Égypte, Italie, Europe. L’ombre portée de l’affaire Regeni

Cinq ans après l’assassinat du chercheur Giulio Regeni et un an après l’arrestation de l’étudiant égyptien Patrick Zaki, l’Égypte est accusée de violations graves et continuelles des droits humains par les procureurs italiens. Mais si les institutions européennes ont sévèrement critiqué Le Caire, sans mettre en cause les différents volets de la coopération, les États européens continuent de faire affaire avec le régime et de recevoir ses dirigeants avec tous les honneurs.

Portrait de Giulio Regeni réalisé par l’artiste égyptien El-Teneen à Berlin, malheureusement aujourd’hui recouvert

Le 20 janvier 2021, à quelques jours du cinquième anniversaire de la disparition de Giulio Regeni dont le corps mutilé avait été retrouvé dans les faubourgs du Caire en février 2016, le parquet de Rome a officiellement déposé un recours à l’encontre de Tariq Sabir, Kamel Athar, Mohamed Ibrahim, Hossam Helmi et Magdi Ibrahim Abdelal Sharif, les quatre agents des services secrets égyptiens accusés d’avoir enlevé, torturé et tué le jeune chercheur italien originaire du Frioul.

Cet acte formel montre bien que les enquêtes diligentées par le parquet de Rome ont permis des avancées notables. Mais dans le procès qui devrait finalement débuter au printemps, il y aura un grand absent parmi les accusés : l’Égypte d’Abdel Fattah Al-Sissi.

Signalons d’entrée que les cinq agents égyptiens seront jugés par contumace, le procureur du Caire ayant refusé de donner les adresses des accusés, « couronnant » ainsi des années de coopération quelque peu sélective. C’est le régime de Sissi tout court qui n’ira pas au procès, dans la mesure où les juges égyptiens ont ouvertement rejeté les résultats des enquêtes italiennes, niant ainsi toute responsabilité de la part des institutions de l’État et indiquant que pour l’Égypte, le dossier Regeni était clos.

Ainsi, malgré des communiqués apparemment conjoints des deux parquets, l’éprouvant jeu judiciaire de ces cinq dernières années s’est terminé en queue de poisson, et la partie politique entre l’Égypte et l’Italie astucieusement jouée par le président Sissi, faite de faux-fuyants, d’inertie et de fausses promesses auxquels Rome s’est peu opposé a été gagnée par l’Égypte.

Comment est-il possible qu’un régime aussi sanguinaire puisse, une fois encore, sortir sans dommage de ce genre d’affaire ? L’absence totale de responsabilité face à de tels crimes démontre non seulement l’arrogance autoritaire sur laquelle repose le pouvoir de Sissi, mais aussi à quel point la communauté internationale — et l’Italie en particulier — est oublieuse des critiques qu’elle avait formulées à l’égard de l’Égypte du maréchal Sissi après le coup d’État de 2013. À l’époque, le régime putschiste avait été vilipendé pour sa répression sanglante des manifestations de rue, dont celle de Rabaa Al-Adawiya en août 2013, qui avait littéralement fait couler le sang dans les rues et qui avait provoqué en quelques jours la mort d’un millier de personnes. Certaines capitales européennes, dont Rome elle-même, considéraient alors le nouveau rais quasiment comme un paria.

Lorsqu’on considère les responsabilités de l’Égypte dans des affaires tragiques comme celle de Giulio Regeni, il ne faut pas sous-estimer la complicité, la connivence et la culpabilité des pays européens qui en sont venus à soutenir aveuglément ce régime avec lequel ils ont tissé un réseau de relations économiques et politiques de plus en plus dense. Rome, Paris, Berlin et Bruxelles en sont venus à considérer ce régime comme un "partenaire incontournable".

L’acquiescement européen, notamment italien, et l’impunité égyptienne apparaissent alors comme les deux faces d’une même médaille. Les responsabilités égyptiennes ne sont pas déconnectées des responsabilités italiennes et européennes. Les affaires Regeni et Zaki offrent une illustration limpide et tragique de cette arithmétique complexe de la culpabilité.

