« Le Choix », série préférée du régime égyptien

Par l’armée et pour l’armée · Diffusée pendant le mois du ramadan (de fin avril à fin mai 2020), la série égyptienne Al-Ikhtiar qui met en scène des opérations militaires égyptiennes dans le Sinaï a connu un succès indéniable, permettant ainsi à l’armée de redorer son image auprès de la population. Une seconde saison se prépare pour le ramadan de l’année prochaine.

L’acteur égyptien Amir Karara dans le rôle du colonel Ahmed Al-Mansi dans « Le Choix »

« Le Sinaï est le plus bel endroit sur terre. » Cette expression revient souvent dans la bande-annonce de la série Al-Ikhtiar (Le Choix) diffusée par le groupe saoudien MBC durant le mois du ramadan. Dans l’un des derniers épisodes, le personnage principal de la série, Ahmed Al-Mansi, se fait tuer. Divulgâchage ? Non, car cet officier de l’armée égyptienne n’est pas un personnage de fiction : il a réellement existé, il était à la tête de la brigade 103 du commando des forces Saka (Forces du tonnerre), une unité spéciale de l’armée connue pour ses entraînements intensifs et éprouvants. Sa brigade était basée dans la ville d’El-Arich, dans le nord du Sinaï, où l’homme était connu pour avoir dirigé plusieurs opérations militaires dans des fiefs de groupes armés. Lui et quelques membres de sa brigade ont été tués le 7 juillet 2017, lors d’une embuscade à Rafah.

La série 100 % égyptienne est particulièrement réussie, que ce soit du point de vue de la réalisation, signée Peter Mimi, de l’écriture par Baher Douidar ou encore du jeu d’acteurs. La chose est suffisamment rare pour être relevée, quand il s’agit d’œuvres télévisuelles ou cinématographiques qui présentent le point de vue du régime égyptien. D’autant plus qu’un comité spécial des affaires morales relevant de l’armée égyptienne a supervisé ce travail, jusque dans le détail des décors et des armes utilisées.

La série a mis en avant, en plus de l’acteur Amir Karara qui y tient le rôle principal, une brochette des principales stars égyptiennes, tous des hommes, dans une masculinité dominante à l’image de celle que l’on retrouve justement dans l’armée, qui ne compte pas de femmes.

Un devoir patriotique et religieux

C’est donc tout naturellement que cette série est devenue l’œuvre préférée du régime égyptien, à tel point que certaines de ces institutions, et en premier lieu Dar Al-Iftaa, premier organisme égyptien chargé d’émettre des fatwas, ont incité la population à la regarder, comme si c’était une obligation civile et religieuse pour chaque Égyptien.ne. Les dirigeants du régime ou de l’armée n’ont cessé de faire pleuvoir des louanges sur ce travail, sans parler de la couverture qu’en a faite la presse locale.

Cette série s’appuie en effet sur l’idée d’un devoir patriotique sacré, ce qui conduit à diviser la population comme le suggère le titre « Le Choix ». Il s’agit en effet de choisir entre deux voies : être avec l’armée ou contre elle, c’est-à-dire avec les « terroristes ». Sans surprise, les Frères musulmans y sont classés dans la catégorie ennemie, comme il apparaît à travers plusieurs dialogues qui font référence aux grâces présidentielles accordées par Mohamed Morsi et dont avaient bénéficié des prisonniers politiques et les membres d’organisations djihadistes inculpés dans des affaires de terrorisme. Des grâces qui avaient alors provoqué la fureur de l’armée.

Par ailleurs, il semble que les critiques jusque-là interdites à l’encontre de l’armée s’expriment désormais dans cette série suivie par des millions de téléspectateurs. Un de ces propos interdits, intelligemment amené dans la série, est la question des takfiri, les « excommunicateurs », extrémistes musulmans considérant tous ceux qui ne souscrivent pas à leur vision de l’islam comme des apostats, qui sont issus de l’armée elle-même.

