Cela fait trente-cinq ans que le metteur en scène libertaire Roberto Ciulli, qui a quitté l’Italie pour l’Allemagne à la fin des années 1960, s’est fait le promoteur d’un théâtre international fondé sur l’échange de spectacles entre compagnies et artistes. En pleine guerre froide, il a été le premier à tisser des liens avec les pays de l’Est, le monde arabe et africain, l’Iran. Avec Rolf Hemke qui le seconde, ils sont en mesure de pérenniser un Theaterlandschaft Mittelmeer (« Paysage théâtral méditerranéen ») qui occupe une place exceptionnelle en Europe, regardant la Méditerranée comme une région complexe dont les artistes sont les plus à même de rendre compte des bouleversements et mutations.
Pour cette nouvelle édition (jusqu’au 30 avril dernier), rendez-vous était pris avec des artistes tunisiens, libanais, syriens et irakiens. On y retrouvait avec expectative Issam Bou Khaled, talentueux électron libre de la scène libanaise dont la trilogie Archipel, Maarch et Banafsaj avait été présentée en France par le Tarmac1. Le metteur en scène, également auteur et comédien, avait donné sa dernière création, Black Box, en 2014 puis pris de la distance avec les planches. « Je n’avais plus rien à dire. J’avais vraiment envie de faire autre chose ». Il faut du souffle pour faire face au manque de moyens qui caractérise la scène libanaise et requiert une passion et un engagement de tout instant.
Trois ans plus tard, après avoir créé un spectacle de marionnettes, ‘Ma’sati’, il revient en force avec Carnivorous, une tragi-comédie tout en finesse sur le basculement de la société dans les attentats-suicides. Issam Bou Khaled est de la génération de la guerre, issu de la gauche arabe. Jusqu’à présent les cibles avaient toujours été claires : un combat contre l’occupation israélienne et l’impérialisme américain. Aujourd’hui les cartes sont brouillées. Des jeunes se font exploser en hurlant « Allah ou Akbar » au milieu d’autres jeunes. C’est l’histoire de Carnivorous, qui commence innocemment par une brouille de couple (Issam et son épouse, Bernadette Houdeib, avec laquelle il joue pour la première fois). Remise en cause du quotidien, de leur sexualité et de leurs rituels de séduction, déconstruction de quelques stéréotypes sur les rôles et le genre, critique de l’aliénation aux réseaux sociaux. Et conflit sur la transmission des valeurs à leur unique fils de 17 ans. Jusqu’à ce que la nouvelle fracassante tombe : l’attentat-suicide a eu lieu dans la boîte de nuit où il était allé danser. Plus dévastateur encore, le kamikaze dont on vient de retrouver les papiers d’identité serait leur propre fils. Une nouvelle-électrochoc, aussitôt suivie de l’irruption dans l’appartement du couple de la sécurité libanaise, ici représentée par un seul protagoniste (Saïd Sehan), mais qui en restitue tout le déploiement et la brutalité. Les voilà cernés, traqués, menacés, interrogés. Issam qui joue son avatar est un athée revendiqué alors que sur son nom on le prend d’office pour un musulman. La musulmane, c’est Bernadette habituée à se voir attribuer une confession forcément chrétienne.
