Musique

Sophia Aram, on a retrouvé les divas arabes

Dans son billet matinal du 30 mai 2022, la chroniqueuse de France Inter Sophia Aram se penche sur le retour médiatique de l’ex-rappeuse Diam’s pour déplorer la disparition de voix féminines sur la scène musicale arabe à cause du poids de la religion. Un constat ? Plutôt une vue de l’esprit.

Installation dans l’exposition « Divas » de l’Institut du monde arabe (19 mai-26 septembre 2021)
Stéphane de Sakutin/AFP

Où sont les divas américaines et européennes ? Qui sont les héritières de Maria Callas ou d’Aretha Franklin aujourd’hui ? Il y a dans ces questions matière à un débat musical, interrogeant les grandes figures actuelles de la musique occidentale ou la notion même de diva, réactualisée par Beyoncé, ainsi que l’évolution des styles et des influences musicales. Curieusement, ces mêmes questions se trouvent abordées via un tout autre prisme dès qu’il s’agit du monde arabe.

Dans sa chronique sur France Inter1, Sophia Aram apporte sa contribution au sujet médiatique du moment : le documentaire Salam co-réalisé par Mélanie Georgiades, nom civil de l’ex-rappeuse Diam’s qui a renoncé à sa carrière après avoir choisi de se convertir à l’islam et de porter le voile. Cette dernière raconte dans ce film sa quête d’une paix intérieure qu’elle aurait trouvée grâce à la religion. À la question, posée en marge de la sortie du documentaire, de savoir si Mélanie désire que ses enfants fassent carrière dans la musique, l’ex-chanteuse répond par la négative, préférant dit-elle les éloigner des « passions » qui peuvent être quelque chose « de très destructeur ». Sophia Aram s’empare alors de cette réponse en critiquant l’idée de vouloir éloigner ses enfants de l’écoute de la musique — ce qui n’est pas du tout le propos de la principale intéressée —, et se lance dans un plaidoyer sur le mode « c’était mieux avant », mobilisant les voix arabes et féminines de son enfance, énumérant pêle-mêle les noms de quelques divas arabes qui vont d’Oum Kalthoum à Cheikha Rimitti, avant d’en arriver au triste constat que le monde arabe, oublié des dieux, non seulement ne compte plus de divas, mais n’en entretient même plus le souvenir.

« La voix des femmes s’est éteinte », vraiment ?

Quel rapport y a-t-il entre ces divas d’antan et les supposés choix éducatifs de Diam’s/Mélanie Georgiades, jeune femme d’origine chypriote dont le répertoire est, à part pour un certain public maghrébin, inconnu dans le monde arabe ? Comment cette transition se fait-elle ? La réponse est simple : l’islam, pardi ! La chroniqueuse de France Inter le dit tout de go : « Au fur et à mesure que l’influence de la religion a grandi, la voix de ces femmes s’est éteinte ».

Ce ne sont donc pas seulement les divas de la stature de Fairouz ou d’Asmahane qui auraient disparu du monde arabe, mais toute voix féminine, à l’exception de « Souad Massi et quelques autres ». Exit l’industrie musicale qui a fait l’âge d’or de la pop commerciale arabe, les festivals, l’industrie des clips ou les émissions de télé-crochet panarabes qui réunissent chaque saison un public qui va de l’océan Atlantique jusqu’au Golfe.

Si Sophia Aram est en quête de « femmes qui chant[ent] l’amour, la paix, le féminisme aussi », on en aurait une pléthore à lui recommander sur la scène musicale arabe actuelle. De nouvelles chanteuses n’ont, en réalité, jamais cessé de se manifester. Si la pop arabe commerciale n’a jamais manqué d’égéries, des Égyptiennes Ruby et Shireen Abdelwahab aux Libanaises Nancy Ajram et Haïfa Wahbé —, la scène alternative n’en est pas moins généreuse.

Certes, les choix musicaux sont moins classiques que ceux de Fairouz ou d’Asmahane, entre la DJ tunisienne Dina Abdelwahed, la Soudanaise Alsarah, leader du groupe Alsarah and the Nubatones, les Égyptiennes Maryam Saleh ou Dina El Wedidi, le style décalé et très politique des Libanaises Michelle et Noël Keserwany, ou encore la scène hip-hop féminine palestinienne, où la dabké2 épouse des accents électro. Qu’on les excuse donc de vivre avec leur époque, d’appartenir à une nouvelle génération.

Quant aux « héritières d’Oum Kalthoum et de Warda », les « nouvelles divas », elles existent toujours. Pas besoin de remonter jusqu’à Majda Erroumi (dont le père Halim Erroumi était un des mentors de Fairouz) ou Julia Botros, devenues des stars régionales dès les années 1980 et dont les concerts sont toujours des événements incontournables. La grâce de ces chanteuses à texte et à voix se trouve également aujourd’hui dans le répertoire de Faia Younan, qui a même remis au goût du jour les poèmes chantés en arabe standard, ou de Lena Chemamyan, dont la voix alterne entre répertoire syrien et arménien.

Sans parler de celles qui, comme Rima Khecheich, continuent à faire vivre un héritage musical levantin, n’hésitant pas à y mêler des accents jazzy. Certes, ces artistes ne vivent plus toutes dans le monde arabe pour différentes raisons, parmi lesquelles les guerres qui ont frappé la région. Mais elles sont bel et bien le produit de ces sociétés, de cette culture, tout islamique soit-elle.

