Égypte. Le calvaire des migrantes victimes d’agressions sexuelles

Plusieurs affaires de harcèlement et de viol ont été révélées en Égypte depuis le mois de juillet 2020, notamment sur les réseaux sociaux, encourageant les victimes à sortir de leur silence. Mais dans cet élan de prise de parole, la voix des migrantes, souvent africaines subsahariennes, reste absente. Elles sont prises en étau entre la peur et la précarité. Témoignages.

Amal et sa fille. Derrière elles, « l’homme du portrait » et l’enseigne d’une association d’aide aux réfugiés.
© Aya Hamdy

Amal n’oublie pas le portrait de l’homme accroché sur l’un des murs de la maison dans laquelle elle travaillait au Caire. Cette mère trentenaire n’a pas vu son mari depuis des années. Les deux époux avaient été emprisonnés par le régime soudanais à cause de leur appartenance ethnique, pense Amal, et ils ne se sont jamais revus. La jeune femme était alors enceinte d’un mois, ce qui ne lui a pas épargné les coups et les agressions sexuelles pendant sa détention au Soudan. Ce souvenir la fait encore pleurer, mais elle ne veut pas entrer dans les détails. Amal a été libérée au bout de deux semaines, mais depuis, elle n’a plus de nouvelles de son mari.

L’ancienne prisonnière a alors choisi de fuir avec ses enfants vers l’Égypte. Elle a d’abord séjourné chez une amie qui vivait au Caire avec son mari et ses enfants : « Ils n’ont pas supporté notre présence longtemps, surtout qu’un bébé était en route. Au bout d’une semaine, ils nous ont renvoyés. »

Les migrants qui arrivent au Caire habitent en général dans les quartiers modestes de Fayçal, Ard Al-Liwaa ou Al-Hay Al-Acher à Nasr City. Des zones où les vols et les agressions sont monnaie courante, surtout la nuit de la part des chauffeurs de touk-touk. Ces dangers sont décuplés pour les migrants africains, sans parler des agressions à caractère raciste.

Avec l’aide d’une autre amie qui a accepté de l’héberger avec ses enfants, Amal a fini par trouver un travail dans une maison. La famille qui y vit est composée de « Madame », son fils, sa fille et son mari, l’homme du portrait accroché. « Madame » est partie en voyage, et Amal était censée continuer à aller travailler sans passer la nuit sur place. Le mari, un homme haut placé, a profité de l’absence de sa femme pour la violer…

« Je n’ai rien dit, j’ai eu peur »

Amal a quitté cette maison pour toujours, terrassée par la douleur et la peur. Elle n’a raconté à personne ce qu’elle a subi : « Il m’a menacée, il m’a dit que si je déposais plainte, il le saurait. Je n’ai rien dit, j’ai eu peur… » Des nuits d’insomnie ont suivi : « Je ne dormais pas à cause de ses menaces. » Des semaines passées sous le choc.

Selon la neurologue et psychiatre Jaydae Makki de l’université d’Alexandrie, les crimes sexuels se fondent sur un rapport de domination, où l’agresseur cherche davantage à prouver son ascendant qu’à en tirer un quelconque plaisir. C’est pour cela qu’ils sont souvent l’œuvre de personnes plus âgées, plus fortes ou plus haut placées. Pour elle, une victime de viol peut connaître « un choc nerveux sévère » nécessitant une intervention médicale. La permanence des symptômes varie d’un cas à l’autre, entre anxiété, panique et phobie, ou encore la tachycardie, les troubles visuels, les troubles du sommeil et les cauchemars à répétition, en plus de flash back où la victime revit, en se réveillant, certaines scènes qu’elle a subies.

« Je t’aiderai à nourrir tes enfants », « Tu es jolie », « Combien tu veux ? », « Viens, écoute-moi ».

La plupart des victimes ne peuvent pas se payer le luxe d’attendre de se remettre de ce choc. Amal a été obligée de retrouver un travail pour nourrir ses enfants, les aides qu’elle recevait de la part d’une association qui vient en aide aux réfugiés étant « insuffisantes ». Elle affirme pouvoir aussi faire un travail administratif, mais une telle activité ne lui rapporterait que des sommes dérisoires qui ne suffiraient pas à payer son loyer. Elle a fini par trouver une autre maison où travailler.

