Au cours de l’été 2016, Béji Caïd Essebsi manifeste sa volonté de donner un nouvel élan au pays en dynamisant l’action gouvernementale. Lors de ses déplacements à l’étranger, il lui est aisé de mettre en avant les acquis de la transition politique, comme l’existence d’élections libres, une Constitution respectueuse des droits fondamentaux et une réelle liberté d’expression. Pourtant à son retour en Tunisie, il doit faire face aux demandes de transformation sociales qui sont restées sans réponses depuis 2011.
Le malaise, qui est aussi moral, gagne de larges couches de la société, incluant ceux qui mettent à l’index la corruption généralisée, ceux qui ont cru à la mise en place d’une justice transitionnelle et tous ceux qui déplorent le retour de l’ancien régime. Quant à la réalité du pouvoir, elle reste concentrée entre les mains du chef de l’État en dépit d’un régime politique qui s’est modifié en 2014, donnant de larges prérogatives au Parlement et au chef du gouvernement.
Le mal-être des Tunisiens se nourrit également d’un quotidien difficile. La cherté de la vie affecte durement les classes moyennes au moment où le pays connaît une dégradation des services publics, du fonctionnement de l’administration et de l’autorité de l’État.
Conscient des multiples dysfonctionnements qui rongent ses concitoyens, Béji Caïd Essebsi tente d’y répondre en faisant appel à des méthodes du passé qui ont fait leurs preuves sur un temps court : l’union des forces politiques autour d’un projet et un pacte qui scelle l’entente entre les principales forces politiques du pays. Le 2 juin, il rend public son projet d’union nationale qui sonne tel un désaveu de la politique du chef du gouvernement Habib Essid. L’homme avait été choisi dix-huit mois plus tôt pour sa rigueur et sa connaissance de l’administration, des qualités qui ne semblent plus correspondre aux priorités du moment. Le président souhaite son départ et les députés ne lui renouvellent pas leur confiance. La Tunisie doit aller de l’avant et le projet de changer de gouvernement prend des allures de sauvetage du pays par une autre gouvernance.
Un contexte de crise
Le 13 juillet, neuf partis politiques et trois organisations nationales — l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (UTICA) et l’Union tunisienne de l’agriculture et de la pêche (UTAP) —signent un document de synthèse relatif aux priorités du prochain gouvernement, dit d’« union nationale ». Les axes mentionnés ne surprennent pas : lutter contre le terrorisme, créer les conditions de la croissance économique, favoriser le développement régional et s’attaquer à la corruption qui prend de plus en plus d’ampleur et de visibilité, au point que Chawki Tabib, le président de l’Instance supérieure de lutte contre la corruption a été amené à dire que la Tunisie « risque de devenir un État mafieux » si rien n’est fait pour endiguer le phénomène.
L’idée d’un pacte n’est pas nouvelle. En 1988, le président Zine El-Abidine Ben Ali avait déjà mis en place un « pacte national » signé par la plupart des formations politiques, y compris le Mouvement de la tendance islamique (MTI) (qui deviendra Ennahda) pour coopter les acteurs politiques autrefois laissés à la marge. Au Maroc, au milieu des années 1970 et à la fin des années 1990, Hassan II avait eu recours au même procédé, en réalisant un consensus avec les forces politiques sur la base de leur participation et de leur acceptation des règles du jeu politique.
Le pacte de Carthage intervient dans un contexte de crise et les Tunisiens ne manifestent plus de motivation pour la vie politique. Pour autant, il ne s’agit pas de mettre en place une nouvelle politique, mais d’accélérer le choix d’un nouveau gouvernement qui rassemble le plus grand nombre de sensibilités politiques. Devant le piétinement du gouvernement depuis les élections de 2014, le président souhaite faire porter la responsabilité de la transition aux forces politiques qui adhèrent à son projet, présenté comme un « sauvetage » de la Tunisie. Il s’agit donc d’une circulation interne des élites politiques, par la cooptation de ceux qui manifestent leur volonté de « sauver le pays ». Et par conséquent, le rejet de ceux qui n’adhèrent pas à cette offre politique, sans qu’il ait eu le moindre débat sur les fondements de la crise qui a conduit à cette initiative d’« union nationale », scellée par un pacte.
Des méthodes de l’ancien régime
Comme en 1988, le pacte de Carthage devient une large entente pour légitimer et appuyer l’initiative du chef de l’État. Comme par le passé, cette politique s’apparente à une demande de stabilité du pays qui se fait avec le maximum d’acteurs et au détriment d’un changement de cap radical. Par la signature de ce pacte sur un texte somme toute très général qui ne mentionne ni la méthode ni le calendrier des réformes à engager, Béji Caïd Essebsi redessine la scène politique en élargissant son camp. Cependant ce pacte lui permet aussi d’occulter les raisons qui ont plongé le pays dans la crise politique : Nidaa Tounès, le parti qui l’a porté au pouvoir s’est effondré du fait de dissensions internes dues à la mainmise de son propre fils Hafedh sur cette formation, les réformes annoncées se font toujours attendre, et l’exécutif donne le sentiment d’être dans l’incapacité de répondre aux demandes de transformations sociales qui se sont exprimées en 2011 et durant la transition. Plus largement, la révolution a depuis longtemps cessé d’évoluer au rythme des demandes qu’elle a provoquées et n’est plus du tout représentée par ses acteurs. Elle a pratiquement disparu de la vie politique, emportant avec elle les espoirs qu’elle avait suscités.
