Des voix venues de l’intérieur

Cinq poèmes en prose de Hisham Bustani · Les poèmes qui suivent sont tirés du recueil Prélude inévitable à une mort en sursis de Hisham Bustani (éditions Dar Al-Ayn li Nachr, 2014). Ils ont fait l’objet d’un spectacle image et son avec la participation de Kazz Torabyeh, le 17 novembre 2019 à l’Institut français d’Amman lors de la Nuit de la poésie, un rendez-vous annuel de l’Institut du monde arabe (IMA) qui l’organise simultanément à Paris et dans plusieurs villes arabes. L’auteur les a lus en arabe, dans l’ordre observé ici.
Chaleureusement accueillis par le public lors de cette soirée, ces poèmes, traduits par Nada Yafi à la demande de l’Institut Français de Jordanie, sont publiés pour la première fois en français par Orient XXI. Une vidéo artistique reprenant la performance audiovisuelle de la soirée est en préparation ; elle sera publiée ultérieurement.

© Kazz Torabyeh

Né en Jordanie en 1975, Hisham Bustani fait partie de la nouvelle génération d’écrivains arabes. Dès son premier recueil de nouvelles Ani l’hubbi wa l’mawt De l’amour et de la mort ») publié en 2008, l’écrivain affirme un style original, différent de ses articles politiques et culturels qu’il continue d’écrire par ailleurs, notamment pour la revue électronique 7iber, partenaire d’Orient XXI au sein du réseau des Médias indépendants sur le monde arabe. Quatre autres recueils de nouvelles ont suivi, qui donnent une résonance intimiste aux bouleversements des printemps arabes : Al-Fawda Rratiba lil wujud, (« Le monotone chaos de l’existence »), éditions Dar Al-Farabi, 2010, Ara l’mâana La perception du sens »), éditions Dar Al-Adâb, 2012, Muqaddimât lâ budda minha li fana’én mua’ajjal Prélude inévitable à une mort en sursis »), éditions Dar Al-Ayn li Nachr, 2014 et Chahîquon tawilon qabla ’an yantahi kullu chay’e Une longue inspiration avant que tout n’expire »), éditions Koutoub Khân, 2018. Aucun de ces recueils n’a encore été traduit en français.

— 

La ville qui est dans ma poitrine

L’air est épais. Il me gifle, à plusieurs reprises, laissant sur mon visage les traces de ses doigts visqueux. Cette ville est épuisée, et c’est son souffle qui s’exhale. Lorsque le chirurgien a fendu ma poitrine, il a trouvé tous ces bâtiments aux couleurs éteintes, à la peinture écaillée. À l’une des fenêtres, une femme disait à sa voisine : « Mon mari n’y arrive plus ». Puis elle retournait sa tasse, pour lire dans le marc de café toute son infortune.

À une autre fenêtre, un homme ventru, en sous-vêtements, grille cigarette sur cigarette. Il ressemble à celui qu’avait épousé ma mère et qui est mort, oublié, d’une jambe dévorée par le diabète. À l’horizon le bleu de la mer se remplit de navires en attente. Il n’y a personne sur les quais. Les grues sont en suspens. La vapeur qui monte de la mer donne encore plus de force à la main qui me gifle. Il y a cette lumière forte dans mes yeux, un soleil éclatant, plusieurs soleils, qui tournoient, tournoient et viennent se fixer au plafond de la salle d’opération. Le chirurgien vient d’enlever ses gants ensanglantés. Il donne à l’infirmière une tape sur les fesses avant de sortir, me laissant dans la bouche plusieurs tuyaux. Ils vont être enlevés tout à l’heure, et je vais me réveiller.

Un chat noir sur un mur miaule puis saute dans une benne à ordures à moitié remplie. Des enfants ferment le couvercle, allument un pétard, soulèvent de nouveau le couvercle, le temps que se produise la formidable déflagration dans la prison de fer. J’ignore si un univers se forme à cet instant précis dans l’antre de la benne. Ou si Shrödinger a connaissance de la mort du chat ou de sa survie. Les enfants se sont enfuis, l’observateur est dans la salle d’opération, la ville est dans ma poitrine et je reviens tout doucement à moi dans un brouhaha de bavardages creux.

