Les maux de l’Égypte dans le regard d’un enfant copte
Brève histoire de la Création et de l’Est du Caire, le nouveau roman de Shady Lewis, explore l’histoire intime et politique d’une famille copte dont la désagrégation se fait la métaphore de celle de son pays, l’Égypte. À travers les yeux d’un jeune enfant qui fuit avec sa mère la brutalité conjugale et patriarcale, on déchiffre comment les violences privées fabriquent les violences collectives de toute une société.
Fin des années 1980. Nous sommes au numéro 30 d’une rue qui n’a pas de nom, dans un quartier populaire et arboré de l’Est du Caire, Ain Chams. Ce sas entre deux mondes est un « paradis » pour Sharif, le petit garçon du récit, écartelé entre un père frustré et autoritaire et une mère qui a du caractère. Le premier repeint sa vie aux couleurs d’une réussite fantasmée, tandis que la seconde s’échine à tenir la maison et sa place, entre soumission et rébellion. Dans cette famille copte — la plus importante minorité chrétienne du Proche-Orient, qui a connu des discriminations et persécutions répétées —, les scènes de ménage sont quotidiennes.
Le père, « très fier de sa personne », mais qui se sent déclassé et en échec, n’hésite pas à frapper son épouse au moindre faux pas ou parole jugée déplacée. Les coups pleuvent alors avec démesure et agressivité, et lui donnent le sentiment d’avoir du pouvoir. Un soir, tandis qu’il reçoit la visite d’un oncle et de sa conjointe, il découvre par hasard dans son magnétoscope une cassette du cheikh Kishk1. Il en déduit avec exaspération que sa femme l’a trahi et renié ses valeurs spirituelles et religieuses.
Sa vengeance sera à la hauteur de sa rage, aveugle. Il la laisse pour morte. Elle décide de s’enfuir, tirant derrière elle le petit Sharif. Le garçon ne comprend pas tout, mais se sent solidaire de la révolte de sa mère et de sa traversée d’une nuit noire et désespérée. Au même moment, le quartier est en proie à une émeute, et une foule d’habitants traîne ses haillons et ses enfants presque nus dans les rues.
Souvenir des émeutes
Brève histoire de la Création et de l’Est du Caire est le deuxième roman de Shady Lewis après Sur le méridien de Greenwich publié chez Sindbad-Actes sud, en 2023. Il a également fait paraître, en anglais, un ouvrage de recherche en psychologie sociale, Foucault in Tahrir Square (2018). Né au Caire en 1979, il est aujourd’hui installé à Londres et son écriture est marquée par un sens aigu de l’observation qui épingle l’absurdité et la cruauté du quotidien, creuse les rapports de domination, entre parabole philosophique et politique.
À travers les relations triangulaires d’attachement et de rejet, d’obéissance et de révolte des trois protagonistes, son nouveau roman nous fait pénétrer plus amplement dans les codes et les cadres d’une société qui enferme son peuple. Car c’est le temps des politiques d’ouverture économique lancées sous Anouar El-Sadate (1970-1981) et poursuivies sous Hosni Moubarak (1981-2011). Si elles déverrouillent l’Égypte post-nassérienne, les tensions entre un État centralisateur et une société en pleine mutation sont de plus en plus aiguës. Alors que « le pays tout entier est devenu une grande prison », celui-ci va se lever et s’embraser.
Dans le récit de Shady Lewis, le quartier d’Aïn Chams est bouclé par un couvre-feu militaire. Nous ne sommes pas seulement dans de la fiction, mais dans la mémoire des émeutes de 1986 où l’armée était intervenue pour mater la mutinerie des conscrits de la Sécurité centrale — interventions qui seront répétées dans l’histoire contemporaine de l’Égypte. Pour affronter l’autoritarisme et la paupérisation, la société civile tente de faire son introspection, s’évertue à remettre en cause ses propres normes, notamment de genre, avec plus ou moins de réussite.
Le débordement intérieur de la mère qui s’échappe du carcan familial avec son fils trouve son prolongement dans l’explosion sociale des rues de l’Est cairote qui adviennent le même jour où elle se rebiffe. Cette mise en parallèle des violences domestiques, considérées d’ordre privé et dont on ne se mêle pas, et des violences sociales et collectives abondamment exercées, en démontrent le fondement et la reproduction.
Sharif est alors bien trop jeune pour comprendre les enjeux de la désertion de sa mère et l’abîme de son désespoir. Il y oppose du déni et de la résistance, car ils fracturent son quotidien d’enfant dans lequel il se coule et d’où il cherche à se construire, au-dessus des altercations des adultes. Mais ce panorama géographique et sentimental laissera des traces et lui permettra, des années plus tard, d’interroger le contexte social et politique d’où il est issu.
Être copte dans un quartier populaire musulman
On ne saura pas quelle est la part biographique du roman, mais le quartier de l’enfant-narrateur, surgi entre zones agricoles déclassées et banlieues résidentielles, s’entend et se respire. Les êtres y sont cassés et exploités, mais ils se tiennent debout et résistent.
L’inscription de la famille dans la culture copte occupe une place particulière dans le récit, comme le refrain d’une chanson qui dirait la lutte quotidienne qu’il faut mener pour exister et qu’on lirait entre les lignes. De nombreuses références viennent la situer et la dessiner, les différents rites, les jeûnes du mercredi et du vendredi de la mère, les plats qu’elle confectionne pour le carême… Elles placent la famille dans une position un peu à côté des autres, sans doute un peu en dessous aussi, et assignent les hommes et les femmes en particulier à des rôles bien déterminés.
Être copte, dans un quartier populaire musulman, c’est vivre avec la « conscience diffuse d’une fragilité », ravivée par la mémoire familiale, avec tous ses secrets et ses non-dits. Elle télescope l’histoire du pays avec ses violences sociales et politiques qui s’inscrivent dans les corps et dans les âmes. Traversé de digressions bibliques, de mythes anciens — Adam et Ève, Caïn et Abel —, de personnages modestes ou extravagants, le récit ouvre de multiples chemins de traverse au pied de l’intrigue émancipatrice principale dont ils viennent éclairer le présent.
À mi-chemin entre réalisme social et fable métaphysique, humour et drame, dans une langue qui chante et crie, ce roman se lit le souffle court, comme lorsqu’on regarde la traversée d’un danseur de corde. Traduit avec subtilité et inspiration par Sophie Pommier et May Rostom, il fait valoir la complexité de l’histoire de l’Égypte contemporaine. Au-delà des conflits et des violences, personnels et politiques, il se veut aussi un chant d’espoir pour redessiner l’avenir.
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1Célèbre prédicateur égyptien musulman, qui sera emprisonné sous Sadate. Ses cassettes sont largement diffusées dans tout le pays.
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