Des viols à répétition

Le viol dont Amal a été victime n’est pas le seul. Un été, on lui a proposé de faire le ménage dans une villa pendant une journée, payée 300 livres égyptiennes (16 euros). Un couple vivait dans la villa. La femme est sortie en disant : « Je ne tarderai pas », mais elle a mis du temps. Amal est restée seule avec le mari quinquagénaire. « Depuis, j’ai développé une phobie que les femmes ne restent plus à la maison. »

L’homme, en sous-vêtements, demande à Amal de lui faire un massage. Elle refuse : « Il m’a menacée : soit j’acceptais, soit je partais. » Elle est partie sans être payée après une journée de travail.

Elle n’avait que 12 livres en poche (65 centimes d’euro). Elle a marché jusqu’à l’avenue principale : « Les rues étaient désertes, il était 16 heures ». Soudain, trois jeunes hommes lui barrent le chemin : « Ils m’ont emmenée dans une maison en cours de construction, m’ont battue et m’ont violée… Les trois m’ont violée… J’ai essayé de crier mais ils m’ont tordu le bras et mis la main sur mon nez et ma bouche. Personne ne pouvait me secourir. » Son récit est entrecoupé de sanglots. Elle montre son bras qui porte encore les traces de l’agression, et son poignet endolori. Elle a également été blessée en haut des cuisses : « Le lendemain, tout mon corps était couvert d’ecchymoses. »

La jeune femme est persuadée que c’est l’homme de la villa qui a envoyé les trois agresseurs : « Ils m’ont dit : ‟Tu n’es pas obéissante !” ». Ils l’ont également menacée de l’accuser d’avoir commis un vol à la villa si jamais elle parlait. « J’ai eu peur… »

Et l’image de l’homme du portrait continue de la hanter.

La fille d’Amal, adolescente, a également été victime d’agression. En rentrant de l’école, elle a été suivie par un groupe de jeunes hommes qui ont essayé de la faire monter de force dans leur voiture. La jeune fille a finalement été sauvée par un passant qui l’a entendu crier. Elle porte encore les traces de cet incident, des griffures sur les bras et un traumatisme qu’elle n’arrive pas à surmonter. Elle refuse désormais d’aller à l’école et a même peur de sortir de la maison. Elle a régulièrement des crises d’angoisse.

« Personne ne parle de ces choses-là »

L’histoire d’Amal n’est pas unique. Nombreuses sont les réfugiées africaines en Égypte dont la situation précaire fait des victimes faciles, confortant l’agresseur dans son sentiment d’impunité. En 2018, selon le rapport du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) intitulé « Plan d’intervention de l’Égypte pour soutenir les réfugiés et les demandeurs d’asile d’Afrique subsaharienne, d’Irak et du Yémen », 1231 cas d’agressions sexuelles ont été signalés par des victimes africaines, irakiennes et yéménites, soit 81 % de l’ensemble des agressions signalées en un an. Parmi ces cas, 267 concernaient des enfants.

Amal et sa fille bénéficient d’un suivi psychologique auprès d’une organisation spécialisée, mais la mère ne voit « aucune amélioration ». Selon la docteure Makki, l’impact psychologique des agressions sexuelles est plus lourd chez les réfugiés, car ils se trouvent loin de leurs pays, et a fortiori quand la victime ne parle pas la langue du pays, ou n’a pas la même croyance que la société d’accueil, ou s’il a une couleur de peau différente. La probabilité de faire une dépression est plus importante, ainsi que le sentiment d’impuissance, accentué par l’absence du filet de sécurité que pourraient représenter la famille ou les amis. L’impact est d’autant plus important quand la victime est jeune. Selon le HCR, la plupart des réfugiés et des demandeurs d’asile issus de pays africains en Égypte ne parlent ni arabe ni anglais, ce qui les rend plus vulnérables à l’isolement et aux difficultés sociales et économiques, et plus dépendants dans leur interaction quotidienne et dans le fait de subvenir à leurs besoins.

