On dit que l’amour soulève des montagnes. Pour Sama, film documentaire coréalisé par la journaliste syrienne Waad Al-Kateab et le Britannique Edward Watts, à partir d’images tournées par la jeune femme pendant le siège d’Alep1 entre l’été 2012 et décembre 2016 montre en tout cas qu’il donne une énergie folle, une capacité à surmonter les épreuves. S’interroger sur sa portée, à travers la formation d’un couple, puis sur la manière de le transmettre à une enfant née dans le chaos d’une ville assiégée et bombardée des années durant est au cœur du propos de Pour Sama, superbe film bercé par la composition musicale rêveuse et triste de Naineta Desai, et rythmé par un montage soigné.
Waad al-Katead est une étudiante de 19 ans lorsque le soulèvement contre Bachar Al-Hassad embrase la Syrie et son université à Alep au printemps 2011. Le désir de liberté emporte tout, se décline sur les murs de la ville et les slogans des calicots. Elle va dès lors tout filmer, pendant des centaines d’heures, avec son téléphone portable puis avec une caméra. Cette petite brune aux yeux clairs pleine d’énergie n’a peur de rien. D’étudiante elle devient journaliste afin de documenter la révolte populaire et dénoncer, images à l’appui, les mensonges d’un régime qui se lance dans le bain de sang, puis dans la guerre civile.
Dans ces moments joyeux, mais aussi terribles, elle rencontre Hamza Khatib, un jeune médecin engagé dans le mouvement social. Hamza a le visage poupin et la barbe douce ; il ignore lui aussi ce qu’est la peur. Ces deux-là ne veulent rien lâcher, et surtout pas Alep, et encore moins leur amour éclatant. Ils vont se marier, alors que la guerre les entoure dans les quartiers de l’est de la ville. Avec d’autres médecins, infirmières, brancardiers, Hamza monte un hôpital d’urgence, le jeune couple occupe alors une chambre dans l’établissement et vit aux rythmes des dizaines de blessés et de morts qui affluent après chaque largage de ces terribles bombes-barils, mais aussi toutes sortes d’autres bombes qu’ils apprennent à identifier au vu des blessures.
Dès lors, la caméra de Waad, qui ne peut plus guère sortir sans péril se recentre, sur Hamza, sur l’équipe de l’hôpital, leurs peurs, leurs doutes, les colères. Quand va naître Sama en 2015, le bébé intègre le film, naturellement, devient un nouveau personnage de la tragédie en cours. Chaque jour la survie est en jeu, surtout lorsque les Russes bombardent l’hôpital, tuant 53 personnes. Hamza et son équipe ne renoncent pas : ils en montent un second.
Le film raconte tout cela, prend la forme d’une lettre filmée à cette petite fille née dans la guerre et dont le regard semble saisir le malheur alentour. Sa mère pense qu’elle sait que ce qu’ils vivent n’a rien d’ordinaire.
Malgré le danger et les inquiétudes des proches réfugiés en Turquie, Hamza ne renonce pas à soigner, ni Waad à filmer. Ils vont même sortir d’Alep avant d’y revenir, à la nuit tombée en suivant un étroit sentier bordé de maisons fantômes où veillent des snipers invisibles. Scène bouleversante, angoissante, comme d’autres scènes de ce film, parfois très dures. Mais au fond fondatrice de ce que Waad veut transmettre à sa fille Sama, ballot à peine distinct dans les bras de son père. Cette guerre si longue de plus de trois ans leur a fait peur, mais Hamza et Waad veulent vivre la tête haute.
Filmer fut pour Waad Al-Kateab un acte de résistance, une tentative de partager l’agonie d’une ville, la mort de l’espoir, le désastre d’une guerre civile meurtrière. Elle en a fait une œuvre intense, saisissante, universelle tout simplement par sa dimension intime, familière, celle d’un amour ordinaire, mais bien entendu unique.
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1Lire aussi, sur ce thème « Vie et destruction d’Alep par ses habitants même » de Henri Mamarbachi.