Algérie, mon amour contrarié

Le documentaire de Mustapha Kessous a déclenché des torrents de réactions passionnées, en Algérie comme en France. Au delà des polémiques, « Algérie mon amour » soulève la question du regard que l’on pose sur la société algérienne et de la manière dont on met en image un mouvement tel que le Hirak, présenté ici de façon discutable. Les nombreuses réactions interrogent aussi sur le sens du genre documentaire, sujet à interprétations. Décryptage d’un objet télévisuel controversé.

Image en filtre noir et blanc d’une scène du documentaire de Mustapha Kessous « Algérie, mon amour ».

« Je m’honore d’être un conservateur et je ne rêve pas d’un pays libéré qui serait la réplique de celui qui justement l’enferma dans son ombre en le condamnant à végéter, privé de ses structures, de ses traditions, de ses formes élaborées de sensibilité, de sa manière de croire en Dieu et de ses façons de réagir aux grands thèmes éternels. »

Rédigées à la veille de l’indépendance par le poète Malek Haddad alors en exil en France, ces lignes, tirées de l’essai Les Zéros tournent en rond1, annoncent de façon prémonitoire une part des conflits qui n’en finissent pas de se nouer en Algérie depuis 1962 : la condition des femmes et l’infamant Code de la famille, le problème linguistique, la mise sous tutelle étatique de l’islam, l’étouffant contrôle social et l’articulation complexe entre les sphères individuelle et collective, entre liberté et solidarité…

Ces questions s’ajoutent évidemment à celles des choix économiques opérés dans le pays, au contexte international, etc. Elles demeurent en souffrance faute d’un espace public démocratique capable de les recevoir. C’est parce qu’il pointe, de façon certes caricaturale, tous ces blocages, que le documentaire Algérie mon amour diffusé le 25 mai 2020 sur France 5 a suscité tant de réactions des deux côtés de la Méditerranée. Analyse d’un objet télévisuel qui a fait grand bruit.

Exilé.es de l’intérieur

Edward Saïd insistait inlassablement sur ce point : on ne peut vraiment connaître un auteur qu’en le lisant dans sa propre langue, qu’en entrant directement en contact avec la langue dans laquelle il a pensé et rédigé son œuvre. Il en va tout autant des mouvements sociaux, en particulier d’un soulèvement spontané et populaire comme celui du Hirak, dont on ne peut saisir la spécificité, le génie intime, qu’avec la langue dans laquelle le soulèvement s’énonce et énonce les possibles qu’il entrevoit.

Dès les premiers rassemblements de février 2019, le Hirak algérien s’est montré créatif, usant de multiples registres (chants, slogans, pancartes humoristiques, dessins…), et mélangeant allègrement les langues (l’arabe dialectal, le kabyle, l’arabe littéral et le français). Les nombreuses images des défilés que montre le documentaire témoignent d’ailleurs d’une présence significative du français, attestant que cette langue, « qu’on le veuille ou non, qu’on l’admette ou non, fait partie intégrante du patrimoine national » des Algérien.nes, comme l’a écrit Malek Haddad dans l’essai précité.

Mais en faisant le choix quasi-exclusif du français dans ses interviews, le réalisateur met ses cinq personnages (Anis, Athmane, Hania, Mehdi et Sonia) en situation d’exil intérieur. Si le procédé n’a rien d’étonnant (il s’agit après tout, relève Meryem Belkaïd, d’un « documentaire français, en français pour les Français »), le manque de spontanéité et l’inhibition qu’il produit sont patents, et se remarquent encore davantage dans les échanges des protagonistes avec leur entourage. Ainsi Sofiane, présenté comme un militant indépendantiste kabyle, doit-il raconter le calvaire de son arrestation et des violences qu’il a subies par les autorités dans un français si approximatif que le réalisateur a jugé nécessaire de le sous-titrer.