Amal a signalé son deuxième viol ainsi que l’agression à l’encontre de sa fille auprès du HCR. Elle affirme que l’organisation ne fait pas d’enquête ni ne contacte la police. Elle propose uniquement un soutien psychologique aux victimes. Amal ne sait pas si autour d’elle, des femmes ont subi la même chose car « personne ne parle de ces choses-là » et elle-même n’en a parlé qu’à des organisations d’aide aux réfugiés. « J’en ai honte… »

« Une mort à petit feu »

La précarité économique engendrée par la Covid-19 n’arrange pas les choses. Amal est aujourd’hui sans travail, et les séances de suivi psychologique se font uniquement par téléphone, ce qui la met mal à l’aise. Elle cumule quatre mois de loyer impayés (1250 livres par mois, soit 68 euros) et le propriétaire s’impatiente. Pour nourrir ses enfants, la jeune femme a recours aux aides de l’Église catholique : « Du sucre et des nouilles. Et de temps en temps, un petit morceau de poulet. » Ses enfants pleurent désormais devant leurs assiettes, car ils mangent la même chose depuis des mois : « Je n’ai pas d’argent pour leur acheter autre chose… »

Parfois, Amal n’a même pas de quoi prendre les transports. Elle marche alors de longues distances entre son domicile et l’association d’aide aux réfugiés qu’elle fréquente. Souvent en vain : « Pour l’amour de Dieu, n’est-ce pas une mort à petit feu ? »

Selon le site du HCR, « 80 % des réfugiés en Égypte vivent dans des conditions humanitaires désastreuses et ne peuvent subvenir aux besoins les plus primaires. » Il précise que le manque de financement limite sa capacité de réponse aux besoins des réfugiés, surtout dans le contexte de la pandémie.

Beaucoup de réfugiés sont obligés de vivre en colocation : selon une étude du HCR datant de 2018, 60 % des répondants — africains, irakiens et yéménites — vivent dans des chambres qu’ils louent dans des appartements collectifs. Cette proximité favorise également les agressions sexuelles.

Amal se plaint de ses sautes d’humeur qu’elle ne comprend plus. Elle traite désormais ses enfants avec beaucoup de nervosité. Elle affirme ne pas avoir dormi la nuit précédant notre rencontre. Elle prend des antidépresseurs qui ne lui enlèvent pas l’envie de se suicider en se jetant par la fenêtre. Elle réprime l’envie de passer sa main dans un ventilateur dont l’hélice n’est pas protégée. Sans compter les médicaments qu’elle prend pour ses difficultés respiratoires et les douleurs cardiaques qu’elle ressent. « Je suis fatiguée, sur tous les plans. »

« La victime finit par être montrée du doigt et surveillée de près par ses voisins ou par le concierge de l’immeuble »

Tout ce qui l’intéresse pour le moment c’est de trouver un travail pour nourrir ses enfants. Elle s’efforce de supporter le harcèlement, jusqu’à ce qu’elle touche son salaire. « Je n’ai pas d’autre solution. Je veux me soigner et travailler pour mes enfants. Peu importe ce qui m’arrive, du moment que mes enfants sont à l’abri du besoin. »

Une impunité totale pour les agresseurs

Jaydae Makki affirme qu’un désir de justice est un signe de bonne santé, et la volonté de porter plainte prouve que la victime s’estime dans son droit. Au contraire, la peur de le faire peut signifier que la victime ne se voit pas comme un être humain mais comme une machine qui doit continuer à « fonctionner » pour que la vie continue.

D’un autre côté, le dépôt de plainte peut entraîner une grande pression psychologique pour la victime. Le système policier et judiciaire étant dominé par des hommes, il y a généralement un postulat que la victime est responsable, qu’elle a encouragé l’agresseur ou qu’elle a un problème, ce qui accentue son sentiment de honte. Cette pression se double également d’une pression sociale qui peut la pousser au suicide.

Amal ne veut pas rentrer au Soudan, par peur des poursuites. Mais elle ne veut pas non plus rester en Égypte. Je lui ai demandé si elle pensait se remarier, après ces longues années sans nouvelles de son mari. Elle a répondu : « J’aime toujours mon mari, et je ne perds pas espoir qu’un jour il reviendra. Je ne peux pas encore m’imaginer me passer de lui. J’espère qu’un jour il m’appellera pour me dire qu’il est là. »

La plupart des victimes d’agression ou de viol que nous avons rencontrées ou dont les récits nous ont été rapportés sont toutes des mères célibataires ou des jeunes filles qui sont arrivées seules en Égypte. Dans une société qui considère qu’une femme seule est faible car elle n’a pas d’homme pour la protéger, ces réfugiées deviennent des victimes toutes désignées et leur témoignage est souvent remis en question. Parfois, l’agresseur poursuit sa victime jusque chez elle, ou bien il colporte des rumeurs sur elle, et elle finit par être montrée du doigt et surveillée de près par ses voisins ou par le concierge de l’immeuble.