Chanter en portant le voile

Enfin, que Sophia Aram se rassure, dans ce monde arabe qui n’échappe pas à la mondialisation, des émissions comme « The Voice » accueillent des jeunes et des moins jeunes qui continuent à perpétuer le souvenir de ces divas, ou à faire découvrir leur répertoire le moins connu, car c’est souvent leurs chansons que les candidat.e.s choisissent de reprendre, pour valoriser leurs performances et forcer l’admiration du jury. En 2015, c’est même une Jordanienne voilée, Nidaa Cherara, qui a remporté l’édition arabe de « The Voice », diffusée sur la chaîne panarabe MBC. Lors des auditions à l’aveugle, elle avait fait se retourner trois des quatre fauteuils du jury en interprétant « Fat El Mi’ad », un titre d’Oum Kalthoum.

Le cas de Diam’s/Mélanie Georgiades est en réalité à rapprocher — toutes proportions gardées — de la trajectoire d’un autre artiste : le chanteur anglais Cat Stevens, star de la musique folk dans les années 1970, à qui on doit notamment les succès mondialement connus « Lady d’Arbanville », « Wild World » ou encore « Father and Son ». Steven Demetre Georgiou de son vrai nom abandonnera son identité civile et sa carrière en 1977 pour devenir Yusuf Islam, et se consacrer à des œuvres philanthropiques. Une parenthèse d’une trentaine d’années qu’il ferme en 2010 en reprenant sa guitare et son répertoire, en sortant de nouveaux albums sous le nom de Yusuf/Cat Stevens et en se produisant à nouveau sur les scènes mondiales, toujours avec son fidèle compagnon Alun Davies. Les motifs de conversion du chanteur londonien comme ceux de Diam’s, leur évolution, leurs quêtes et leur besoin d’une paix intérieure qui a généré ce rapport à la religion sont à comprendre dans leur parcours personnel. Une chose est sûre, il est à mille lieues d’Alger, du Caire ou de Beyrouth, au propre comme au figuré.

Le problème avec la chronique de Sophia Aram, ce n’est pas qu’elle soit nostalgique d’une autre époque, confondant ainsi à l’antenne le paradigme spatial et le temporel. Le problème c’est qu’elle ne manque pas une occasion de rappeler son appartenance à cette culture maghrébine et arabe, afin de mieux faire passer des réflexions que l’on serait en droit de qualifier de stéréotypées et réductrices, donnant l’impression qu’elle parle d’une culture qu’elle connaît et à laquelle elle a facilement accès.

« Qui est le monsieur qui s’est pris en photo avec Fairouz ? »

Ne lui en déplaise, le souvenir de ces divas est toujours vivace. Du Maroc au Yémen, il y a encore aujourd’hui des millions d’Arabes qui commencent leur journée en écoutant Fairouz, tant et si bien que la question « et Fairouz, qu’écoute-t-elle le matin ? » est devenue une blague panarabe. Tant et si bien aussi que, lorsqu’Emmanuel Macron a profité de sa visite à Beyrouth en 2020 pour aller saluer la grande dame du Liban, les internautes arabes se sont demandé avec amusement sur Twitter : « Qui est le monsieur qui s’est pris en photo avec Fairouz ? », rappelant ainsi qui, à leurs yeux, devrait se sentir le plus honoré par une telle rencontre. Tant et si bien enfin que toute la presse arabe a célébré en chœur en novembre 2014 les 80 ans de celle que l’on surnomme affectueusement Jaret el amar (la voisine de la lune), en référence à l’une de ses chansons.

Le lendemain de la chronique de Sophia Aram, bien loin des studios de France Inter, ma belle-sœur m’a identifiée depuis Tunis sur une publication sur Facebook où elle écrivait :

On a enfin la réponse à la question qui taraude des millions de gens : qu’écoute Fairouz le matin ? Elle y a en fait elle-même répondu dans une interview donnée en 1999 : « J’écoute ma voix qui m’arrive par les fenêtres ».

La beauté de la réponse n’a d’équivalent que celle de cet hommage quotidien.

Ainsi, il semblerait que ce monde arabe où s’évanouissent la voix et le souvenir des divas n’existe que dans la chronique de Sophia Aram. Partout ailleurs, sur les plateaux télé, les chaînes YouTube ou Instagram devenues autant de terrains expérimentaux pour toutes sortes de reprises et de productions musicales, comme dans les maisons, les cafés ou les voitures, ces voix sont toujours présentes et leur répertoire se transmet de génération en génération. Elles demeurent une référence pour une production musicale qui, comme partout ailleurs, évolue, se renouvelle, accompagne son époque, car elle ne vit pas isolée. Preuve que conduire des croisades contre le voile et celles qui le portent n’empêche pas de se voiler la face. Mais dans cette France médiatique de moins en moins émue par l’arrivée au deuxième tour de l’extrême droite, nombreux et nombreuses sont ceux et celles qui, sitôt le « barrage » fait, s’empressent de remettre à l’ordre du jour les obsessions chères à celle qu’on appelle pudiquement désormais « la droite de la droite ».

2Danse de groupe en ligne en Syrie, Palestine, Liban, Jordanie, Irak, traditionnellement pratiquée dans les mariages, les banquets et les fêtes occasionnelles.

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