Pourquoi ne pas avoir recueilli une parole si importante en kabyle ? Pourquoi le réalisateur n’a-t-il pas laissé ses intervenant.es raconter en dialectal (qu’il soit kabyle ou arabe), ce qu’ils éprouvent en dialectal ? En opérant une telle coupure avec la langue maternelle, celle dans laquelle les protagonistes ressentent et pensent, celle dans laquelle s’enracinent les processus essentiels d’apprentissage et de socialisation, le réalisateur commet une grossière erreur. C’est non seulement une mise à distance de ses personnages, mais aussi des spectateurs algériens (berbérophones et arabophones). Cette langue de l’exil est aussi l’exil des spectateurs, pouvons-nous dire à nouveau avec Malek Haddad.

Le Hirak comme simple décor

Algérie mon amour nous met aux prises avec un autre procédé tout aussi discutable : le décalage qui existe entre les nombreuses et enthousiasmantes images des foules de manifestant.es et le choix du réalisateur de ne retenir à titre principal que les considérations des protagonistes sur l’intime, les relations amoureuses et le poids des traditions dans le pays. Les séquences des défilés font ainsi entendre des revendications qui visent le pouvoir tandis que les témoignages des cinq dirigent pour l’essentiel leurs griefs vers la société algérienne.

Le déséquilibre est tel que le Hirak finit par n’avoir qu’une valeur ornementale dans un film dont le propos est ailleurs. Ce ne sont pas les scènes jugées par certain.es comme transgressives qui sont ici visées, mais le fait que les contestations soient reléguées au rang d’illustration, voire de produit d’appel. Car une fois l’effet d’annonce sur le Hirak dissipé, le film ne tient pas sa promesse et des spectateurs ont pu à juste titre se sentir floués par ce qui apparaît comme un procédé de détournement.

L’opposition entre la politique et les mœurs est toutefois purement formelle. Une dichotomie tout aussi stérile est entretenue en France par certains courants politiques entre le social (jugé noble), et le sociétal (qui ne servirait qu’à masquer les vrais problèmes). Quand le racisme se traduit pour les personnes qui le subissent par un taux de chômage plus élevé et une plus grande difficulté à se loger, pouvons-nous affirmer qu’il ne s’agit que de « questions sociétales » ? Il en va tout autant du patriarcat qui structure en profondeur les sociétés algérienne et française, dans des modalités à la fois identiques et distinctes.

La volonté de Mustapha Kessous de faire un film centré sur la question des relations amoureuses et des difficultés qu’elles impliquent dans une société algérienne où la « pudeur » est érigée en instrument coercitif contre les femmes, aurait très bien pu se justifier. À condition de l’énoncer clairement, comme a pu le faire Mohamed Lakhdar Tati avec Fais soin de toi, documentaire qui explore avec finesse, tendresse et humour le rapport tumultueux à l’amour qu’entretiennent les Algérien.nes, femmes et hommes, jeunes et plus âgé.e.s, citadins et ruraux.

Le faux débat du manque de représentativité

Le film de Tati et sa galerie de personnages nous renvoie à l’un des griefs fait selon nous à tort au documentaire de Kessous : son supposé manque de représentativité. Que peut bien signifier la notion de représentativité à l’intérieur d’un cadre, celui du cinéma documentaire ? Le documentaire n’est pas un reportage – qui devrait tendre vers une certaine forme d’objectivité – le documentaire est une œuvre de création et, en ce sens, le réalisateur a le pouvoir exorbitant de décider ce qui représentera le mieux son propos. Les représentations qui nous sont montrées sont avant tout celles du cinéaste, de sa boîte de production, de la chaîne diffuseuse.

Comme l’ont justement fait remarquer Louise Spence et Robert Stam dans une étude fouillée parue dans la revue Screen en 1983 (Colonialism, Racism and Representation), la remise en cause de la « plausibilité » narrative ou du manque de précision de telle ou telle œuvre, l’attention portée sur le réalisme, ont souvent trahi une foi excessive dans la possibilité de coller à la réalité de l’art en général, et du cinéma en particulier. Nous perdons ainsi de vue que les films, y compris documentaires, sont des constructions, des fabrications, des représentations.