Les enfants nés de viol, victimes collatérales

Les femmes ne sont pas les seules victimes de viol : il y aussi les enfants qui sont issus de ces crimes.

Intissar est une réfugiée soudanaise. Cette mère célibataire a également été contrainte d’aller faire des travaux ménagers dans une maison où vivait une femme âgée. Elle a également été victime de coups et d’un viol collectif, après avoir été séquestrée pendant plusieurs jours, dans l’appartement où elle travaillait, par un groupe de jeunes individus : « J’ai reçu un coup sur la tête et j’ai perdu connaissance. » Elle n’entrera pas dans les détails, racontant seulement qu’à son réveil : « J’étais dénudée, ma situation était désastreuse. »

Sa carte de réfugiée avait expiré, alors les policiers ont refusé d’enregistrer sa plainte. De même pour le HCR qui lui a dit d’attendre le renouvellement de son dossier. Quelques semaines plus tard, Intissar découvrait qu’elle était enceinte. Elle est allée voir un médecin pour avorter, mais les médicaments qu’il lui a prescrits ont entraîné des complications. Ce n’est qu’au sixième mois de grossesse qu’elle a découvert l’existence d’autres organisations acceptant de prendre en charge les réfugiés dont la situation n’est pas en règle et qui se contentent du passeport.

L’accouchement a été douloureux à cause d’anciennes blessures provoquées par un viol précédent subi en prison, au Soudan, alors qu’elle était enceinte (elle a fait une fausse couche). Selon Mohamed Farhat, avocat auprès de la Fondation égyptienne pour le soutien aux réfugiés, beaucoup d’obstacles empêchent les réfugiées de déclarer leurs enfants nés de viols, bien que des textes de loi leur garantissent ce droit. Souvent, le fonctionnaire chargé de recueillir la déclaration de naissance demande la plainte pour viol. Or, souvent, les victimes n’ont pas porté plainte, quand ce ne sont pas les policiers qui la refusent. Les choses se compliquent encore davantage quand le viol a eu lieu pendant le voyage ou dans le pays d’origine. Il arrive également que les hôpitaux refusent de donner un certificat de naissance aux mères quand l’enfant est « illégitime ». Le fonctionnaire peut aussi refuser la carte de réfugié comme document d’identité, car il ignore le statut particulier de ces derniers… ou parce qu’il ne le veut pas. Tout cela condamne ces enfants à être apatrides, toujours selon Maître Mohamed Farhat.

La relation avec son enfant ? Intissar dit : « Je ne sais pas comment résoudre cette situation. » Jusque-là, elle n’a pas porté plainte pour prouver la paternité de l’enfant, craignant pour sa réputation, celle de sa famille et par peur pour l’avenir de cet enfant « qui n’a rien fait ».

La psychiatre d’Intissar insiste sur l’importance d’exprimer sa tristesse par les paroles ou par les larmes. Mais cette dernière n’en est plus capable. Pleurer lui donne des migraines. Elle a perdu le goût et développé une claustrophobie. Devant ces « chocs à répétition », la jeune mère commente : « Mieux vaut en rire ! » Mais elle ajoute : « Les sentiments n’entrent plus en compte pour moi. Tout ce que je sais maintenant, c’est que je vis par devoir. Il y a des personnes qui dépendent de moi. »

Les conditions de vie d’Intissar vont de mal en pis : l’aide mensuelle que sa famille reçoit ne dépasse plus les 75 dollars par mois (soit 64 euros). Récemment, un texto de la branche locale du Programme alimentaire mondial l’avertissait de l’arrêt de l’aide pour les jeunes mères. Pour faire des économies, elle achète désormais des couches bébés premier prix, qui provoquent des irritations sur les cuisses de son nouveau-né. Ses autres enfants vont de temps en temps travailler dans des ateliers de menuiserie ou de forgerie, pour un salaire misérable. Les cartes Internet prépayées se rajoutent aux dépenses, car ses enfants ont besoin de connexion pour suivre leurs cours en ces temps de pandémie. Durant les 20 jours qui ont précédé notre rencontre, Intissar n’avait pas un sou à la maison. Les factures s’accumulent et leur nourriture se résume à du pain.

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