiniens privés, de vingt à trente camions par jour. Il y a six transporteurs, choisis par les Israéliens. La nourriture est en majorité achetée en Égypte, et elle est souvent de mauvaise qualité. Il y a parfois des conserves avariées, parce que les fournisseurs égyptiens ou les importateurs palestiniens veulent gagner plus d’argent. Normalement ces camions sont destinés à la bande de Gaza tout entière, mais depuis le « massacre de la farine »4, très peu de camions passent le checkpoint qui coupe Gaza en deux. Les gens qui ont été tués, on le sait, voulaient se servir directement sur les camions. Parce qu’ils avaient faim. C’est vrai qu’il y a eu aussi des pillages par des gangs, mais les gens qui se précipitent sur l’aide, c’est en majorité parce qu’il y a un manque, que la distribution est loin de toucher tout le monde.
On parle de maximum 150 camions qui rentrent. Donc 1 500 palettes, pour 2,3 millions de personnes. Cela fait même pas un tiers de boîte de conserve par personne.
L’aide est mal distribuée. Moi par exemple, je suis un déplacé, mais je n’ai rien reçu. Certes, je n’ai rien demandé, mais personne n’est venu me voir. Il y a des milliers, des centaines de milliers de personnes qui n’ont rien touché non plus. Les Israéliens organisent la pénurie parce qu’ils veulent que les prix montent et que cette pénurie entraîne le chaos.
Mais maintenant, il y a moins de pillages. Cela n’existe presque plus à Rafah parce que les camions sont protégés par des hommes armés de bâtons ou de kalachnikov. Pour l’aide humanitaire, ce sont les hommes du Hamas. Pour le privé, les transporteurs ont leurs propres gardes. Mais parfois ils demandent des hommes au Hamas.
D’habitude pendant le ramadan, les mosquées sont pleines de monde. On prie aussi à l’extérieur, sur les places, dans les espaces libres. Mais pas cette fois. Aujourd’hui, quelques habitants de Rafah vont prier, mais c’est parce qu’ils n’ont pas vécu ce que nous, les déplacés du nord, avons vécu : les mosquées bombardées par l’armée israélienne, pour tuer les fidèles. Je ne vais plus à la mosquée depuis que je suis arrivé à Rafah. J’ai entendu le prêche dans les haut-parleurs de la mosquée voisine. Il espérait que Dieu arrête cette guerre pendant le ramadan. Il parlait de résilience, recommandait d’être patient et disait que tout cela est une épreuve de Dieu.
On ne fait plus les tarawih, les prières de la nuit du ramadan. D’habitude, on priait ensemble, en plein air, surtout quand il faisait beau.
Tout cela n’existe plus.
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