Double jeu européen

Avec les révolutions de 2010-2011, l’Union européenne (UE) et ses principaux acteurs — notamment l’Italie et la France — ont eu l’occasion de réévaluer leur soutien aux dictateurs de la rive sud de la Méditerranée. L’UE a publiquement admis que le soutien à des régimes de ce type — qui ne faisaient qu’appauvrir et réprimer leurs populations — compromettait sur le long terme la stabilité, la sécurité et la prospérité de ces pays et de l’Europe elle-même. Malheureusement il semble aujourd’hui que cette leçon a été complètement oubliée.

À partir de 2014, l’Égypte a convaincu — et les États européens se sont laissé convaincre — que son régime représentait le dernier barrage contre le « terrorisme islamique » et contre une redoutable déferlante de réfugiés et de migrants. C’est grâce à l’ouverture de gouvernements tels que celui de l’ancien président du Conseil Matteo Renzi que le président Sissi a été réintroduit sur la scène internationale.

L’Europe a ainsi recommencé à soutenir des dictatures, se fixant des objectifs qu’elle n’avait pu atteindre dans le passé en utilisant les mêmes méthodes, tout comme elle a trahi le message des révoltes arabes qui avaient montré combien ces régimes étaient fragiles et instables. Comme on pouvait s’y attendre, le seul résultat a été que grâce au soutien international, le régime égyptien a davantage étouffé la société civile, précipitant l’Égypte dans la pire crise des droits humains de son histoire.

Les événements de ces derniers mois confirment cette réalité. Entre le 15 et le 19 novembre 2020, le directeur administratif Mohamed Basheer, le directeur exécutif Gasser Abdel Razek et le directeur du département justice Karim Ennarah du Mouvement pour les droits humains égyptien (Egyptian Initiative for Personal Rights, EIPR), l’une des plus anciennes et des plus prestigieuses organisations de défense des droits humains en Égypte, ont été accusés de « terrorisme » et arrêtés au Caire.

Au préjudice de leur arrestation, aux conditions atroces d’emprisonnement et au ridicule prétexte retenu, est venue s’ajouter une farce : quelques jours auparavant, l’EIPR avait organisé à la demande de plusieurs gouvernements européens un séminaire sur la situation des droits humains en Égypte. Et c’est précisément à ce moment-là que l’UE a approuvé à Bruxelles son « Plan d’action en faveur des droits de l’homme et de la démocratie pour la période 2020-2024 ». L’arrestation des trois responsables de l’EIPR a donc envoyé un double message : aux dissidents internes, la confirmation de la volonté du régime de persécuter sans retenue ; aux gouvernements européens, l’avertissement qu’il ne fallait pas s’immiscer dans les affaires intérieures de l’Égypte.

Visite à Paris

À l’occasion de la visite du président Sissi à Paris le 7 décembre, et grâce à une mobilisation massive en Europe et aux États-Unis impliquant des militants, des personnalités du monde du spectacle, des politiciens et des diplomates, les trois membres du Mouvement EIPR ont été libérés. Mais l’avertissement était clair : les accusations contre Abdel Razek, Ennarah et Basheer n’ont pas été levées. Patrick Zaki, l’étudiant égyptien arrêté le 7 février 2020 au Caire sous l’accusation de « diffusion de fausses informations » et « d’incitation à manifester » est toujours en détention « préventive ». Et même si Emmanuel Macron a tenté de faire bonne figure, Ramy Shaath, coordinateur de la campagne BDS en Égypte et mari d’une citoyenne française, dont le président français avait demandé la libération, reste en prison.

Pour les observateurs les plus attentifs, la libération des « trois du Mouvement EIPR » n’aura été qu’une feuille de vigne destinée à masquer le fait qu’à l’époque, les gouvernements français et italien concluaient des contrats de fournitures militaires financés, entre autres, par des prêts de gouvernements et d’institutions financières occidentales.

