Féminismes

France. La place introuvable des musulmanes dans la cité

Pourquoi les femmes musulmanes font-elles l’objet d’un tel rejet en France dès qu’elles affirment leur identité ? Deux livres tentent de répondre à cette question en s’appuyant sur des analyses féministes qui rompent avec la vison occidentale.

Banlieue de Strasbourg, 2016
Patrick Hertzog/AFP

Les femmes musulmanes ne sont-elles pas des femmes ? C’est la question que pose Hanane Karimi, maîtresse de conférences en sociologie à l’université de Strasbourg, dans l’essai qui vient de paraître aux éditions Hors d’atteinte. Elle y analyse la construction politique et médiatique de la figure de la femme voilée et questionne les contradictions et limites d’un féminisme hégémonique prétendument universel. La sociologue Marie-Claire Willems, membre d’Islams et chercheurs dans la cité, publie, elle, aux éditions du Détour, Musulman. Une assignation ? où elle interroge l’identité, vécue ou attribuée, des musulmans et les enjeux de cette catégorisation dans la société française. L’une et l’autre ont analysé une multitude de sources documentaires et mené des enquêtes de terrain au long terme auprès des principaux concernés.

Bien qu’étant confrontée quotidiennement au racisme antivoile, Hanane Karimi expérimente une blessure cuisante lorsqu’elle se rend, en janvier 2017, à une audition au Sénat, dans le cadre d’un débat autour du rapport intitulé La laïcité garantit-elle l’égalité femmes-hommes ? Ce n’est pas la première fois qu’elle y est conviée, mais elle est cette fois prise à partie par des associations comme Femmes sans voile et la Brigade des mères qui vont s’acharner à lui couper la parole et à la faire huer. « Quelle égalité femmes-hommes peut ainsi être défendue en attaquant des femmes ? », s’insurge-t-elle. « Depuis quand cette égalité est-elle suffisamment acquise en France pour qu’on s’autorise à attaquer spécifiquement des musulmans et des musulmanes qui la menaceraient ? »

Un ordre colonial

Ce traumatisme, qui dévoile pour elle « les règles de l’ordre genré et racial », elle le dépassera en poursuivant ses combats — dont celui pour l’autonomie des femmes musulmanes dans leur propre communauté — et en se dotant des outils d’analyse critique qu’elle cherche aussi transmettre à d’autres. Même s’ils ne font pas la une des médias, ces outils ne manquent pas, depuis les travaux d’Abdelmalek Sayad qui ont montré comment l’islam est dans l’ordre colonial incompatible avec la citoyenneté française jusqu’aux recherches plus contemporaines de Marwan Mohammed, Abdellali Ajjat, Nacera Guenif, les prises de position de féministes historiques comme Christine Delphy, ou les éclairages des autrices postcoloniales africaines-américaines. Ses sources sont plurielles et nombreuses pour affronter un débat clivant qui s’est exacerbé d’année en année. Elle commence alors un travail de thèse, fondé sur son propre engagement, sur la capacité à agir des femmes musulmanes en France pour en faire des sujets et non plus des « objets » du débat public, s’appuyant notamment sur les observations de l’anthropologue Saba Mahmood à laquelle elle rend hommage.

Déterminée à défendre ses droits et ses choix, et ceux de ses compagnes de route, elle cherche aussi à rendre compte du prix fort qu’on leur fait payer et dont la mesure n’est jamais prise. La stigmatisation et l’exclusion qu’elles subissent en permanence, la contrainte à se dévoiler pour pouvoir travailler à laquelle elles sont la plupart du temps acculées, conduisent à des mécanismes psychologiques de dépersonnalisation, et à des troubles physiologiques qui montrent comment la domination s’exerce en premier lieu sur les corps. « La domination abîme nos perceptions, nos perspectives, notre champ des possibles et même nos goûts… Elle atteint également l’image de soi. » Comment ne pas se rebeller alors contre la catégorisation des individus selon leur couleur de peau, leur origine et leur religion d’une République soi-disant « une et indivisible » ?

La « racisation » des musulmans

C’est aussi cette catégorisation de l’identité musulmane (vécue, présumée ou attribuée) et les représentations qui lui sont associées qu’étudie Marie-Claire Willems. Elles conduisent à la « racisation » de la figure du musulman en France, toujours considéré comme étranger, à laquelle n’échappent pas les enfants de l’immigration, même à la deuxième ou troisième génération. À partir d’une large enquête de terrain, elle rencontre des musulmans et musulmanes dont certains se disent « musulmane athée » ou « musulmane non-croyante », ce qui l’amène à essayer de définir la complexité du terme et ses changements de signification historiques et sociologiques. Pour certains, il s’agit davantage d’une culture, d’une origine, même s’ils revendiquent un athéisme ou une forme d’agnosticisme. Pour d’autres, la croyance est liée à l’appartenance à une culture ou une origine. Il n’y a parfois pas de séparation entre ces différentes identifications, les identités n’étant jamais figées.

C’est la colonisation algérienne, lorsque « musulman » devient un statut juridique opposé au statut juridique d’un Européen, qui a racisé la figure du musulman en France en associant « arabe » à « musulman » et à « étranger ». Une opposition dont l’impact se perpétue, les musulmans étant aussi définis par le regard des autres, qu’ils aient une religion ou pas. Cette double perspective, à partir de ce que les gens disent d’eux-mêmes, et de comment ils sont définis par les autres, et dans les discours politiques et médiatiques en particulier, est très instructive. Elle se fonde sur un vaste corpus en histoire et sciences sociales, des rencontres avec des associations cultuelles, culturelles, militantes (dont le Parti des Indigènes de la République trop souvent diabolisé), la participation à des colloques, formations, etc. Elle traite aussi des nouvelles formes d’islamité en France où une signification exclusivement religieuse est investie comme un facteur d’émancipation, pour refonder des valeurs, reprendre des études, aider les autres, etc. Pour finir, elle pose à tous la question : « Comment être sujet de soi-même ? » Et y répond en concluant qu’il semblerait toutefois « que tous les individus ne soient pas logés à la même enseigne, lorsqu’il s’agit d’avoir le droit de faire sujet. »

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