La rue Al-Cheikh Rihane, au centre-ville du Caire, connait un moment d’accalmie. C’est là que se trouve le laboratoire central du ministère de la santé. Des soldats et des officiers font les cent pas devant le bâtiment, échangent sur leurs walkies-talkies. Les autorités ont multiplié les barrages filtrants alentour pour mieux contrôler les gens qui viennent faire des tests ou chercher leurs résultats. Rien à voir avec la bousculade qui a fait scandale, quelques jours auparavant, après l’annonce de la suspension des vols vers les pays du Golfe et l’interdiction à la main d’œuvre égyptienne de rentrer dans ces monarchies pétrolières, avant d’effectuer un test de dépistage du coronavirus dont le coût a été fixé par l’État à 1 000 livres égyptiennes (environ 60 euros).
L’annulation du petit pèlerinage
Sur les 9,5 millions de travailleurs égyptiens à l’étranger, 2,9 millions se trouvent en Arabie saoudite, 765 000 aux Émirats arabes unis et 500 000 au Koweït, selon un recensement de 2017. Disposer des résultats d’un test est un enjeu de taille pour ces personnes qui font la queue en attendant leur tour pour recevoir le diagnostic et s’il est négatif, de pouvoir retrouver leurs emplois. Si l’inquiétude domine, les gens restent impassibles, craignant un revers imprévu. Certains se consolent, se disant qu’ils ont quand même plus de chance d’être autorisés à rentrer en Arabie saoudite que ceux qui devaient effectuer le petit pèlerinage, suspendu jusqu’à nouvel ordre en raison du coronavirus1. Les pèlerins ont été refoulés au début du mois de mars, après avoir obtenu les visas et payé les frais de leur voyage. Ils attendent d’être remboursés et ne pourront probablement pas mettre les pieds à la Mecque cette année.
D’ailleurs, si l’annulation du petit pèlerinage se poursuit jusqu’au ramadan, qui débute le 23 avril, environ 190 000 Égyptiens annuleront leur voyage, d’où des pertes sans précédent pour les tour-opérateurs des deux pays. « L’image de l’esplanade entourant la Kaaba, le lieu le plus saint de l’islam, vidée des fidèles était impressionnante. Un présage de mauvais augure », dit une femme voilée, pliant le bout de son foulard en guise de masque pour se protéger du virus.
Les images de la Mecque désertée ont eu un effet de choc sur la toile. Les commentaires pleuvent sur le nombre de fois où le pèlerinage a été interdit pour des raisons économiques, sécuritaires ou liées à des épidémies meurtrières. Cela s’est produit une quarantaine de fois, et à chaque fois s’installait la peur du diable et de ses sbires, dit-on.
Un foyer d’infection sur un bateau à Louxor
Pour échapper aux calamités qui s’abattent sur le pays, les Égyptiens ont l’habitude d’accepter les coups du destin et de dédramatiser en pratiquant un humour contagieux. Une bonne dose de rigolade s’avère utile pour ne pas céder à la psychose et au marasme de voir l’Égypte privée d’une bonne part de ses revenus en provenance du tourisme, l’une de ses principales ressources en devises étrangères. Car un foyer d’infection a été détecté à Louxor, sur un bateau de croisière. Une touriste américano-taïwanaise aurait été à l’origine de la contamination. Sur une centaine de touristes à bord du bateau, 33 ont été testés positifs vers le 6 mars, de même que 12 des 70 membres égyptiens de l’équipage.
Les 45 personnes touchées par le virus ont depuis été placées en quarantaine, alors que le bateau est amarré à quelque 20 kilomètres en dehors de Louxor. Les réservations pour la saison prochaine sont en baisse d’environ 70 %, en comparaison avec l’an dernier, a déclaré dans la presse le président de la Chambre des agences de tourisme, Hossam Al-Chaér, alors que le ministère a affirmé que les flux de touristes se maintenaient en février, avec plus de 900 000 visiteurs.
Depuis, le rythme des conférences de presse officielles s’est accéléré afin de dresser le bilan de la situation, faisant état, au 15 mars, de 126 contaminations au coronavirus et de 2 décès (un touriste allemand et une Égyptienne de Mansoura dans le Delta du Nil). Les autorités ont annoncé de nouvelles règles pour éviter les rassemblements ; elles ont décrété l’interdiction à l’échelle nationale de plusieurs manifestations culturelles et ont décidé de fermer les établissements scolaires et universitaires, pendant deux semaines, à partir du 15 mars. .
