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Portrait

Abdelaziz Al-Khayer, figure méconnue de la révolution syrienne

Il y a dix ans, le 20 septembre 2012, le régime syrien arrêtait l’opposant et leader du Parti de l’action communiste, Abdelaziz Al-Khayer. Méconnu sur la scène internationale, réfractaire à la fois à la militarisation et à une intervention étrangère, il vient de « fêter » ses 71 ans en prison. Il n’avait cessé de mettre en garde contre les dérives potentielles du soulèvement syrien.

L'image montre un groupe de personnes dans une scène dynamique et animée. Au centre, un homme en costume, portant une cravate, semble marcher avec détermination, bien qu'il ait des éclaboussures sur son vêtement. Il est entouré de plusieurs autres individus qui semblent agités et expriment des émotions fortes, peut-être en criant ou en gesticulant. L'arrière-plan montre un environnement urbain avec des bâtiments et des arbres. L'atmosphère semble chargée, suggérant une situation de tension ou de protestation.
Abdelaziz Khayer (C) escorté dans un taxi après que des militants de l’opposition syrienne résidant en Égypte lui ont lancé des œufs, ainsi qu’à ses camarades, les accusant d’être des traîtres achetés par le régime, devant le siège de la Ligue arabe au Caire, le 9 novembre 2011
Khaled Desouki/AFP

Abdelaziz Al-Khayer était décidé à rentrer à Damas, après une visite de trois jours en Chine. Il voulait poursuivre son combat de l’intérieur, malgré les dernières nouvelles faisant état de l’arrestation des principaux organisateurs du Congrès pour le salut de la Syrie, qui allait se tenir le 23 septembre 2012. Le communiqué final de cet événement qui a eu lieu en plein cœur de la capitale syrienne insistait sur la nécessité de

renverser le régime avec tous ses symboles et tous ses fondements, ce qui signifie et garantit la construction d’un État civil démocratique, et met l’accent sur la lutte pacifique comme stratégie réussie pour atteindre les objectifs de la révolution.

L’insistance d’Al-Khayer à vouloir rentrer s’expliquait par sa volonté de faire réussir ce congrès, afin que la lutte pour le changement démocratique ne se transforme pas en une lutte pour le pouvoir en Syrie. Dans le même temps, il voulait embarrasser le régime qui prétendait permettre à l’opposition nationale (qu’il distinguait de l’opposition de l’étranger) d’exister. Mais sitôt qu’il atterrit à Damas, les services de renseignement de l’armée de l’air l’arrêtèrent, ainsi que ses deux camarades Iyas Ayyash et Maher Tahan, malgré les garanties russes et iraniennes. Le vice-ministre russe des affaires étrangères Mikhail Bogdanov avait affirmé lors de sa rencontre avec la délégation du Comité national de coordination pour le changement démocratique1 à Paris quelques jours plus tôt que l’ambassadeur russe en Syrie les attendait lui-même à l’aéroport de Damas.

Depuis ce 20 septembre 2012, Al-Khayer, chef du bureau des relations étrangères du Comité, a disparu dans les geôles du régime, lequel a toujours nié le détenir.

Un « marxiste démocrate »

Dix ans, ce n’est qu’une petite partie du parcours de ce militant septuagénaire qui a déjà été emprisonné pendant près de 14 ans, après avoir été pourchassé pendant 12 ans tout au long des années 1980 et jusqu’au début des années 1990. C’est la plus longue période pendant laquelle un dissident réussit à échapper à la poigne sécuritaire du régime et à poursuivre son travail clandestin, grâce au soutien de ceux qui l’ont caché, si bien que les forces de sécurité ont tiré en l’air pour célébrer son arrestation en février 1992.

