L’économie libanaise, dernière victime du duel Téhéran-Riyad

Depuis fin février, l’Arabie saoudite multiplie les pressions sur le Liban, où l’influence du Hezbollah reste forte. Si elles sont pour l’instant limitées, elles ne peuvent cependant que fragiliser un pays de plus en plus déstabilisé par le conflit syrien. S’y ajoutent les sanctions économiques contre le Hezbollah prises par les États-Unis fin 2015, qui pèsent elles aussi sur le secteur bancaire, pourtant seul domaine de l’économie libanaise à ne pas avoir sombré.

Banque centrale du Liban, Beyrouth.
Steven Damron, 6 janvier 2010.

Miracle de relative stabilité bien qu’assis sur un volcan régional, le pays du Cèdre vient d’accuser une secousse inattendue : non pas l’expansion du conflit armé syrien sur son territoire peu ou prou épargné, mais les foudres de l’Arabie saoudite. Vendredi 19 février, le royaume annonçait l’interruption de l’aide de trois milliards de dollars à l’armée libanaise décidée en 2014. « Nous sommes face à une situation où les décisions du Liban sont captées par le Hezbollah. [Les armes] iront à l’Arabie saoudite, pas au Hezbollah », a accusé deux semaines plus tard le ministre des affaires étrangères saoudien Adel al-Jubeir.

Riyad ne décolère pas à propos de l’influence que le parti chiite allié de l’Iran — son ennemi juré — opère sur la vie politique libanaise. Depuis bientôt deux ans, le Hezbollah et ses alliés (mais pas seulement eux) bloquent en effet l’élection d’un nouveau président de la République, dont le Liban est privé depuis 2014. Dans ce contexte tendu, l’Arabie saoudite n’a pas pardonné au Liban d’avoir refusé d’appuyer fin janvier une résolution du Conseil des ministres arabes des affaires étrangères condamnant la politique de l’Iran dans la région et qualifiant le Hezbollah d’organisation terroriste. Une susceptibilité exacerbée suite à l’évolution récente de la situation en Syrie. Depuis l’offensive russe lancée fin septembre, l’Iran, soutien indéfectible de Bachar Al-Assad, est en position de force dans le dossier syrien face à l’Arabie saoudite, qui aide les rebelles.

« Entre l’unanimité arabe et l’unité nationale au Liban, je choisis la deuxième option », a déclaré Gebran Bassil, le chef de la diplomatie libanaise, lors de la réunion des ministres arabes. Minuscule pays de quatre millions d’habitants dont les leaders sunnites, chiites, chrétiens et druzes se partagent le pouvoir tant bien que mal, le pays du Cèdre est un des théâtres de l’affrontement qui se joue à l’échelle régionale entre l’Arabie saoudite et l’Iran. La classe politique est déchirée entre ses parrains saoudiens et iraniens, dont l’influence sur le pays est extrêmement forte. Riyad refuse pour sa part de voir son influence diminuer au Liban, dont elle s’estime le « protecteur » et le principal bailleur de fonds. Et elle a d’ores et déjà annoncé sans détour qu’elle allait réexaminer « toutes ses relations » avec Beyrouth. Elle compte bien rappeler au gouvernement libanais que le pays ne peut se passer de son soutien économique. Le royaume l’avait démontré en 2006 en octroyant avec une grande célérité un milliard de dollars à la Banque centrale libanaise au lendemain de la guerre entre le Hezbollah et Israël qui avait provoqué d’énormes destructions. À la satisfaction de toutes les parties libanaises, à l’époque.

Une saga à rebondissements

C’est dans ce contexte que s’est donc achevée une saga à multiples rebondissements, vieille de trois ans. Réponse aux attaques de plus en plus menaçantes menées par des groupes djihadistes contre l’armée libanaise à la frontière syrienne, l’aide des trois milliards de dollars était une opération triangulaire entre l’Arabie saoudite, le Liban et la France. C’est à Paris qu’a été confiée la livraison des armes. Surnommé « Donas », le contrat courait sur trente-six mois, et l’engagement total sur dix ans avec la formation et la maintenance. Une nécessité pour l’armée libanaise, vieillissante et insuffisamment équipée. Un tel accord, impliquant une cinquantaine d’entreprises, constitue une aubaine pour l’armement français. À lui seul, il a déjà permis au secteur de la défense d’être dans le positif avant que ne soient conclus d’autres contrats, notamment avec l’Égypte et l’Inde.