Critiquer l’armée pour la porter aux nues

La série évoque un des cas les plus célèbres de ces takfiri, celui de Hicham Achmaoui. Le chercheur Ismaïl Alexandrani était le premier à mettre l’opinion publique en garde contre ce dernier en écrivant sur sa page Facebook en octobre 2014 :

Retenez bien le nom de Hicham Achamaoui. Ou plutôt non, vous n’en aurez pas besoin, car de toute façon, son nom va tellement se répéter dans la période à venir que vous allez le retenir malgré vous. Hicham Achmaoui est un ancien officier du [commando] Saka. Il a été licencié [alors qu’il avait] un grade de lieutenant-colonel. Il a erré longtemps après avoir quitté l’armée et aujourd’hui, il est le chef des opérations [du groupe] Ansar Bayt Al-Maqdes1. […] Il est aussi le cerveau de l’opération d’Al-Farafira2 et il a survécu à la bataille de la route de Suez en septembre [2014]. […] Il avait bien raison celui qui avait dit : “Derrière chaque catastrophe, il y a un officier de l’armée”.

Ismail Alexandrani est chercheur en sociologie politique, spécialiste des mouvements djihadistes dans la péninsule du Sinaï. Mais personne n’a su tirer profit de ses analyses. Bien au contraire, les forces de sécurité égyptiennes l’ont arrêté à son retour de Berlin en 2015, alors que son opposition aux mouvements d’islam politique était de notoriété publique. Il a été condamné à dix ans de prison en 2018, pour appartenance à un groupe illégal, diffusion de fausses informations et divulgation d’un secret militaire.

Autre critique que formule la série à l’encontre de l’armée : l’échec d’Al-Mansi à protéger les membres de sa brigade, chose qui a également été signalée par Alexandrani dans un article du 25 octobre 2014 pour le site Al-Modon, intitulé « Retenir les leçons des échecs répétés ».

La série a ainsi cassé certaines lignes rouges tracées par l’armée. Cette marge de liberté semble avoir été une raison suffisante pour que l’institution devienne un objet de fierté auprès d’une élite égyptienne qui n’en a jamais été l’admiratrice. Elle semble voir en ces signes les preuves de l’objectivité de la série et de son professionnalisme, et considérer ainsi ce qui y est montré comme la réalité du patriotisme militaire, objet de nombreuses accusations durant les dernières années. D’ailleurs, les réseaux sociaux ont été témoins d’une grande vague de solidarité avec l’armée à la suite de l’épisode où Al-Mansi se fait tuer, y voyant justement l’armée patriotique qui a « sauvé l’Égypte du terrorisme ». Mais d’autres, moins nombreux, n’ont pas manqué de critiquer cette institution qui a « volé » la révolution du 25 janvier 2011 et mis une main de fer sur le pays.

Carte blanche au nom de la« lutte contre le terrorisme »

D’un autre côté, la série — qui est censée parler des habitants du Sinaï — ne dit pas grand-chose de leur quotidien ni des souffrances qu’engendre la présence des militaires, en plus de celle causée déjà par les groupes armés. Elle passe aussi sous silence les erreurs et injustices commises par l’armée à leur encontre, comme le déplacement de la population du nord du Sinaï, en particulier ceux qui habitent sur la frontière avec la Palestine (Gaza). La ville égyptienne de Rafah a ainsi été l’une des régions les plus touchées par cette politique. L’armée y a en effet détruit des centaines de milliers de maisons et d’infrastructures, poussant tout le monde vers la ville d’Al-Arich, dans le but d’installer une zone tampon. Ajoutons à cela que la région a été régulièrement bombardée, ce qui a provoqué la mort de centaines de civils, et qu’un état d’urgence y a également été instauré pendant plusieurs années.

La série choisit pourtant de faire dans le cliché paternaliste, comme dans cette scène où le personnage principal Al-Mansi dit aux élèves d’une école dans le nord du Sinaï qu’ils ne doivent rêver que d’une chose : devenir comme lui, afin de renvoyer les takfiri de leur région comme jadis ils l’ont fait avec les Israéliens. De même, elle montre que les habitants du Sinaï qui collaborent avec l’armée sont considérés comme des traîtres, sans expliquer la complexité de la situation dans la région, notamment due à la promiscuité avec les groupes insurgés. Une réalité bien moins manichéenne que ce qui est dépeint.