Al-Khayer commence sa carrière politique au sein de l’aile de Salah Jadid, l’un des membres du comité militaire du parti Baas qui a perpétré le coup d’État de 1963, avant que Hafez Al-Assad ne se retourne contre lui. Il participe ensuite à la création de la Ligue d’action communiste en 1976, devenue en 1981 le Parti d’action communiste. À peine âgé de 30 ans, et malgré l’existence d’une direction collective sans poste de secrétaire général, il se retrouve à la tête du parti après l’arrestation de la plupart de ses leaders entre 1980 et 1982, à l’instar de Nihad Nahas, Kamel Abbas et Fateh Jamous. Un rôle de premier plan qu’il jouera parallèlement à son combat intellectuel et à son travail journalistique, en tant que membre de la rédaction du magazine Al-Chouyou’i (Le Communiste) et des journaux Al-Nidaa Al-Cha’bi (L’appel populaire) et Al-Raya Al-Hamra (La Bannière rouge). Bien que distribué de manière clandestine, ce dernier est le journal le plus diffusé au milieu des années 1980, et le tirage de certains de ses numéros atteint plus de 7 000 exemplaires.

Malgré ses débuts baasistes, AL-Khayer se définit lui-même comme un « marxiste démocrate ». Il expose sa pensée critique dans une série d’articles écrits fin 2009 sous le titre « Sur la crise de la vie politique en Syrie ». Il reste fidèle à ses idées marxistes dans le champ social et économique même après la chute de l’Union soviétique ; son parti n’était d’ailleurs pas aligné sur Moscou. Il est néanmoins condamné en 1995 par la Cour suprême de sûreté de l’État à 22 ans de prison et de travaux forcés — la plus longue peine en Syrie pour un prisonnier non islamiste et non violent — pour « activités contre le système socialiste de l’État » et pour avoir « sapé la confiance des masses dans la révolution et le système socialiste ».

Le docteur des prisonniers

Bien que diplômé de la faculté de médecine de l’université de Damas en 1976, Al-Khayer ne pratique la médecine de manière officielle que pendant cinq ans. Il devient pourtant, lors de sa première expérience carcérale, le médecin des détenus de la prison militaire de Saidanya (au nord de Damas), y compris des takfiristes. Pendant sa détention, il poursuit son apprentissage de diverses spécialités médicales et pratique des opérations chirurgicales sur ses camarades de cellule avec les outils les plus basiques. Selon son codétenu Shibli Shamayel, certains prisonniers en venaient à souhaiter tomber malades pour pouvoir le rencontrer.

Fin octobre 2005, le docteur communiste est libéré par suite d’une grâce présidentielle, deux semaines après la signature par tous les courants de l’opposition syrienne de la Déclaration de Damas pour un changement démocratique national (le 16 octobre 2005), appelant à la fin du régime d’Assad et de l’accaparement du pouvoir par le parti Baas, et son remplacement par un système démocratique pluraliste. Cette initiative a pour but de réhabiliter les positions historiques de la plupart des forces nationales syriennes aux dépens des nouvelles forces qui, sous influence du projet américain pour la région et dans le sillage de l’invasion de l’Irak (2003) sont favorables aux interventions étrangères. Al-Khayer et ses camarades réussissent à faire pencher l’opposition à gauche et, en décembre 2007, il est élu vice-président du Conseil national pour la Déclaration de Damas2. Cependant, la reprise des arrestations fait pression sur le groupe et des querelles éclatent bientôt, divisant à nouveau les forces de l’opposition.

À cette même période, Al-Khayer tente une autopsie de l’histoire du libéralisme syrien3, en particulier durant les années 1950, en réponse à ceux qui, dans les rangs de l’opposition, idéalisent cette période comme étant l’âge d’or de la démocratie syrienne. Pour lui, on ne peut pas parler d’un vrai libéralisme en Syrie, mais seulement d’une imitation superficielle du capitalisme occidental, qui se limite à l’adoption du système d’économie de marché, sans liquider le féodalisme ni mettre en place de réforme agraire. En ce sens, ce qui est désigné comme « l’âge d’or du libéralisme syrien » entre 1954 et 1958 et présenté comme une période idéale à laquelle il faut revenir, n’est à ses yeux qu’une période féodale où 65 % de la population (principalement la population rurale) est plongée dans l’illettrisme, l’extrême pauvreté et le sous-développement.