La liste d’armements livrés a été le sujet de longues discussions, y compris avec les Israéliens soucieux, comme les Saoudiens, de ne pas voir ces matériels tomber entre les mains du Hezbollah. Le panier comprenait 250 véhicules blindés, une quinzaine d’hélicoptères, une vingtaine de canons de 155 mm, 4 patrouilleurs maritimes, des drones, des systèmes de surveillance des frontières... Un équipement essentiel à l’armée, qui effectue jusqu’à aujourd’hui des raids quasi quotidiens sur la région frontalière et poreuse d’Ersal, base arrière des extrémistes islamistes. À ce jour, seuls 48 missiles antichar Milan ont été livrés à l’armée libanaise et 15 % du contrat a été honoré. De sombres histoires de commissions devant être versées aux intermédiaires ont aussi affecté sa mise en œuvre.

L’arrêt des livraisons d’armes s’est accompagné d’une cascade d’autres mesures : les ressortissants saoudiens au Liban ont été invités à quitter le pays et les citoyens saoudiens priés de ne pas s’y rendre. Jusqu’alors, seules des consignes de sécurité étaient données. Le 2 mars, les six monarchies qui constituent le Conseil de coopération des pays du Golfe (CCG) ont déclaré le Hezbollah « organisation terroriste ». Une décision suivie une semaine plus tard par la Ligue arabe.

L’économie touristique en crise

De quoi plomber encore un peu plus le secteur du tourisme libanais, mis à mal par le conflit syrien et ses retombées négatives au Liban qui, depuis 2012, découragent les vacanciers d’y voyager. Selon le président du syndicat des établissements touristiques, Jean Beyrouthi, interviewé par L’Orient le Jour le 11 janvier dernier, les revenus du secteur touristique ont diminué de moitié par rapport à 2010, passant de 8 à 4 milliards en 2015. L’économie, de manière générale, est en berne. La balance des paiements a affiché un déficit record de 3,35 milliards de dollars en 2015, en hausse de 134 % par rapport à 2014 (1,4 milliard de dollars). Et pour le seul mois de décembre, elle était déficitaire de 372,4 millions de dollars, contre 115,5 le mois correspondant en 2014, d’après les chiffres de la Banque centrale du Liban.

Plusieurs des mesures saoudiennes ont été suivies par d’autres États du Golfe, par solidarité avec le royaume wahhabite. Le premier ministre libanais Tammam Salam, un sunnite, a exhorté Riyad à « reconsidérer » sa décision, tandis que des responsables politiques se rendaient en délégation à l’ambassade saoudienne dans le même but. « Une image pitoyable », accuse un homme d’affaires libanais qui ne souhaite pas être cité, outré de cette absence de dignité dans le comportement de certains politiciens.

Le petit Eldorado qu’est le Liban est en effet l’endroit au Proche-Orient où les émirs du Golfe bénéficient été comme hiver de l’air pur des montagnes, des casinos et autres voluptés à volonté — tout en investissant sans compter dans la finance et l’immobilier. L’Arabie saoudite menace ainsi de toucher à la corde sensible du Liban : son argent et la stabilité financière inhérente à sa survie. Car c’est avant tout le secteur bancaire, dernier domaine de l’économie libanaise qui n’est pas en crise, que les politiciens veulent à tout prix protéger. Jusqu’à présent, la Banque centrale est assise sur une petite montagne de réserves en devises et en or, et les avoirs des banques commerciales équivalents à trois fois le PIB du pays, alors que ceux de ses voisins de la région fondent à vue d’œil.