Nouvelle déconstruction de carcans politico-religieux faisant florès au Pays du cèdre. Nouvelles interrogations existentielles sur la société dans laquelle ils vivent et ce qu’elle produit. Jusqu’où s’attribuer quelle once de responsabilité ? Des questionnements qui ne concernent pas seulement le Liban, mais nous sont adressés frontalement jusqu’à ce qu’une dernière information vienne percuter la première : Leur fils tant aimé n’était pas le kamikaze, mais celui qui avait cherché à l’entraîner hors du dancing…
Avec X-Adra2, créé cet hiver à la Filature de Mulhouse, on est loin de toute fiction. Six anciennes détenues des geôles syriennes, dont l’une a changé de sexe, viennent dire à la première personne leur propre histoire. Étudiantes pour la plupart, arrêtées aux premières heures de la révolution et conduites à X-Adra, sinistre prison damascène, où elles seront longuement interrogées et torturées, il y a aussi parmi elles une militante communiste qui avait déjà été arrêtée en 1982, lorsqu’elle se mobilisait pour le retrait de l’armée syrienne du Liban. Deux d’entre elles portaient le voile avant leur arrestation, mais aujourd’hui elles parlent toutes visage et cheveux découverts. Elles sont accompagnées sur le plateau par la chanteuse lyrique Lubana Al-Quntar, dont le père fut lui aussi détenu durant dix ans sous le règne de Hafez Al-Assad, et qui en ressortit mutique. Sur deux générations, elles montrent la continuité d’un régime de terreur qui s’exerçait individuellement et dans la dissimulation, mais qui aujourd’hui est secoué par un grand corps collectif en rébellion.
Il a fallu trois ans pour monter le projet porté par Ramzi Choukair, comédien et metteur en scène franco-syrien, et le dramaturge Wael Kadour, réfugié en France depuis 2015. C’est lorsque Ramzi retrouve l’une de ses anciennes camarades d’université dans un camp de réfugiés, à Mersin, en Turquie, qu’il se met à recueillir patiemment, pour la restituer, cette tragédie qui aura touché près de cinquante mille femmes depuis 2011. Il la convainc de témoigner. Elle le conduit à d’autres femmes prêtes à prendre la parole à leur tour. Pour le metteur en scène, il était évident qu’elles seraient les interprètes de ce qu’elles voudraient bien livrer et que personne « ne prendrait leur place » pour raconter une histoire qui « non seulement leur appartient », mais « qu’elles sont les plus à même de transmettre ». On entendra seulement des morceaux infimes et terribles de ce qu’elles ont enduré, mais lorsqu’elles l’adressent, regard face au public, alors que ce seul acte les met en danger, elles ou leurs familles restées en Syrie, il se produit vraiment quelque chose qui fait voler en éclat la frontière de la scène.
En contrepoint, trois auteurs syriens, Wassim Ghrioui, Wihad Sulaiman, Mudar Al-Haggi, réfugiés en exil — rappelons que les Syriens sont un million en Allemagne — présentent trois pièces, respectivement Tin Pit, Existence et Barsach, qui viennent encore documenter, d’une manière intime et personnelle, la guerre syrienne et la dispersion. Renouvelant une écriture de l’urgence et du témoignage, leurs sources sont leurs propres histoires.
Il faut également mentionner El Kharif (« L’automne »), la pièce irakienne dirigée par Sameem Hasab Allah formé au conservatoire de Bagdad, inspirée à la fois par Haute surveillance de Jean Genet et par un texte de l’auteur irakien Haïder Joumâa, Sirdab (« Sous-sol »). Elle aborde sans métaphore la brutalité des assassinats en série qui sont la conséquence directe de la destruction de l’Irak suite à l’invasion américaine où la violence a atteint son point d’incandescence. À travers le personnage de Yeux-verts, qui chez Genet est condamné à mort pour le meurtre d’une femme, et les scènes de séquestration de Sirdab, il s’agit moins de décrire que d’exorciser une violence intrinsèque pour la dépasser dans un avenir qui pour les Irakiens reste à reconstruire.
Il faut entendre et faire circuler toutes ces paroles sur la violence et la mort, car les acteurs qui les portent nous donnent une magistrale leçon de vie.
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1Scène francophone très impliquée dans la découverte et la diffusion des artistes d’Afrique et du Proche-Orient, le Tarmac est actuellement menacé de disparition.
2X-Adra sera les 21 et 22 novembre 2018 à la scène nationale d’Annecy et les 27 et 28 novembre 2018 à la scène nationale de Chambéry. Et tournée en cours de programmation.