Il est certain que ces libérations n’avaient pas grand-chose à voir avec les pressions politiques exercées par les gouvernements européens, à tel point que Macron lui-même a annoncé, lors d’une conférence de presse aux côtés du président Sissi le 7 décembre 2020, qu’il ne conditionnerait pas les relations politiques et économiques avec Le Caire à la question des droits humains : « Je ne conditionnerai pas notre coopération en matière de défense, comme en matière économique, à ces désaccords », a-t-il précisé, estimant « plus efficace d’avoir une politique de dialogue exigeant plutôt qu’une politique de boycott qui viendrait à réduire l’efficacité d’un de nos partenaires dans la lutte contre le terrorisme et pour la stabilité régionale », rapporte l’agence de presse Reuters.

Plus encore, lors de cette même visite à Paris, le maréchal égyptien a été fait Grand-Croix de la Légion d’honneur, la plus haute distinction française – mais en catimini, en dehors du programme officiel, à tel point que l’événement n’a été révélé que par des photos publiées sur le site de la présidence égyptienne. La énième gifle du « partenaire incontournable » a provoqué l’indignation de plusieurs personnalités civiles et politiques italiennes, à commencer par le journaliste italien Corrado Augias, qui a rendu sa Légion d’honneur à l’ambassade de France à Rome en signe de protestation.

Quelques jours après cette visite, le 17 décembre, le Parlement européen a envoyé un signal qui tranchait nettement avec celui des gouvernements des États membres. À la quasi-unanimité, l’assemblée a adopté une ferme résolution condamnant à la fois le gouvernement égyptien et les capitales européennes jugées trop molles. La résolution demande également que la lumière soit faite sur le cas de Giulio Regeni et appelle à la libération de Patrick Zaki et des autres prisonniers d’opinion en Égypte.

Cette position a été suivie par la récente discussion au Conseil européen du 25 janvier au cours de laquelle les ministres des affaires étrangères de l’UE ont abordé la situation en Égypte. Dans sa conclusion, le haut représentant de l’UE pour les affaires étrangères Josep Borrell a qualifié l’affaire Regeni de « grave » et a exhorté le régime égyptien à coopérer pour obtenir vérité et justice.

Le retour de l’ambassadeur

Si pendant les deux ans qui ont suivi la mort de Giulio Regeni, l’Italie avait adopté une double stratégie combinant censure officielle et collaboration non officielle avec l’Égypte, conformément au double jeu européen déjà mentionné, le retour au Caire de l’ambassadeur d’Italie Giampaolo Cantini en août 2017 a éliminé le seul instrument de pression politique réelle sur le régime égyptien. Peu après, le général a offert à la presse internationale la seule lecture possible de ce geste : l’arrivée de Cantini a marqué la normalisation définitive des relations italo-égyptiennes avec son cortège de visites officielles de hauts fonctionnaires du gouvernement. Ensuite, il y a eu non seulement la normalisation annoncée par Sissi et passée sous silence par Rome, mais aussi un développement remarqué des échanges entre l’Égypte et l’Italie, surtout dans un secteur clé pour le régime égyptien et sa répression sanglante : le secteur militaire.

Dès 2019, l’Égypte était devenue le premier client mondial d’équipements militaires italiens, en violation flagrante de la loi italienne 185/901, qui interdit la vente d’armes aux pays responsables de graves violations des droits humains : les armes légères et les logiciels de surveillance vendus par l’Italie sont en effet régulièrement utilisés pour traquer les dissidents. Le poids politique et stratégique de ces ventes d’armes était déjà énorme.

Mais au moment même où l’Égypte arrêtait Patrick Zaki, le groupe industriel spécialisé dans la construction navale Fincantieri et le ministre des affaires étrangères concluaient les négociations avec le gouvernement de Sissi sur une commande de 9 milliards d’euros pour au moins deux frégates multimissions (Fremm)2 à la pointe de la technologie. Communément appelée par la presse italienne « la commande du siècle », la vente a été conclue contre l’avis explicite de la marine militaire à laquelle les frégates étaient destinées dans le cadre d’un processus déjà retardé de modernisation de ses capacités.