Ils m’ont dit qu’ils avaient remplacé mon cœur, mais je vois bien que quelque chose ne va pas. Parfois ce nouveau cœur s’arrête de battre. Je le sors de ma poitrine, je lui parle, sans parvenir à adoucir sa peine ni sa mélancolie. Je mords dedans, une bouchée ou deux, je les mâche, elles ont un goût de gaz d’échappement, de foule et d’embouteillages. Alors je recrache en maudissant ma tristesse qui ne cesse de se reformer, se renouveler, se reproduire sous des formes diverses. Une apparition blanche avance à présent, en flottant, devant l’une des fenêtres, et un élancement de douleur me traverse le bras. J’ouvre les yeux en proférant des insultes, et l’infirmière se retire avant que je n’aie pu voir si elle était belle ou laide. Tant pis.

Je suis un poisson à présent, et l’eau dans laquelle je nage est pure et transparente. Mais à l’inverse de la fontaine dont on m’a retiré, elle a des parois dures de tous côtés. Je nage ici, et je me cogne. Je nage là, et je me cogne. Une prison transparente cette fois-ci. Lorsqu’on m’a donné de la nourriture par le haut j’ai deviné l’absence de paroi, j’ai voulu sauter pour vérifier mon pressentiment, mais pour mon malheur, qui ne cesse de se renouveler, je suis tombé sur une surface inconnue, j’ai été pris de tremblements, de râles, d’étouffement, jusqu’à devenir ce corps inerte aux yeux ouverts, fixant le vide.

C’est moi qui ai transporté le petit corps vermeil, et creusé une tombe sous le néflier. L’arbre paraît gigantesque comparé au petit corps. J’entends des murmures là-haut, là où apparaissent des têtes d’hommes que je connais bien. Ohé vous autres, là-haut ! ai-je crié. Mais le son est resté enfoui dans ma tête. Ma langue n’a pas bougé, ma bouche ne s’est pas ouverte. Leurs visages ont disparu à présent. Remplacés par des pelletées de terre qui me tombent dessus, me giflent le visage à plusieurs reprises, comme un air épais.

Je vais m’endormir à présent.

Il y a une personne au moins qui sait que je suis vivant.

Moi.

Il y a des voix à l’intérieur

Je ne suis qu’un lieu solitaire et en ruines.

Mes salles intérieures sont vides de tout meuble, ma seule fenêtre est sombre et ne laisse point passer la lumière. Une grille électrifiée la recouvre, qui éloigne les oiseaux et me garantit un silence immuable.

Dans le salon (c’est ainsi que j’imagine cette pièce), une contrebasse est étendue par terre. Si vous collez l’oreille au bois de l’instrument vous entendrez vibrer des rires prisonniers. Pourtant la contrebasse est aussi mélancolique que les pas que je traîne sur les trottoirs lorsque je sors. Les clés de l’instrument sont à moitié arrachées, les cordes sont rompues et le sang ne coule plus dans les veines de sa musique. Quelques feuillets de notes traînent par terre parmi de nombreux éclats de verre, pareils à des fragments de mosaïque. S’agit-il de morceaux de miroirs autrefois suspendus à ces murs ? Je n’en sais rien. Personne ne le sait. Le joueur de contrebasse est le dernier à s’être glissé dans le lieu, tel un parfum. Et tel un parfum, il s’est évaporé.

Personne n’est entré dans ces pièces, ne fût-ce qu’une seule fois, après que la musique se soit arrêtée. Je me suis mis à passer devant cette maison de fantômes d’un pas rapide, tête baissée, en sifflotant pour ne pas entendre les voix qui me semblaient venir de l’intérieur.