Menaces d’effondrement financier

Le pire n’a cependant pas été décidé par l’Arabie saoudite. Pour Mazen Soueid, expert économique dans une banque libanaise, les décisions prises par le royaume traduisent moins une volonté de mettre le Liban à genoux que de faire passer un message politique fort. « L’Arabie saoudite a énormément d’argent à la Banque centrale et dans d’autres établissements libanais. Si elle l’avait retiré cela aurait été très problématique, or on voit qu’elle n’a pas pris cette décision, explique-t-il. Pour l’instant, les conséquences économiques négatives sont donc limitées. »

Sibylle Rizk, rédactrice en chef du magazine économique libanais Le Commerce du Levant, est du même avis. « Il y a eu un premier mouvement d’inquiétude lié à la crainte de retraits massifs de dépôts bancaires, les investissements très importants en immobilier étant plus difficiles à liquider, cependant les craintes sont ensuite retombées, dit-elle. Le risque monétaire s’est accru au Liban, mais la confiance, qui est un facteur déterminant pour la solidité du système, est préservée à ce stade ; en grande partie parce que ceux qui déterminent cette confiance auraient le plus à perdre en cas d’effondrement financier. »

« Où placeront-ils leurs fonds, si nos clients venaient à retirer leur argent de nos banques ? Avez-vous vu l’état des autres pays de la région ? », s’interroge la responsable d’une grande banque commerciale libanaise, plutôt confiante dans le système. Le gouverneur de la Banque centrale Riad Salamé (l’un des banquiers centraux les plus respectés dans le monde de la finance) a pour sa part assuré aux premiers jours de la crise que la livre libanaise était « solide ». Amarrée au dollar, la parité de cette monnaie connaît il est vrai une remarquable stabilité depuis de longues années.

Le 13 mars, une crainte du gouvernement libanais s’est cependant matérialisée : 70 Libanais, en majorité chiites, ont été expulsés des Émirats. En 2009 et 2013 déjà, des Libanais accusés d’être proches du Hezbollah avaient dû quitter le Golfe. « Ces expulsions sont très dangereuses car les transferts bancaires des expatriés libanais vers leur pays représentent 15 % du PIB. Le Liban a le montant de transferts venant d’expatriés le deuxième au monde en importance », souligne Sami Nader, directeur de l’Institut du Levant pour les affaires stratégiques et professeur à l’université Saint-Joseph. « Si le Golfe décide d’expulser les expatriés libanais, c’est le pilier de l’économie qui s’effondre ». On estime à environ un demi-million le nombre de Libanais qui travaillent dans le Golfe, dont 300 000 en Arabie saoudite. Le total des transferts de tous les pays (dont ceux de la péninsule Arabique ne constituent qu’une partie) au pays natal s’est élevé en 2015 à 7,5 milliards de dollars, d’après la Banque centrale libanaise.

Cependant, la mesure des Émirats reste pour le moment limitée à quelques dizaines de ressortissants, ne faisant pas peser sur l’économie libanaise de menace imminente. Selon un banquier, le risque est pour le moment davantage lié à la baisse des prix du pétrole, qui peut diminuer les revenus des expatriés libanais et donc leurs transferts. L’économie du Golfe est en outre trop dépendante des cadres libanais pour que les pouvoirs en place décident de les expulser massivement.

Les pressions économiques et les déclarations sèches des Saoudiens semblent donc avant tout une tentative de reprendre la main sur la scène régionale et libanaise. C’est aussi certainement un message passé à Saad Hariri, leader du parti sunnite du Courant du futur, dont le père, Rafic, avait construit un lien très fort avec l’Arabie saoudite. Le fils, qui n’a pas la popularité ni le charisme de son père, peine à exercer un leadership sur la communauté sunnite libanaise. Les nombreuses rumeurs quant à son train de vie extravagant et à sa mauvaise gestion de l’empire économique bâti par son père entre les deux pays n’a sans doute rien arrangé. Si elles étaient tolérées par le roi Abdallah, décédé le 23 janvier 2015, les faiblesses de Saad Hariri semblent être beaucoup moins du goût de la nouvelle équipe arrivée au pouvoir à Riyad depuis, et qui nourrit une franche antipathie envers lui, indiquent des sources au fait des relations libano-saoudiennes.

