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Turquie : « l’homme debout » ou comment réconcilier morale de conviction et morale de responsabilité

Revue de presse du 17 au 23 juin 2013 · 20 juin : la terre tremble en Turquie. Il s’agit d’une secousse sismique de faible amplitude à 15 km de Çorum, loin d’Istanbul. Ailleurs, la contestation populaire a été plus fortement ressentie.

L'image montre un objet en métal, probablement en bronze, qui semble être une sorte de sculpture ou de barre. La partie supérieure représente une tête humaine stylisée, tandis que la tige qui descend présente des éléments qui pourraient évoquer un corps. La surface a une patine verdâtre, indiquant son ancienneté. L'ensemble de l'objet évoque une forme artistique, fusionnant des éléments figuratifs et abstraits.
Divinité féminine étrusque, 350 après J.-C. Musée du Louvre (reproduction).
E. Turck, 24 juin 2013.

La contestation a repris, à Eskişehir (250 km d’Ankara) le 17 juin, puis dans la nuit du 18 au 19 juin. Ankara et Mersin ont aussi connu des échauffourées. À Istanbul la révolte avait été matée deux jours auparavant et la place Gezi vidée de ses manifestants par la police. À ceux qui auraient été tentés de revenir, le vice-premier ministre, Bülent Arinç, avait menacé d’envoyer les gendarmes et même l’armée. Ils sont tout de même revenus en force une semaine plus tard. Le 22 juin, des milliers d’entre eux ont demandé, depuis la place Taksim, la démission du premier ministre Recep Tayyip Erdoğan. L’affrontement avec la police a été violent1.

Dès le 17 juin, un danseur chorégraphe avait envahi la place Taksim de sa seule présence. Sur la place alors interdite, face au portrait d’Atatürk, il se figeait dans une attitude muette et immobile2,3et4. Au fil des heures, d’autres personnes le rejoignaient et l’imitaient, debout, silencieuses, immobiles. Décontenancée, la police a attendu longtemps avant d’en arrêter certaines. Un nouveau slogan s’est alors propagé : « Savez-vous qu’on peut être arrêté pour être resté debout en Turquie ? » Un mouvement de résistance passive et de non-violence était peut-être né.

Dès le lendemain, les manifestants d’Istanbul adoptaient cette forme de contestation. Des centaines de « duran adam » — des « hommes debout » — s’immobilisaient dans les centres commerciaux, devant le siège de la télévision NTV, de CNN, face à un bâtiment public, seuls dans la rue, devant chez eux, etc. Le phénomène s’étendait à d’autres villes, Ankara, Izmir, Antalya, à d’autres parcs d’Istanbul5, mais aussi à Toronto, Berlin, Londres ou Paris6 pour s’installer, le 22 juin, sur la place Taksim occupée par des milliers de personnes immobiles. Le premier ministre Erdoğan, adepte de la manière forte, se voyait proposer un autre défi : comment s’opposer à des manifestants qui réconciliaient dans une attitude de non-violence leur morale de conviction et leur morale de responsabilité ? Pragmatique, son vice-premier ministre, Bülent Arinç, avait déjà choisi de les encourager.

La première réponse a été de rappeler ce que la Turquie devait à Erdoğan au travers d’une enquête réalisée par l’université Fatih d’Istanbul sur une période antérieure aux événements de Taksim, mais opportunément publiée aujourd’hui7. Dans dix années, le pays serait le plus « puissant » du Proche-Orient, devant l’Iran. Il deviendrait le leader du monde musulman et jouerait le rôle de protecteur des territoires anciennement ottomans8. Sa politique actuelle à l’égard de la Syrie et son soutien à l’opposition syrienne sont salués. Seuls les Kurdes ne trouvent pas grâce aux yeux des personnes interrogées. Elles ne sont pas favorables à ce qu’ils disposent de leur État. En réalité, les résultats de l’enquête dessinent en creux le portrait et l’action d’un premier ministre longtemps créatif. De son côté, l’Union des chambres et des bourses de commerce précisait que 4379 nouvelles entreprises avaient été créées dans le pays en mai, en augmentation de 38,53 % par rapport à mai 20129. L’avenir était assuré.

Erdoğan aura quitté le pouvoir lorsque ces lendemains chanteront. La presse internationale est unanime à décrire comment le premier ministre lui-même a déboulonné sa propre statue. Celui qui avait renvoyé les militaires dans leurs casernes ou en prison, qui avait conforté la démocratie, qui inspirait les dirigeants musulmans, qui semblait en mesure de trouver des arrangements sur les questions grecque, kurde et arménienne ne pouvait trouver d’opposant à sa dimension autre que lui-même. Seul Erdoğan pouvait détruire Erdoğan10. Pour y parvenir, il a adopté les méthodes d’Atatürk et des anciens kémalistes, faites de brutalité, d’accusations de complot, de propagande et de conspiration. Cet autoritarisme est désormais contesté et se retourne contre lui.