De nombreux, très nombreux grillons domestiques, morts. Un tapis de grillons morts couvre les planchers. Il est clair qu’un carnage de grillons a eu lieu ici. Ils sont tous blonds, de taille moyenne. Une certaine beauté se dégage de ces corps étendus sur le dos, inertes. Ils me font penser à moi-même et à l’enfilade de chambres qui me composent, se répètent à l’infini, toutes pareilles, entièrement retournées, plafond vers le bas. Qui donc voudrait se frayer un chemin à travers toute cette mort ?

Il devait certainement y avoir des tableaux ici, accrochés aux murs. Ils n’y sont plus. Mais leurs traces sur les murs dessinent de nouvelles toiles qui correspondent bien à mon état actuel. Chaque tableau est délimité par un cadre de poussière et d’impuretés autour d’une surface autrefois blanche, aujourd’hui grise, surmontée d’un clou.

Si vous savez bien écouter, le clou vous dira combien de souvenirs embaumés se sont accrochés à lui. Le clou vous dira que les souvenirs suspendus sont immanquablement pareils à un alpiniste qui a perdu pied et s’accroche à présent au bord de la falaise.

Si vous êtes bon observateur, vous verrez que les clous sont toujours à leur place. Quant aux grimpeurs, pour leur plus grand malheur, ils ont chuté. C’est peut-être l’explication de tous ces débris mouvants, fragments d’une mosaïque de verre. Ce sont peut-être des bouts de moi-même. Ne dit-on pas que nous sommes nos souvenirs ? Que nous nous brisons, à chaque chute, en milliers de morceaux ?

Parfois j’entends comme un lointain aboiement venant de mon for intérieur. Suis-je désormais un vieux vestige hanté par des animaux nocturnes et solitaires ? Et toutes ces herbes folles qui ont poussé dans mes recoins, et pris tant de hauteur… Les arbres vous diront un jour combien d’enfants ont joué sous leur feuillage. Le grenadier vous dira combien de pierres il a reçues pour laisser choir ses fruits de si haut. À présent les grenades pourries tombent d’elles-mêmes, et personne ne les ramasse.

Je passe rapidement devant cette maison de fantômes, sans regarder. J’emprunte un chemin qui me ramène sans cesse à cette même maison. Je change de chemin tous les jours et tous les jours mes pas pressés me ramènent ici.

Je ne suis qu’un lieu solitaire et en ruine auquel mènent tous les chemins. Je suis le cœur d’un labyrinthe dont les détours n’ont qu’une seule direction, et mènent à moi. Je ne frapperai pas à la porte de cette maison. Je passerai toujours devant d’un pas pressé, fuyant ces voix qui semblent venir de l’intérieur.

Un court instant avant la Fin

Ta tête, atteinte par la brique lancée haineusement par un tueur d’oiseaux exercé continuera de saigner à jamais sous mes yeux.

La cervelle blanche continuera de couler insidieusement de tes fractures pour venir s’enrouler autour de mon cou.

Viens, allonge-toi près de moi. Je soignerai les traces incendiaires laissées sur ton corps par la barre de fer. Je soignerai la cavité laissée entre tes yeux par la balle de kalachnikov. Je ferai de ma chair un oreiller pour ton corps exténué, ravagé.

Étais-je sourd ou bien n’ai-je pas entendu ton cri ? Peut-être l’as-tu avalé. Peut-être as-tu avalé ta langue. Dis-moi que tu t’es suicidé par étouffement. Dis-moi que tu n’as pas entendu le craquement des os qui se brisaient un à un, qui se démantelaient. Dis-moi que tu n’as pas entendu la voix qui disait « il faut viser la tête ».

Cette terre est l’héritage d’une répugnante espèce de dieux obséquieux. Un dieu esclave d’un dieu esclave et ainsi de suite à l’infini. Mais la fin viendra. Lorsque je tends le poing et que je serre les dents, je me dilate jusqu’à devenir un colosse bleu et froid, et j’écrase de mon pied toutes ces ordures. Du coin de mon regard omniscient coulent des gouttes d’acide. Dissolvez-vous. Disparaissez. Je lève mon verre à votre mort et m’assois seul sur une planète vide où j’attends ma mort, qui ne viendra pas.