Les dommages stratégiques causés à l’Italie se sont ainsi transformés en avantage stratégique pour l’Égypte, un pays aux ambitions croissantes de puissance régionale et aux objectifs souvent en concurrence directe avec ceux de l’Italie en Méditerranée.

Ne convoquer que des fantômes

Si les responsabilités de l’UE sont moins directes, mais non moins lourdes que celles de l’Italie, l’intérêt de tous est de comprendre comment il est possible qu’un citoyen européen puisse être torturé et assassiné en toute impunité, et pourquoi la vérité sur sa mort est systématiquement occultée. Si l’on ne parvient pas à faire la part de la complicité, de la responsabilité partagée et de la connivence entre l’Italie et l’Égypte, la justice pour Giulio Regeni ne sera que simulacre et le procès qui va commencer pourrait bien ne convoquer que des fantômes.

L’Europe dans son ensemble — et l’Italie en particulier — a les moyens de faire pression sur l’Égypte. Elle peut avant tout « internationaliser » la question des droits humains en général et du cas Regeni en particulier — une internationalisation que craint l’Égypte, ne serait-ce que pour ces questions d’image si chères à Sissi. En outre, les ambassadeurs égyptiens pourraient être convoqués par les pays de l’UE où ils sont accrédités pour qu’on leur rappelle l’importance que l’Europe attache aux droits humains. Les ambassadeurs européens pourraient être rappelés — une proposition que la famille Regeni suggère au gouvernement depuis des mois, sans qu’y soit apportée la moindre réponse.

La question des droits humains en Égypte pourrait être soulevée avec force et à intervalles réguliers dans les organisations internationales, comme l’Italie a su le faire dans le passé. On pourrait alors réexaminer ou suspendre les accords de collaboration « antiterroriste » qui sont exploités par Le Caire pour poursuivre les dissidents sur son sol ainsi qu’en Europe même. Des instruments concrets existent dans les accords bilatéraux euro-égyptiens depuis au moins 15 ans. Ils pourraient être utilisés pour sanctionner le régime égyptien pour ses abus. Enfin, l’Union pourrait appliquer les « sanctions Magnistky »3 récemment approuvées dans son Plan d’action en faveur des droits humains et de la démocratie tant détesté par Le Caire, qui sanctionnent des personnes telles que le ministre de l’intérieur ou le directeur de la tristement célèbre prison de Tora au Caire, où des prisonniers politiques sont détenus et souvent torturés.

Une chose est sûre : ce combat ne concerne pas seulement Giulio Regeni, Patrick Zaki, et les milliers de prisonniers politiques égyptiens. L’avenir de l’Europe, de ses gouvernements, mais aussi de ses citoyens, est également en jeu.

1Loi qui régit l’exportation d’armes de tous types et d’équipements de défense. Outre qu’elle prévoit la stricte application des embargos sur les armes décidés par l’ONU ou l’UE, cette loi soumet la délivrance des autorisations d’exportation à des critères stricts. Les menaces à la paix et à la stabilité régionale et les atteintes aux droits humains constituent les deux principaux critères pris en considération à ce titre.

2Les Fremm sont issues d’une coopération inaugurée en 2005 entre la France et l’Italie. Elles sont développées et produites par Naval Group pour la France et Fincantieri pour l’Italie.

3Ensemble de sanctions qui permettent désormais à l’UE, notamment, de geler des avoirs et d’imposer des interdictions de déplacements à l’encontre de personnes impliquées dans des violations des droits humains. Ce type de sanctions s’inspire de textes américains adoptés par le président Barack Obama à la suite du décès en détention en 2009 de l’avocat fiscaliste russe Sergei Magnitsky qui avait dénoncé une importante affaire de corruption.

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