Les répercussions sur l’Égypte de la guerre russe en Ukraine pourraient se limiter aux conséquences sur l’approvisionnement en blé ou sur le recul du tourisme. Mais d’autres conséquences stratégiques directes ou indirectes pourraient toucher plus généralement le Proche-Orient, y compris l’Égypte, au vu du rôle de cette dernière et de son poids central au niveau régional. Le Caire a par ailleurs développé au cours des dernières années une politique étrangère équilibrée entre la Russie et les puissances occidentales, de même que de très bonnes relations à la fois avec la Russie et l’Ukraine.
Les scénarios possibles quant à l’évolution de la situation laissent difficilement penser que l’Ukraine sera un pays stable à l’avenir. Cela aura forcément pour conséquence un changement dans les relations à venir.
Le grenier à blé
Dans les circonstances actuelles, la priorité de la cellule de crise du gouvernement égyptien, présidée par le premier ministre, est la dimension économique. Selon les experts économiques, les politiques menées par Le Caire sur la dernière période devraient lui permettre d’éviter un impact instantané de la crise ukrainienne, notamment concernant la question du blé. L’Égypte importe 50 % de ses besoins en blé de la Russie, et 30 % de l’Ukraine. Or le pays a adopté un plan de stockage du blé en plus de sa production locale qui viendra s’y ajouter au début du printemps. Toute cette quantité devrait garantir les besoins du pays pour les neuf prochains mois.
Si la crise se prolongeait, le pays devrait alors se tourner vers d’autres partenaires, comme les États-Unis, le Brésil ou l’Australie, ce qui se révélerait plus coûteux, d’autant que cette différence de prix sera assumée par le programme de subvention du pain qui concerne une large frange de la population. Il faudrait alors procéder à une révision de ce programme. Les experts estiment en effet qu’en l’état actuel les bénéficiaires des subventions ne sont pas seulement les catégories sociales qui en ont réellement besoin et que des économies pourraient être réalisées en ciblant les seules populations fragiles. Quoi qu’il en soit, pour l’heure, c’est le gouvernement qui devra assumer le coût de son financement au vu de ses implications politiques, le blé étant un produit stratégique dont il n’est pas question de se passer.
On pourrait considérer que la question de l’approvisionnement en blé est à l’Égypte ce que celle du gaz est à l’Europe. Mais c’est un défi supplémentaire, car la production du gaz russe qui passe par les gazoducs pourrait continuer même en temps de guerre, tandis que la production et l’exportation agricole — et en l’occurrence celle du blé — dépendent de plusieurs moyens de transport qui seront forcément impactés par la guerre.
Coup dur pour le tourisme
D’un autre côté, on commence déjà à voir les effets de la guerre en Ukraine sur le tourisme égyptien, et ce alors que ce secteur vient tout juste de connaître une amélioration après le recul accusé à cause de la pandémie de la Covid-19, et la crise entre Le Caire et Moscou à la suite du crash d’un avion russe fin octobre 2015. Ainsi, les revenus du tourisme sont passés de 4 milliards de dollars (3,58 milliards d’euros) en 2020 à 13,03 milliards de dollars (11,67 milliards d’euros) en 2021. De plus, le tourisme russe et ukrainien n’est pas juste un indicateur pour le marché, en particulier dans les villes qui donnent sur la mer Rouge. Il représente également un gage de sécurité avec un effet d’entraînement pour les touristes européens, notamment pour ceux en provenance d’Allemagne et du Royaume-Uni. Autant dire que tout ce marché sera fortement impacté par la situation actuelle, faisant peser une autre difficulté sur l’économie du pays.
On peut distinguer deux attitudes de la politique étrangère égyptienne dans la gestion des crises. La première est celle de « l’adaptation », que l’on pourrait appliquer à la crise actuelle. Le Caire a toujours entretenu d’excellentes relations avec Kiev, abstraction faite des polarisations externes dont les différents pouvoirs successifs ukrainiens ont fait l’objet, que ce soit avant 2014 avec un gouvernement prorusse, ou bien après, avec un pouvoir pro-occidental.