Contre la reproduction du scénario irakien

Pour Al-Khayer, c’est l’exacerbation inévitable des tensions sociales et nationales, c’est-à-dire l’approfondissement des inégalités de classe et l’absence de justice sociale et de développement économique, en plus de l’escalade des menaces impérialiste et sioniste (le pacte de Bagdad, la mobilisation turque dans le nord de la Syrie, l’agression tripartite contre l’Égypte de 1956), qui a conduit plusieurs officiers de l’armée, membres de partis populaires, à demander l’unité avec l’Égypte de Gamal Abdel Nasser pour former la République arabe unie, contournant ainsi le président Chokri Al-Koutali et la coalition au pouvoir (le Bloc national à Damas et le Parti populaire à Alep), dans l’espoir de régler ces problèmes nationaux et régionaux.

Les critiques de cet opposant communiste mettent en lumière la limite du projet économique de l’opposition libérale syrienne. Cette opposition souscrit au projet américain du « Grand Moyen-Orient » qui ambitionne de changer les cartes et les régimes politiques de la région, au nom d’une libéralisation et d’une modernisation présentées comme inéluctables. Or, sur le plan économique, sa vision ne se distingue pas tant que cela, dans son essence, de celle du régime, à cette différence près que ce dernier travaille « avec intelligence et patience », selon les dires du docteur, et qu’il est en position de force. À partir de là, il ne reste plus à ces voix néolibérales qu’à s’opposer au régime dictatorial de gouvernement afin de le remplacer par un système démocratique, objectif qui ne peut être atteint, selon elles, de manière pacifique. Et puisque les forces internes pour le faire ne sont pas opérationnelles (et elles ne le seront jamais, ironise Al-Khayer, à en croire la lecture que fait cette opposition de l’histoire et de l’évolution des peuples), il faut s’appuyer sur les forces extérieures.

Alors que toutes les possibilités sont encore envisageables à ce moment-là, Al-Khayer se demande :

Sommes-nous face à une version syrienne des forces réactionnaires libanaises (Camil Chamoun, le parti des Phalanges, et bien d’autres avant eux dans l’histoire), qui parient sur des forces extérieures pour résoudre une situation interne, même au prix du déluge, car elles sont incapables elles-mêmes de le faire ? Sommes-nous confrontés à une tentative de reproduction du désastreux scénario irakien ?

Et il rappelle à ses détracteurs ce qu’il est advenu de ceux qui ont ouvert les portes de Bagdad aux Mongols (XIIIe siècle) et plongé la nation dans les ténèbres.

Les trois « non »

Lors d’un entretien avec le magazine syrien Moukarabat (Approches, numéro de juin 2008), Al-Khayer déclare :

L’une des conséquences importantes d’une dictature aussi longue et violente sur l’esprit et la pratique politiques en Syrie est qu’elle pousse ses victimes dans un chemin étroit, vers un manque de tolérance envers la différence. Elle facilite le glissement vers un scepticisme exacerbé et une tendance complotiste dans la compréhension et l’analyse des événements.

Cet extrait semble annonciateur de ce que connaîtra le soulèvement syrien dès sa première année, et ce que le Comité national de coordination syrien a tenté de prévenir avec ses trois « non » : non à la violence, non à l’ingérence étrangère et non au confessionnalisme.

Le 9 novembre 2011, lors de sa visite en compagnie de Hussein Abdelazim, Haitham Manna et Michel Kilo au siège de la Ligue des États arabes pour rencontrer son secrétaire général Nabil El-Araby, Al-Khayer est visé par un jet d’œufs et de tomates lancés par des opposants syriens, lors de ce qui a ironiquement été appelé « la bataille des œufs ». La délégation est alors accusée de « trahir la révolution », car elle ne partage pas, avec ces trois « non », le point de vue de l’opposition installée à l’étranger. À cet instant, Al-Khayer retient son souffle d’effroi, voyant déjà le rêve de la révolution se transformer en cauchemar.

