Les exercices navals conjoints sino-russo-iraniens (une première) ne signifient pas pour la Chine un renforcement des liens militaires avec les pays du Proche-Orient et ne traduisent pas d’aspiration à jouer un rôle accru dans la sécurité régionale, du moins dans un avenir proche. Car l’exercice militaire se double d’un soutien théorique de la Chine à une approche multilatérale de la sécurité dans le Golfe, suggérant qu’elle envisage une continuité du rôle de leadership des États-Unis, et ce malgré une rivalité croissante entre les deux plus puissantes économies du monde.
C’est en tous les cas le message qu’elle envoie, minimisant l’importance de l’exercice et laissant entendre que sa contribution à celui-ci sera constituée de forces non combattantes. Sa participation devrait impliquer sa flotte anti-piraterie. Elle se trouve déjà dans les eaux somaliennes, protégeant les navires commerciaux ainsi que les personnels chargés du maintien de la paix et des secours humanitaires. De fait, la Chine n’enverra pas de détachements de l’Armée populaire de libération.
À l’écart des rivalités saoudo-iraniennes
Même si elle favorise une approche plus multilatérale, la Chine maintient sa préférence pour un leadership américain afin d’assurer la sécurité du Golfe. Ce point de vue s’est manifesté en 2019 par sa volonté d’envisager de participer à l’alliance maritime créée en réponse à plusieurs attaques contre des pétroliers dans le golfe d’Oman. L’alliance est dirigée par les États-Unis. Son rôle est d’escorter les navires commerciaux dans le Golfe et de sécuriser les voies de navigation. Rejointe par les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite, Bahreïn, le Royaume-Uni et l’Australie, l’alliance a débuté ses opérations en novembre 2019.
Bien qu’elle manifeste sa préférence pour un leadership américain dans le Golfe, la Chine préconise aussi un élargissement des dispositifs de sécurité intégrant le parapluie de défense américain permettant de réduire les tensions régionales. Elle estime également qu’un accord multilatéral lui permettrait de continuer à éviter de se laisser entraîner dans les conflits et les différends du Moyen-Orient, en particulier dans la rivalité saoudo-iranienne.
Un arrangement multilatéral dans lequel les États-Unis resteraient le principal acteur militaire correspondrait au schéma de projection progressive de la Chine, au-delà de ses frontières, de sa puissance militaire croissante.
À l’exception d’une installation militaire à Djibouti, la projection de la Chine devient moins importante à mesure qu’elle s’éloigne de ses frontières. Les propositions pour une architecture de sécurité multilatérale pourraient également répondre au « transactionnalisme »1 du président américain Donald Trump, ainsi qu’à son insistance sur le partage de la charge budgétaire.
Aller d’un point à un autre reste cependant plus facile à dire qu’à faire. Bien que le parapluie de sécurité américain soit orienté contre l’Iran, une approche multilatérale devrait impliquer ce pays.
Une conférence de sécurité régionale
Cette implication pourrait être fondée sur une sorte d’accord de non-agression, une proposition avancée par l’Iran qui figure implicitement dans l’appel de la Russie à une conférence de sécurité régionale sur le modèle de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). Cependant, pour y parvenir, les États-Unis et l’Arabie saoudite doivent réduire les tensions avec l’Iran, affirmer de manière crédible qu’ils n’ont pas l’intention de renverser ou de déstabiliser le régime iranien, et résoudre la crise résultant du retrait américain de l’accord international de 2015 qui limite le programme nucléaire de l’Iran. C’est un défi de taille même si l’Arabie saoudite et l’Iran n’ont pas fermé la porte à des contacts visant à apaiser les tensions.
De plus, le soutien chinois a, jusqu’à présent, manqué d’enthousiasme pour une proposition russe appelant les États-Unis, la Russie, la Chine et l’Inde à s’impliquer dans une approche multilatérale.
Une certaine distance avec la position russe
Tout en soutenant la proposition de la Russie en termes généraux, le porte-parole du ministère chinois des affaires étrangères Geng Shuang s’est abstenu de l’approuver précisément. Il s’est contenté de saluer « toutes les propositions et les efforts diplomatiques propices à la désescalade de la situation dans la région du Golfe ».
Le fait que la Chine s’abstienne d’approuver sans réserve la proposition russe trouve son origine dans des approches différentes du multilatéralisme en général et des alliances en particulier. La Chine préfère mettre l’accent sur la géoéconomie plutôt que sur la géopolitique tandis que la Russie opère toujours en termes d’alliances.
À l’arrière-plan se profile le fait qu’en dernière analyse, la Chine est susceptible de considérer la sécurité en Asie du Sud et centrale comme liée à la sécurité dans le Golfe, ce qui soulève des questions sur la permanence de la conception de la sécurité des Chinois.
L’étalement géographique de l’approche de la Chine est évident non seulement dans sa position de force dans la mer de Chine méridionale, mais aussi dans des pays comme le Tadjikistan et l’Afghanistan. La Chine a récemment progressé dans la construction d’une route traversant le corridor Wakhan2 en Afghanistan. Cet axe sert de multiples objectifs géopolitiques, il facilitera le mouvement des troupes, servira à la base militaire installée au Tadjikistan et à d’éventuelles opérations transfrontalières chinoises dans le corridor.
Une division du travail entre Moscou et Pékin ?
Toute la question est de savoir si les mesures chinoises mettront en difficulté la division présumée du travail entre la Russie et la Chine en vertu de laquelle la Russie assume la responsabilité de la sécurité en Asie centrale tandis que la Chine se concentre sur le développement économique. Si elle le fait, quel impact cela aura-t-il sur la dépendance chinoise à l’égard d’une présence potentielle russe dans le Golfe ?
Il ne fait aucun doute que le Golfe passe progressivement d’un accord de sécurité unilatéral à un accord multilatéral motivé par les attaques de septembre contre les installations pétrolières saoudiennes et une absence de réponse américaine qui a renforcé les doutes persistants sur la fiabilité des garanties de sécurité de la part des États-Unis.
Les doutes sont encore alimentés par la politique américaine qui a commencé avec l’administration Obama et a été maintenue avec l’administration Trump, suggérant une réévaluation des intérêts de la sécurité nationale des États-Unis au Proche-Orient.
Quand l’économie ne suffit pas
La conviction de la Chine selon laquelle l’économie plutôt que la géopolitique est la clé du règlement des différends lui a permis jusqu’à présent de rester au-dessus de la mêlée, mais ce principe n’a pas encore fait la preuve de sa viabilité. Il est peu probable que cette conception la protège du risque d’être au cœur des préoccupations des principaux protagonistes du Proche-Orient.
Selon Jiang Xudong, chercheur sur le Proche-Orient à l’Académie des sciences sociales de Shanghai, « l’investissement économique ne résoudra pas tous les autres problèmes en cas de conflits religieux et ethniques. »
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1NDT. Le transactionnalisme est aussi appelé « théorie de la communication » ou « cybernétique ». Son concepteur fut Karl Deutsch. Cette théorie postule que l’intégration se développe et que des communautés de sécurité se créent du fait de l’accroissement des transactions (ou des communications) entre les sociétés.)
2NDT. Le corridor Wakhan, situé dans la région montagneuse du Pamir, est bordé au nord par le Tadjikistan, au sud par le Pakistan et à l’est par la Chine. Il mesure environ 210 kilomètres de long d’est en ouest et sa largeur varie entre 20 et 60 kilomètres. Il couvre une superficie d’environ 10 300 kilomètres carrés.