Pour l’heure, il n’y a pas de changement de direction prévu, surtout si l’on prend en considération le fait que l’Égypte ne modifiera pas sa stratégie et qu’elle continuera à mener une politique étrangère équilibrée dans ses relations avec la Russie et les États-Unis. En effet, elle n’est pas en mesure de se passer de l’une en échange d’une polarisation en faveur de l’autre.
Indéniablement, cette guerre aura des conséquences au plan international, mais ces changements mettront plusieurs années à s’installer, et le retour à un ordre bipolaire n’en demeurera pas moins exclu, surtout avec la montée en puissance de la Chine qui tend à faire preuve d’une sagesse diplomatique dans la crise russo-ukrainienne. Son rôle crée de fait une marge de manœuvre à l’international, et permettra à l’Égypte d’avoir plusieurs options avec l’une ou l’autre de ces deux parties. L’évolution des positions internationales pourrait même permettre à l’Égypte de renforcer sa stratégie d’adaptation dans le cadre de sa politique étrangère.
Les vertus d’un armement diversifié
D’un autre côté, la question de la coopération militaire demeure importante dans le cadre des équilibres internationaux et de la lutte contre le terrorisme, ce qui joue là aussi en faveur de la politique étrangère égyptienne. L’Égypte a en effet une position claire consistant à rester neutre dans les crises qui ne la touchent pas directement. Cela semble évident pour qui observe sa politique étrangère sur les dernières années. Si elle a militairement pris part à des crises régionales récentes, elle ne l’a fait que pour garantir sa sécurité nationale, en s’appuyant sur les moyens stratégiques à sa disposition. Ce fut le cas en Libye où l’Égypte a tracé ses lignes rouges dans une logique géopolitique tout en réussissant à gagner la confiance des différentes parties, malgré leurs divergences. Mais la situation avec la Russie est différente, car la relation avec Moscou n’est en aucun cas un poids pour l’Égypte, ni un motif qui la forcerait à opter pour une partie plutôt que pour une autre dans la crise actuelle.
De même, les importations égyptiennes en armes depuis la Russie ne constituent pas pour l’instant un problème, tant que les chaînes d’exportation des pièces de rechange ne sont pas impactées. En cela, l’Égypte est logée à la même enseigne que les autres pouvoirs de la région qui partagent ce genre d’intérêt avec la Russie. Elle demeure mieux lotie qu’un pays comme l’Algérie qui dépend principalement des armes russes et serait plus concerné par les sanctions imposées à Moscou. L’Égypte ayant quant à elle diversifié la provenance de son armement, la question est moins stratégique pour elle.
Au niveau régional, il est indéniable que l’Égypte entend se placer comme un acteur central durant cette crise en demandant une réunion d’urgence des délégués permanents de la Ligue des États arabes. Ce faisant, elle cherche à identifier les positions des différents États membres, car bien que la Ligue ne constitue plus un levier de la politique arabe, elle n’en demeure pas moins un mécanisme pour coordonner les différentes tendances. L’adoption d’une politique de non-alignement, l’appel à arrêter toute opération militaire ainsi que l’invitation à passer par les voies diplomatiques pour solutionner la crise constituent probablement la voie idéale pour adopter une position arabe quasi unanime.
En somme, L’Égypte veut minimiser l’impact économique de cette crise et trouver des solutions qui lui permettraient de la traverser. Le régime part du principe qu’il n’a pas à se battre dans les guerres des autres, tout en s’efforçant de construire une politique équilibrée qui préserve ses intérêts et ses relations de coopération avec les différents acteurs, d’autant plus que Le Caire est loin de la Russie et de l’Ukraine, ce qui lui donne une marge de manœuvre.
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