Relations avec le Hezbollah sanctionnées

Les économistes sont bien plus préoccupés par les sanctions contre le Hezbollah prises par le gouvernement américain fin 2015. Le 18 décembre, Barack Obama a signé le Hezbollah International Financing Prevention Act, qui a ensuite été ratifié par le Congrès américain. Le texte étend les sanctions économiques contre le Hezbollah considéré désormais comme une organisation non seulement terroriste, mais aussi criminelle. « Le but est de mettre un frein au blanchiment d’argent et au trafic de drogue dont le Hezbollah est soupçonné de se servir pour financer ses activités », explique Sami Nader. « Ces nouvelles sanctions considèrent comme criminel tout établissement ayant une relation avec le Hezbollah et concernent même les institutions qui ne tombent pas sous la juridiction américaine, ce qui est une nouveauté ». Les banques libanaises sont donc observées au microscope et subissent une grande pression : toute banque ayant parmi ses clients un individu lié au Hezbollah peut se retrouver sur la liste noire du Trésor américain et en être fragilisée. « C’est problématique car ces sanctions vont avoir pour conséquence de diminuer la confiance que les Libanais portent à leurs banques : ils peuvent se poser des questions sur le maintien de leurs dépôts », détaille Nader. Or, ils sont la soupape de l’économie libanaise : les banques achètent des bons du trésor à la Banque centrale, ce qui permet à cette dernière d’absorber le choc de la dette, qui a augmenté de 4 % l’an passé alors que le taux de croissance n’était lui que de 1 %. Si les gens n’ont pas confiance, ils risquent de retirer leurs liquidités des banques, qui ne pourront ensuite plus financer la dette », dont le ratio au PIB flirte avec celui de la Grèce au plus fort de sa crise.

Ces sanctions auront-elles au moins l’effet escompté vis-à-vis du Hezbollah ? Certains parient sur son affaiblissement économique et sur une érosion de sa base populaire qui, voyant son activité et ses revenus diminuer à cause des sanctions, s’éloignerait de ce parti. Difficile de mesurer leur efficacité sur le long terme. Une chose est sûre, les sanctions économiques saoudiennes et américaines alimentent d’ores et déjà les tensions confessionnelles entre sunnites et chiites, très fortes depuis 2005 et encore plus depuis le conflit syrien. Suite à la suspension de l’aide militaire saoudienne, des affrontements ont eu lieu à une vingtaine de kilomètres au sud de Beyrouth entre combattants pro et anti-Hezbollah.

L’organisation de l’État islamique (OEI) n’a quant à elle pas perdu de temps pour tirer profit de ce contexte tendu. Le 11 mars, elle a diffusé une vidéo dans laquelle elle appelle les sunnites libanais à se révolter contre le Hezbollah, « source du crime et de l’oppression dans le pays ». De fait, l’OEI tente aussi bien d’exploiter la haine du Hezbollah que le mécontentement de catégories de sunnites, jeunes et moins jeunes, qui ont le sentiment d’être enfermés dans un système clientéliste et corrompu.

L’armée dernier rempart de l’unité nationale

Dans un pays à la société polarisée sur le conflit syrien, sans président depuis quasiment deux ans, avec un Parlement à l’activité paralysée et un gouvernement incapable de gérer le simple ramassage des ordures ménagères qui jonchent les trottoirs depuis neuf mois (et provoquant ainsi la colère des jeunes et de la société civile contre la corruption d’une classe politique usée et vieillissante), l’armée reste la dernière institution garante de l’unité nationale d’un État en pleine dérive. La voici désormais privée d’un renfort d’équipement indispensable pour faire face à la menace djihadiste alimentée au Liban par les tensions sectaires. La présence sur le sol libanais d’un million et demi de réfugiés syriens n’est pas sans mettre davantage en péril la stabilité du pays.

Si jusqu’à présent le Liban est parvenu à maintenir les débordements du conflit syrien sur son territoire, rien ne dit qu’il y arrivera encore pendant longtemps. Car dans cette affaire où il se trouve diminué, l’opération « triangulaire » — une expression généralement réservée aux échanges commerciaux — s’est transformée en une partie de billard à quatre bandes puisque le chef de l’armée libanaise, Jean Kahwagi, s’est rendu en février à Washington pour demander à ses interlocuteurs américains d’accélérer les armements promis à son pays, notamment des hélicoptères et des missiles air-sol. Depuis 2004, les États-Unis ont fourni pour 1,3 milliard de dollars en matériel et assistance à l’armée libanaise. Une armée qui reste la garantie d’une relative stabilité du pays.

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