Ici encore, on ne peut que refaire appel à Ismaïl Alexandrani, qui a souvent chroniqué les agissements de l’armée, lui reprochant de considérer le nord du Sinaï comme un terrain d’opérations militaires, quand la simple expression « lutte contre le terrorisme » suffit pour faire taire tout le monde. Ainsi écrit-il :

L’opinion publique a été préparée pour accepter la décision de déplacer la population, grâce à un tapage médiatique hystérique mené par les chaînes satellitaires et les journaux prorégime, qui reçoivent leurs consignes du bureau de communication militaire et de l’administration des affaires morales des forces armées et des services secrets militaires. La dernière attaque [dans le Sinaï] a ainsi offert un prétexte suffisant pour imposer un état d’urgence partiel sur la région nord-est de la péninsule du Sinaï.

Les bons et les mauvais musulmans

Enfin, le discours religieux souffre d’un traitement des plus superficiels dans la série, que ce soit à travers les dialogues entre les membres des groupes armés ou les réponses qui y sont apportées. Ce traitement trahit une profonde ignorance de la mentalité des groupes en question. L’on citera entre autres ce dialogue entre un Libanais et un Égyptien, au cours duquel ce dernier interpelle son acolyte en ces termes : « Tu es trop occupé avec tes houris ». Et le Libanais de lui répondre : « C’est le djihad du sexe ». Peut-on sérieusement imaginer qu’un djihadiste parle en ces termes ? L’expression « djihad du sexe » est non seulement exogène, mais elle est en plus marquée par le sceau de l’orientalisme.

De son côté, l’armée est décrite comme « naturellement religieuse », expression souvent employée pour parler de la culture et des pratiques religieuses du peuple. Elle apparaît de fait comme un groupe religieux modéré qui combat un groupe religieux extrémiste. Le réalisateur et le scénariste ont en effet tenu à montrer la piété des membres de l’armée, que l’on voit prier, jeûner et psalmodier le Coran.

D’autres scènes encore, comme les débats des religieux à propos des « terroristes », donnent également l’impression d’avoir été parachutées. L’on citera entre autres deux scènes où l’on voit un des cheikhs d’Al-Azhar « innocenter » Ibn Taymiyya3 devant l’armée, insistant sur le fait que ce dernier n’est pas un « terroriste », mais un grand combattant, et que certaines de ces fatwas ne sont que le fruit d’un contexte très particulier, lié notamment aux batailles contre les Mongols.

Il convient ici de citer la réaction du militant des droits humains Sharif Azer qui a réagi à ces scènes en écrivant sur sa page Facebook :

Les auteurs de la série ont décidé que la doctrine qui prévalait au sein de l’armée égyptienne était celle de l’école d’un théologien salafiste comme Ibn Taymiyya, mais que la différence entre eux et les insurgés réside dans l’interprétation [des textes] de ce dernier. Ces derniers le voient comme quelqu’un qui combat les pouvoirs [politiques] du Malin, car ce ne sont pas des États islamiques, tandis que l’armée le voit comme un symbole patriotique contre l’invasion des Mongols. […] L’un des passages qui m’a le plus gêné est lorsque quelqu’un [de l’armée] dit : “Ce ne sont pas des terroristes, ce sont des takfiri”. Mais pourquoi ? La loi les qualifie de « terroristes » et leur crime est le terrorisme. Pourquoi montrer un représentant du pouvoir tenir devant des soldats un discours en contradiction avec la loi et qui déplace le débat sur le terrain religieux ?

Le Sinaï peut en effet être « le plus bel endroit sur terre » comme le répète la série. Mais personne ne saurait dire comment il est devenu l’endroit où la vérité disparaît le plus de la surface de la terre.

1Groupe djihadiste basé en Égypte et qui opère au Sinaï. En 2015, il rallie l’Organisation de l’État islamique (OEI) sous le nom de Wilayat Sinaï

2Embuscade contre des gardes-frontières de l’armée, dans le sud-ouest du pays et qui a fait 28 morts dans les rangs de celle-ci.

3Théologien musulman ayant vécu entre le XIII et le XIVe siècle, connu pour ses positions traditionalistes et ayant inspiré le salafisme et le wahhabisme.

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