Le ministre de l’information Ossama Heikal n’a pas manqué de rappeler à l’ordre, dans une intervention au journal de 21 h sur la Une, ceux qui prennent le coronavirus avec trop de légèreté, donnant l’impression à travers leurs blagues que le virus circulait incognito depuis des semaines : « Le gouvernement pourrait ainsi apparaître comme cherchant à minimiser les cas de contamination. Or, ce n’est pas du tout vrai, car les chiffres qu’il annonce sont identiques à ceux de l’OMS. (…) De plus, ce n’est pas évident que tout le monde capte le sens de l’humour à l’égyptienne ; celui-ci risque d’être mal interprété à l’étranger, comme un signe de manque de confiance en les statistiques fournies par l’État ».
Vaut mieux en rire
Ce qui fait sourire la toile est regardé d’un œil suspicieux par les autorités. Certains s’affligent des réalisations de petits génies du montage et du trucage, à partir de photos retravaillées, comme la série de mimes qui a tourné en dérision la visite éclair de la ministre de la santé en Chine. « Corona a tardé à venir, alors on est partis nous-mêmes le chercher ! », a-t-on ironisé.
Plusieurs autres dessins humoristiques font référence au fameux chocolat Corona, la plus ancienne marque de chocolat au Proche-Orient, fondée par Tommy Christo, un Grec d’Égypte, en 1919. En outre, nombre de vidéos montrent des jeunes en uniformes médicaux, faisant semblant de danser en quarantaine, reprenant une célèbre chanson électro-populaire récemment interdite par la censure.
Les Égyptiens rivalisant d’humour qualifient l’anis de potion magique antivirus, en expliquant que le Tamiflu, un médicament antiviral contre la grippe, est préparé à partir de l’anis étoilée. Du coup, certains herboristes des quartiers populaires ont essayé d’en tirer profit.
Dans ces quartiers, comme celui de Sayida Zeinab, à dix minutes de voiture des laboratoires centraux du ministère de la santé, on passe à un tout autre monde. Là, le fatalisme égyptien reprend le dessus, parfois même à outrance. On craint la progression inéluctable du virus et on se place sous la protection de la petite-fille du prophète, Zeinab Bint Ali Ibn Abi Taleb, arrivée en Égypte après la bataille de Karbala (en Irak) pour y chercher refuge et ensuite mourir neuf mois plus tard, en l’an 682 après J. C.
La bénédiction de la Dame
Le mausolée et la mosquée qui lui sont dédiés sont érigés à l’endroit même où elle a vécu. Il y a encore quelques jours, les gens y viennent nombreux pour lire quelques sourates du Coran en touchant les parois du mausolée afin que leurs vœux soient exaucés. Plusieurs femmes s’agglutinaient au pied du tombeau. Elles avaient l’habitude d’y venir régulièrement et continuaient à le faire, se souciant peu du coronavirus. Car ici elles ont le sentiment d’être sous la protection de la « Dame », « la mère des délaissés ». L’une d’elles s’est mise à chanter quelques louanges. L’autre donnait un médicament à son enfant avec une pipette, lui souhaitant une guérison rapide.
Fatma, une fonctionnaire qui habite dans les parages, attendait avec ses amies la prière de l’après-midi, qu’elle s’apprêtait à effectuer sur place, juste à côté du tombeau, au lieu de se rendre à la grande salle de prière, à l’intérieur de la mosquée. « Le mouled de Sayida Zeinab2 se tiendrait du 17 au 24 mars, comme prévu. Pourquoi y aurait-il un changement ? », affirme Fatma. Ils y étaient prêts, avait tout préparé, en dépit des déclarations des membres du conseil suprême des ordres soufis, qui ont confirmé l’annulation de l’évènement.
Dehors, à la porte de la mosquée, les vendeurs de sucreries traditionnelles du mouled avaient étalé leurs marchandises, d’autres préparaient des colliers de fleurs. L’une des femmes soudanaises qui effectuaient des tatouages de henné portait un masque qu’elle avait partiellement enlevé pour manger des pépins et des amuse-gueules. Le grignotage lui semblait beaucoup plus important que l’état d’alerte décrété pour le coronavirus.
Psychologiquement, ils refusaient l’idée de ne pas pouvoir rendre hommage à leur sainte, soit en tenant sa fête à temps, soit en se recueillant sur sa tombe, mais, dès le 15 mars, ils ne pouvaient plus y accéder. Car le ministre des biens de mainmorte (waqf) a décidé d’interdire catégoriquement la visite des mausolées, pendant une quinzaine de jours, à partir de cette date.
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