Mais la vie n’est pas une bande dessinée et l’écrivain ne pourra pas créer un autre avenir pour vous ou pour moi. Cet être immolé devant moi n’est pas une péripétie d’un récit embaumé dans des feuillets, que la raison ressuscite quand elle le souhaite, et qui retourne sur une étagère poussiéreuse après lecture.

Ce qui est là, devant moi, c’est un sang qui n’arrêtera pas de couler. Cette brique qui a été lancée sur ta tête, qui a brisé et s’est brisée, continuera de tourner dans ma tête, en projection rapide, lente, inversée ; je me tourne et me retourne dans mon lit comme sous les coups d’une barre de fer et puis j’explose comme si je recevais une brique sur la tête.

Décomposition

Je n’arrive plus à écrire.

Autrefois tranchant comme une épée le crayon s’est mué en un vieux clou épais. Autrefois le papier était trop petit pour l’écriture prodigue. Les lignes se perdaient entre renvois et ratures. Il est à présent plus vaste qu’une mer longeant une nuit d’été.

Semblable à la nuit de décembre qui tombe rapidement sur la ville, le mutisme enveloppe mon crayon. Celui-ci est désormais semblable à un homme lascif, mais impuissant, sa sève l’ayant quitté.

Lorsque le désespoir s’impose comme un invité pesant et que les idées refoulées se battent entre elles, faute de pouvoir enfourcher des mots comme chevaux de bataille, il laisse derrière lui une migraine tenace.

Alors je me regarde dans le miroir, et ne vois que le reflet du mur derrière moi.

À la station

— Ainsi donc, il nous faut mourir ici… dans l’attente d’un pays qui ne viendra pas.

— Quel pays ? C’est toi qui le nommes, le pays. C’est toi qui lui insuffles un esprit. C’est toi qui en fais un oreiller pour ta tête, une couche pour ton corps.

— J’ai essayé. J’ai pris une poignée de terre, je l’ai humée. J’ai joué à cache-cache avec les enfants des voisins. J’ai rendu visite à ma grand-mère, toutes les semaines. Elle préparait pour moi un gâteau. Mais rien de tout cela n’avait de sens. Là-bas non plus, là où il n’y a ni terre, ni enfants ni grand-mères, rien n’a de sens pour moi non plus. Ma vraie patrie c’est l’attente.

— Écoute-moi : je suis né dans un citronnier, tu me crois ? Mon premier souvenir se trouve dans son feuillage. Lorsque j’ai complété ma première année, on m’a administré, m’a-t-on dit, des gouttes de citron dans la bouche. « Ce pays est capable de dissoudre le fer, imagine un peu ce qu’il peut faire avec des humains », disait mon père. Il pressait le citron et me le distillait dans la bouche. Alors ma peau s’est épaissie et j’ai arrêté de me plaindre.

— Non, toi, écoute-moi : Il y a un soleil qui se couche, et il y a un homme qui se tient debout sur un plateau entouré de montagnes. Cet homme c’est moi. Quelqu’un m’a renversé de la soupe sur la tête. Un autre a tiré sur moi. Nombreux sont ceux qui m’ont poignardé dans le dos. Regarde-le. Il est transpercé comme une passoire. J’entends une mélodie funèbre. C’est la sonnerie aux morts. T’en souviens-tu ? On jouait cet air pendant que le Leader arrosait l’Arbre de vie, accompagné de tous ces instruments à vent, parcourus par le souffle d’une bande de bouffons. Qui sait si l’un d’eux n’avait même pas uriné dans l’aiguière dorée. Écoute, ne me parle pas de citron et de peau épaisse. Ma main c’est du cristal, et mon cerveau une bombe à retardement. Tic, tac, tic, tac… tu l’entends ?

— Mais alors, qu’attends-tu, au juste ?

— Je crois que c’est clair maintenant. J’attends la déflagration.

Soutenez Orient XXI

Orient XXI est un média gratuit et sans publicité.
Vous pouvez nous soutenir en faisant un don défiscalisé.