Créé en 2019, Et le cœur fume encore tire son titre d’un poème de Kateb Yacine :
Persuasif et tremblant
J’erre au bord de la grotte
Vers la limpide imploration
Point de soleil encore
Mais de légers nuages
Des oiseaux gémissants
J’ai la douceur du peuple
Effrayante
Au fond du crâne
Et le cœur fume encore
L’hiver est pour demainLe Polygone étoilé, 1966.
Une épopée de la décolonisation
C’est le second volet du diptyque Écrire en pays dominé, inspiré de l’œuvre de Patrick Chamoiseau, entamé en 2016 par Alice Carré et Margaux Eskenazi avec la Compagnie Nova qui veulent mener une investigation théâtrale sur les écritures et les pensées de la décolonisation « pour penser nos identités françaises et les oublis de sa mémoire coloniale ».
Le premier spectacle, Nous sommes de ceux qui disent non à l’ombre célébrait les poètes de la négritude et de la créolité : Aimé Césaire, Léon-Gontran Damas, Léopold Sédar Senghor, Édouard Glissant… en les inscrivant dans les questionnements philosophiques et politiques d’aujourd’hui.
Tout comme les jeunes gens avec lesquels elles travaillent, les deux metteuses en scène sont nées bien après la décolonisation, bien après la guerre d’Algérie dont elles se réapproprient l’histoire aujourd’hui. Une histoire non enseignée à l’école, qui a laissé en elles un profond malaise, et qu’elles tentent de mettre à jour, en en analysant le racisme d’État, dans Et le cœur fume encore. Après les premières représentations en 2019 qui ont eu un effet coup de poing, d’abord au festival off d’Avignon puis plus largement sur le territoire, dans des théâtres, mais aussi des lycées, elles affichent pour cette rentrée 2022 une tournée nationale peu banale pour ce type de spectacle qui n’hésite pas à mettre le couteau dans la plaie et dont on se réjouit.
Construisant une véritable épopée, intime et collective, à partir d’un rigoureux travail d’enquête, de recueil de témoignages et de voix de poètes (outre Kateb Yacine, Mouloud Feraoun, Albert Camus, Assia Djebar…), le spectacle parcourt la période de la colonisation, de la lutte de libération et de l’indépendance de l’Algérie en donnant la parole à une foule de protagonistes et en faisant des allers-retours entre passé et présent. Il commence astucieusement dans une adresse frontale au public où les jeunes comédiens — Armelle Abibou, Loup Balthazar, Salif Cisse ou Christophe Ntakabanyura, Malek Lamraoui, Yannick Morzelle ou Lazare Herson-Macarel, Raphaël Naasz et Eva Rami —, tous formidables, présentent leurs personnages.
Finalement, sept parcours de vie où vont s’enchevêtrer le réel et la fiction : l’itinéraire d’une femme pied-noir dont la famille, arrivée en Algérie en 1845, a dû retourner en France en 1962 ; celui d’un harki dont les aïeux ont combattu comme tirailleurs français durant les deux guerres mondiales et qui, rapatrié en France en 1962, échouera dans un camp jusqu’en 1975 ; le destin d’un travailleur algérien immigré en France qui devient membre actif de la section française du FLN et retournera vivre en Algérie après l’indépendance ; celui d’un membre du FLN section algérienne ayant émigré en France dans les années 1970 pour y trouver du travail ; le cheminement d’un officier de l’armée française ayant rejoint l’OAS, d’un appelé brisé par les scènes de torture auxquelles il a dû participer ou d’une militante anticolonialiste ayant rejoint l’Algérie pour participer à sa construction post-indépendance.
« J’avais la rage contre la France »
La plupart des récits sont portés par les enfants ou petits-enfants des protagonistes, interrogeant l’impact de cette mémoire dans leur famille et leur place dans la société contemporaine française. La fille de l’un d’entre eux le formule :
Moi qui ai toujours vécu en France, je découvrais que cette histoire était aussi la mienne. Je réalisais que j’étais partie pleine de questions. J’avais la rage contre la France, mais je ne savais pas grand-chose de l’Algérie. Et ma famille d’Algérie avait la rage contre l’Algérie.
Moi, je devais me construire au milieu de ça.
Retraçant des moments-clé, tels le massacre de Sétif en 1945 ou la bataille d’Alger en 1957, les comédiens interprètent également des situations emblématiques — que l’on ne dévoilera pas toutes —, comme lorsqu’en 1958 à Bruxelles, Jean-Marie Serreau donne la première représentation du Cadavre encerclé de Kateb Yacine, alors interdit en France. C’est Édouard Glissant qui introduit le spectacle, tandis que tous ont reçu des menaces de mort et de plasticage.
Il sera aussi question du témoignage de Henri Alleg dans son livre La Question1, du procès de Jérôme Lindon, le fondateur des Éditions de Minuit), et plus largement du rôle que les intellectuels et la littérature ont pu jouer dans la prise de conscience des atrocités commises pendant la guerre d’Algérie.
Du massacre du 17 octobre 1961 à la Marche pour l’égalité de 1983
Le 17 octobre 1961 y est aussi largement traité, évoquant la manifestation parisienne de milliers de travailleurs et de leurs familles qui, parce qu’ils dénonçaient le couvre-feu, furent jetés dans la Seine, arrêtés et torturés. Nombre d’entre eux furent expulsés vers l’Algérie, sous la répression folle du préfet Maurice Papon, rappelant que si en Algérie c’est d’emblée une journée de commémoration nationale, il a fallu attendre les années 1990 pour l’inscrire dans l’histoire française.
On remontera ainsi le temps jusqu’à l’interruption du match France-Algérie au stade de France en 2001 par les enfants des cités, héritiers de la Marche pour l’égalité et contre le racisme (15 oct. 1983 – 3 déc. 1983). Dans des séquences fondues enchaînées, des changements de costumes et de lieux à vue, des intonations et des rythmes dont on ne perd pas le moindre souffle.
Précisons le soin qui a été apporté à ce que les acteurs, femmes ou hommes, français ou algériens, noirs ou blancs, jouent tout type de rôle, incarnant un personnage « non pour sa couleur ou son sexe »,, mais pour sa crédibilité dans « une tentative de décoloniser et dégenrer les imaginaires » qui donne aussi toute sa puissance à la pièce.
EN TOURNÉE
➞ en février : Le Safran, Amiens (1er), Théâtre de Charleville-Mézières (3), Espace culturel André Malraux, Le Kremlin-Bicêtre (5), MAC Créteil (9-12), Théâtre de Corbeil-Essonnes (15), Le Carré magique, Lannion (22), Le Carré, scène nationale de Château-Gointier (24)
➞ en mars : Le Tangram, Évreux (1er-2), Le Cube, Douvres-la-Délivrande (4-5), CDN de Tours (8-9), Le Quai des Arts, Argentan (15), L’Éclat, Pont-Audemer (19), Le Forum, Carros (22), Le Bordeau, St-Genis Pouilly (24), Le Point d’eau, Ostwald (26), Théâtre Victor Hugo, Bagneux (29-30)
➞ en avril : La Passerelle, scène nationale de Gap (1er), Transversales, scène conventionnée de Verdun (5), Au fil de l’eau, Pantin (12), Le Figuier blanc, Argenteuil (19-20), Culture commune Grenay/Loos-en-Gohelle (26).
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1Éditions de Minuit, 1958.