Le choix de donner la parole à cinq jeunes francophones diplômés peut être critiqué, mais il n’est pas fortuit. D’un point de vue symbolique, la jeunesse est perçue comme étant la population par qui le changement arrive. C’est à elle que reviendrait la tâche de dépasser les blocages de la vieille société traditionnelle pour la renverser. Le désarroi d’une jeunesse arabe « occidentalisée », éprise de liberté, est un thème récurrent du journalisme en Europe et du cinéma néo-orientaliste (documentaires et fictions confondus).

Voilà pourquoi les chantages et formules incantatoires sur l’islam, le patriotisme et le néo-impérialisme suscités par Algérie mon amour, finissent par renforcer les défauts mêmes du film : reconduire la polarisation débilitante de la scène politique algérienne entre « modernes laïques » et « conservateurs religieux », « libéraux occidentalisés » et « véritables patriotes ». Autant de simplifications qui consolident un manichéisme au service du statu quo en Algérie.

Le départ comme seule issue

Disqualifier le film de Mustapha Kessous au motif que ce dernier ne vivrait pas en Algérie est pour le moins douteux. On le sait, la diaspora algérienne installée en France ou ailleurs fait pleinement partie de la réalité du pays. Aucune critique de ce type n’a été émise à l’encontre des membres de l’équipe championne d’Afrique de football qui sont nés en France, ou d’autres cinéastes qui font des films de qualité sur l’Algérie depuis l’Europe où elles et ils sont installé.es.

La déception vis-à-vis d’Algérie mon amour vient plutôt du fait que Mustapha Kessous plaque sur la société algérienne une grille d’interprétation terriblement convenue que l’on peut qualifier de « séculariste ». Dans ce discours devenu dominant en Europe et qu’a su si bien analyser Talal Asad2, le processus de sécularisation est jugé essentiel au projet de modernité, projet érigé en stade suprême vers lequel toute société devrait tendre pour réaliser pleinement la liberté et l’autonomie individuelles. Et tant pis si cela conduit à tordre certains faits et à évacuer toute complexité.

La « décennie noire » en Algérie est ainsi décrite de manière lapidaire dans le film comme « une guerre contre le terrorisme islamiste ». C’est pourtant à peu de choses près le même régime prévaricateur qui était en place dans les années 1990 et contre lequel manifestent aujourd’hui les Algérien.nes. Les enjeux proprement économiques, la manière dont s’organise l’économie de prédation autour notamment de la captation de la rente pétrolière, le soutien des chancelleries européennes, tous ces sujets et d’autres encore sont évacués au profit de ce qui s’est imposé dans les médias français comme un prêt-à-penser sur l’Algérie : une population prise en étau entre le pouvoir militaire et les islamistes. Un lieu commun politique qui place le film dans une véritable impasse.

À l’instar d’un Mohamed Hamidi avec Né quelque part (pour ne prendre qu’un exemple parmi d’autres), Mustapha Kessous traite l’Algérie quasi exclusivement sous l’angle du manque : manque d’intimité, de tolérance, de liberté, de mixité, de légalité, de structures, etc. L’Algérie serait en quelque sorte une France à laquelle il manquerait tout et qui n’existerait qu’en tant que version mutilée de l’ancienne puissance occupante.

Au lieu d’affronter les défis que doit relever le Hirak après un an de manifestations continues et un durcissement de la répression, Mustapha Kessous refuse l’obstacle : pour lui, la seule issue est dans l’exil. Il lui semble ainsi plus facile d’imaginer un départ de l’Algérie vers la France que la fin du régime. En équitation, on appelle cela une dérobade.

1Publié chez François Maspero en 1961.

2Voir notamment Formations of the Secular, Christianity, Islam, Modernity, Stanford University Press, 2003

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