Les néophytes de l’opposition — et plus généralement de la politique —, y compris les partisans de Rifaat Al-Assad4 et ces prétendus « dissidents » ne savent pas qu’en avril 2011, Al-Khayer a refusé le poste de ministre des affaires étrangères dans une coalition gouvernementale entre le régime et une partie de l’opposition, insistant pour que le changement soit réel et radical au sein du régime, et qu’il ne se limite pas à des compromis ministériels de façade. Al-Khayer n’est ni moins révolutionnaire ni moins radical que d’autres opposants, mais c’est sa lecture de la scène nationale, régionale et internationale, dans le sillage de la crise financière mondiale et de la montée des courants islamistes extrémistes qui le conduit à choisir un chemin progressif comme seule voie pour réaliser un véritable changement démocratique en Syrie. Une voie loin de la violence, qu’il résume par sa célèbre formule : « Si la révolution se militarise, elle s’islamise, et si elle s’islamise, elle se confessionnalise. » D’autant que l’aile sécuritaire du régime pousse les manifestants vers la militarisation, car c’est le terrain où il excelle et où les cartes de la révolution peuvent facilement se mélanger avec celles des luttes confessionnelles et des conflits régionaux.

Ainsi, à la lumière d’une relation américano-syrienne complexe, caractérisée à la fois par la coopération en matière de renseignement et une tension diplomatique, Al-Khayer n’a jamais accepté de s’appuyer sur les forces extérieures qui ont toujours déçu ceux qui ont parié sur elles. Il ne voulait pas non plus être un vulgaire moyen de pression entre les mains des puissances régionales, à l’image de la Coalition nationale5, qui sera encore utilisée par l’alliance turco-qatarie en cas d’échec de rapprochement avec le régime syrien.

Au final, Al-Khayer est resté fidèle aux classes populaires. Et entre l’approche du régime autoritaire, qui croit que l’honneur de la patrie mérite qu’on lui sacrifie la dignité du citoyen, et celle de la contre-révolution, qui estime que la dignité de ce dernier est au-dessus de la patrie, il a choisi une voie qui ambitionnait de préserver les deux. Une situation qui lui a coûté une décennie d’emprisonnement, sans que personne ne sache exactement ce qu’il est advenu de lui dans les geôles du régime, s’il se porte bien ou s’il est torturé, ni même s’il est vivant ou mort. Cependant, Al-Khayer était — et demeure — le symbole de la révolution démocratique rêvée. Et il le restera. Un symbole qui dérange à la fois le régime tyrannique et l’opposition favorable à l’ingérence étrangère. Sa non-appartenance aux mouvements islamistes et son engagement patriotique représentaient un « danger », tant pour Bachar Al-Assad que pour ses adversaires. Un danger qui voulait contenir les deux projets de la tyrannie et du chaos, et la guerre civile qui allait résulter de l’un comme de l’autre. Aujourd’hui, Al-Khayer n’est plus qu’un nom parmi ceux de milliers de détenus et de disparus en Syrie.

1Ce comité a été créé le 30 juin 2011 par des partis marxistes, nationalistes et kurdes, avec la participation de personnalités comme Abdelaziz Al-Khayer et Haitham Manna. Il a été le premier corps d’opposition à exiger le renversement du régime syrien avec tous ses symboles à travers des manifestations pacifiques, et son remplacement par un système démocratique.

2Les forces signataires de la Déclaration de Damas élisent le 1er décembre 2007 Fidaa Akram Hourani en tant que cheffe du Conseil national pour la Déclaration de changement démocratique de Damas, et Riad Seif comme secrétaire général.

3Ces analyses sont à retrouver dans l’ouvrage en arabe d’Adnen Al-Debs, Abdelaziz Al-Khayer, un militant de Syrie, Maysaloon for Culture, Translation and Publishing, 2018.

4Frère de l’ancien président syrien Hafez Al-Assad, vice-président de la Syrie de 1984 à 1998 avant d’entrer en conflit avec son frère et de quitter le pays.

5La Coalition nationale des forces révolutionnaires et d’opposition syriennes a été créée le 11 novembre 2012 à Doha. Le même jour, le prédicateur Ahmed Moaz Al-Khatib, proche des Frères musulmans, est élu à sa tête.

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