Le célèbre slogan « Un seul héros le peuple » qui claque comme une évidence aujourd’hui, resurgi lors des manifestations de février 2019, était déjà celui que brandissaient les « indigènes » pour arracher leur indépendance, alors que l’on donnait vaincue l’Armée de libération nationale (ALN), branche militaire du Front de libération nationale (FLN) et que le général de Gaulle cherchait à promouvoir une « Algérie algérienne » inféodée à la puissance coloniale. Ce dimanche de 1960, les quartiers populaires de la périphérie d’Alger s’embrasaient et leur colère se répandait de Constantine à Annaba, Béjaïa, Tlemcen… Plus de 25 villes à travers tout le pays furent en insurrection durant près de trois semaines avant d’être réduites par la répression brutale déjà mise en œuvre lors de la bataille d’Alger par l’État et les ultras de l’Algérie française.
Mathieu Rigouste enquête depuis sept ans sur cette journée méconnue de la guerre de libération algérienne. Il a mené ses recherches dans les archives militaires et administratives, dans celles de la presse, auprès de nombreux historiens et témoins qui ont accepté de parler face caméra.
Le deuxième souffle de la révolution
« Le 11 décembre c’est le deuxième souffle de la révolution de 1954. S’il n’y avait pas eu le 11 décembre, on ne serait pas libre ». « La surprise a été totale, y compris pour le GPRA (gouvernement provisoire de l’Algérie) qui a mis quatre ou cinq jours pour réagir ». « On avait l’impression que c’était le peuple qui avait repris les choses en main ». Ils sont nombreux à souligner cette irruption de la révolte à l’intérieur même de la révolution en cours et qui s’ancre dans le trop-plein d’une guerre de haute intensité, comme le raconte Messaouda Chouder : « Les militaires sont venus dans notre douar, ils ont ramassé tous les hommes, ils les ont mis contre un mur et ils les ont tués tous, sauf un ». Les récits de familles décimées sont asphyxiants. Cela donne une construction saisissante où le récit de la répression, celui « des fils qui ont vu leur mère torturée » le dispute à l’évocation d’actes allant au-delà du courage, comme cette femme qui fait reculer des militaires venus chercher ses deux garçons en leur disant de tirer sur elle s’ils veulent passer la porte de sa maison. Le courage se propage plus fort que la peur.
La résistance populaire au prix fort
Les femmes ont été nombreuses à sortir dans la rue, monter au maquis, se faire porteuses de bombes, entrer en rupture avec les conventions et les rôles. Les enfants aussi sont en première ligne, contribuant de manière décisive à l’organisation du soulèvement. La caméra zoome sur les visages qui évoquent à la fois « les traumatismes qu’ils porteront jusqu’à la fin de leurs jours » et la fierté d’une « résistance qui n’a pas cessé » et se rejoue aujourd’hui.
Le journaliste Sofiane Baroudi né après l’indépendance n’a pas connu cette brûlure de l’histoire, mais il l’analyse avec finesse : « Dès la conquête de 1830, il s’agissait pour la puissance coloniale de détruire l’organisation économique et sociale qui était centrée sur la propriété collective de la terre et l’agriculture vivrière et sur laquelle on instaure le capitalisme le plus sauvage ». Un projet qui aurait à faire face à la permanence des résistances populaires, dont les tentatives d’éradication, par les enlèvements et séquestrations, les déportations et internements de masse, l’utilisation de la torture serviront aussi de laboratoire aux méthodes de répression utilisées ultérieurement aux États-Unis et en Europe.
Les témoins insistent sur la multiplicité des formes de l’engagement populaire et la mobilisation des familles dans la révolution, qui existent en dehors du FLN, et ne sont pas assez documentées.
Le réalisateur cherche aussi à montrer qu’il y a eu une relation dialectique entre le travail organisationnel mené essentiellement par le FLN/ALN, le Mouvement national algérien (MNA), le Parti communiste algérien (PCA) et les résistances populaires, la plupart du temps auto-organisées en dehors des « appareils politico-militaires » avant, pendant et après la guerre de libération.
Témoignages, archives inédites et puissantes, images de la beauté du pays, adresses contemporaines, incrustations d’événements, comme le grondement de La Casa del Mouradia, le chant des supporters du club d’Alger, devenu un hymne contre le cinquième mandat de l’ex-président Bouteflika fusionnent avec des ruptures de style par lesquels derviches tourneurs, enfants acrobates, artistes qui dansent et rappent déploient, hier comme aujourd’hui, la puissance de vie d’un grand corps collectif.
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