La seconde réaction du premier ministre a été de « transformer l’essai ». Istanbul matée, le premier ministre s’est engagé dans une série de réunions en vue des municipales de mars 2014. S’il a toujours été un adepte du micro-management, Erdoğan sait aussi que ces élections auront valeur de test pour sa popularité et la suite de sa carrière vers la présidence. Il entend miser dès maintenant sur sa « réussite » face à la contestation en occupant la scène médiatique. Le 21 juin, dans sa harangue, loin d’Istanbul, il a ridiculisé « ceux qui boivent du whisky sur les rives du Bosphore » (…) « les éduqués, les artistes, les riches » (…) « ceux qui savent tout et comprennent tout »11. En d’autres termes, il a donné l’image d’une Turquie partagée entre ses jeunes opposants dont la majorité est laïque et ses partisans qui appartiennent davantage à une société conservatrice ayant profité, grâce à lui, de nouveaux droits, d’une prospérité accrue et d’une fierté retrouvée.

La presse turque aura été l’une des premières victimes de son autoritarisme. Une soixante de journalistes est toujours emprisonnée, souvent des Kurdes, le plus souvent de gauche12. Les médias sont largement sous contrôle. Censure et autocensure auront caractérisé les dernières années du système Erdoğan. La faible couverture médiatique de la répression policière à Taksim au début des protestations (fin mai, début juin) témoigne de la capacité des médias officiels à intégrer les volontés du pouvoir. Le 1er juin, lorsqu’éclataient les protestations, CNN-Turquie avait préféré diffuser un documentaire sur les pingouins plutôt que de retransmettre les événements13.

Comme lors des révolutions arabes, les réseaux sociaux – ceux-là mêmes qu’Erdoğan appelle les « fauteurs de trouble » — se sont engouffrés dans la brèche. C’est grâce à eux que les manifestations ont pu s’organiser et que les informations ont circulé. Leurs acteurs ont payé un lourd tribut. Depuis le début des événements, des dizaines de personnes ont été détenues pour « incitation par média social » et pour avoir « diffusé de l’information non vraie ».

Des centaines d’autres ont été arrêtées pour avoir participé aux manifestations. Au 19 juin, 944 personnes étaient détenues à Ankara seule14. Toutes risquent d’être poursuivies pour « appartenance à une organisation terroriste » et pour « destruction de biens publics ». Le 22 juin, 22 personnes ont été inculpées dans la capitale pour les mêmes raisons. Toutes encourent des peines de prison de plusieurs années pour leur participation au mouvement de contestation15.

L’Union européenne ne pouvait rester indifférente face à la violence d’un État auquel elle a offert une perspective d’adhésion. Les députés ont dit leur « inquiétude face au recours à la force » qu’ils ont jugé « disproportionné et excessif ». Ils ont demandé au premier ministre d’adopter une « position d’unité et de conciliation à l’encontre des manifestants »16. Sous la pression de l’Allemagne (3 millions de Turcs y vivent), l’Union européenne s’accorde un délai jusqu’au 24 juin pour savoir si elle va reprendre ou reporter les discussions sur l’adhésion de la Turquie17. Martin Schulz, le président du Parlement européen, fait siennes les revendications des manifestants : liberté d’expression, de la presse et des médias, liberté de rassemblement18. Le ministère des affaires étrangères allemand a convoqué l’ambassadeur turc pour protester contre les propos du ministre des affaires étrangères Egemen Bagis, qui avait reproché à la chancelière Angela Merkel d’utiliser la situation en Turquie à des fins électoralistes19. Stefan Füle, commissaire européen responsable de l’élargissement, a rappelé que le lien entre liberté d’expression et processus d’accession à l’Union européenne était très étroit20. À tous, Erdoğan a déjà répondu qu’il ne reconnaissait pas les « décisions du parlement européen »21, ce qui augure mal des possibles prochaines discussions sur l’adhésion de la Turquie22.

8NdR : Les personnes interrogées étaient originaires de huit pays du Proche-Orient, y compris Israël. Il s’agissait de politiciens, d’universitaires, de représentants de la société civile et de la presse.

9«  4,379 new companies established in Turkey in May  », The Journal of Turkish Weekly, 21 juin 2013.

13Cooper Fleishman, «  CNN-Turk airs penguin documentary during Istanbul riots  », The Daily Dot, 2 juin 2013.

14«  Daily Human Rights Report  », Human Rights Foundation of Turkey, 19 juin 2013.

17«  Critical EU decision about Turkey postponed to June 24  », The Journal of Turkish Weekly, 21 juin 2013.

19«  Germany protests over Turkish minister’s comments  », The Associated Press, News Daily, 21 juin 2013.

22Ugur Gürses, «  Are we losing the EU anchor  ?  »,Hurriyet Daily News, 22 juin 2013.

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