Dans le fond, malgré les acquis politiques de la transition, dans sa gouvernance voulue par Caïd Essebsi, la Tunisie est encore dans une logique de pacte : pour maintenir les réseaux de clientélisme et de patronage, on intègre d’autres catégories dans le système1. Or, compte tenu des avancées politiques et du contexte de transition, l’élargissement de la scène politique aurait dû prendre la forme d’un contrat par lequel chacun des contractants défende ses intérêts propres. Le rôle du chef du gouvernement aurait été d’intégrer ces intérêts divergents dans le cadre d’une politique d’ensemble définie de manière autonome par rapport à la présidence de la République et naturellement du parti Nidaa Tounès, avant sa soumission au Parlement.
La coexistence entre les méthodes de l’ancien régime et le système tel qu’il a été défini par la Constitution est ici préjudiciable au fonctionnement du jeu politique. En effet, alors que dans le cas marocain, lorsqu’il a été question de consensus les règles du jeu étaient stables et non négociables, dans le cas tunisien elles sont en construction, changeantes et par définition négociables. La verticalité du pouvoir et la prise de décision grippent les avancées du système et brouillent la lisibilité de la vie politique du pays.
Quelle union nationale ?
L’absence de clarté sur la nécessité de changer de gouvernement a quelque peu déplacé la question centrale. En cet été 2016, le changement politique et ses implications sur la vie des citoyens ne sont plus au cœur des préoccupations politiques. Ce qui fait débat, c’est le « gouvernement d’union nationale ».
Le choix du chef de l’État se porte sur Youssef Chahed, un ingénieur agronome de 41 ans qui a rejoint Nidaa Tounès en 2013, après un bref passage au Parti républicain (Al-Joumhouri). Malgré une carrière politique courte (secrétaire d’État à la pêche, puis ministre des collectivités locales), il a la confiance de Béji Caïd Essebsi qui. À la veille du congrès de Nidaa Tounès à Sousse (9 janvier 2016), Caïd Essebsi lui avait déjà demandé — mission délicate — de mettre en place une commission susceptible de trouver une issue aux dissensions qui déchirent ce parti.
Toutefois son nouveau mandat de former un gouvernement d’« union nationale » est autrement plus difficile. Issu de Nidaa Tounès, il a vocation à rassembler en se tenant à distance des partis politiques, sans pour autant s’opposer frontalement aux dissidents du parti ou encore au fils du président. Il sait également qu’Ennahda, dans un premier temps réticent à la destitution de son prédécesseur, a accepté l’idée d’une union scellée par un pacte en contrepartie d’une présence plus importante au sein du gouvernement. La formation islamiste ne lui fera pas de concessions ; elle a certes donné son accord à son investiture, cependant ses cadres comme ses militants ne se reconnaissent pas dans ce moderniste.
La scène politique est balisée et ses acteurs tirent à hue et à dia. Pourtant Chahed joue le jeu, multiplie les entretiens et se montre à l’écoute. Au terme de ses consultations préalables à la formation de son gouvernement et compte tenu des formations qui ne s’associent pas à l’union nationale, le jeune chef du gouvernement a du mal à faire correspondre élargissement du gouvernement et représentativité. Le gouvernement, qui dispose d’une majorité des deux tiers à l’Assemblée, aurait naturellement gagné à élargir sa base parlementaire en accueillant des éléments du Front populaire, parti composé de douze formations qui dispose de quinze sièges au Parlement. Or, le Front populaire a refusé d’adhérer à l’union et l’ouverture du gouvernement s’est essentiellement opérée en associant des formations de gauche qui ont peu ou pas de députés2. Comment consolide-t-on l’union nationale en nommant des ministres dont la formation a recueilli un nombre de voix aussi faible3 ?
Par-delà la question de la représentativité, l’élargissement a été somme toute relatif, puisque le gouvernement compte sept partis au lieu de quatre dans le précédent gouvernement. L’union se fait alors sur d’autres critères, articulant maintien d’anciens ministres (défense, intérieur, affaires étrangères et éducation nationale, tourisme), intégration de deux anciens cadres de l’UGTT et éléments de la gauche. Sur vingt-six ministres et quatorze secrétaires d’État, Ennahda se voit attribuer trois ministères et trois secrétariats d’État.
Toutefois la visibilité du changement réside indéniablement dans le rajeunissement et la féminisation de ce gouvernement qui compte huit femmes dont certaines se voient attribuer des portefeuilles importants, telle Lamia Zribi à la tête du ministère des finances ou encore Hela Cheikhrouhou au ministère de l’énergie et des mines.
Le « changement dans l’ordre »
Le manque de cohésion du gouvernement du précédent gouvernement risque de s’accentuer tant les formations qui cohabitent en son sein sont porteuses de projets différents. Pourtant Youssef Chahed n’a pas le choix, il met en application le projet du chef de l’État de remettre la machine politique en marche dans une logique de restauration. Son discours d’investiture en témoigne : la référence à la révolution en est absente — exception faite de la question des martyrs, un dossier très consensuel mis en avant par les sept gouvernements qui se sont succédé depuis 2011. Pour le reste, le choix des membres du gouvernement ne paraît pas obéir à une vision d’ensemble mais plutôt correspondre à une gouvernance qui appréhende les dossiers de manière cloisonnée. Les difficultés ont émergé immédiatement après la formation du gouvernement. À titre d’exemple, le gouvernement compte deux ministres qui ont été autrefois d’anciens cadres de l’UGTT et qui se voient attribuer des portefeuilles très sensibles dans le contexte actuel : la fonction publique et la gouvernance, et les affaires sociales. De toute évidence, ces attributions avaient vocation à ramener la stabilité sociale dans un pays miné par les grèves. Toutefois, d’une part rien ne prouve que les anciens cadres de la centrale syndicale aient une réelle influence sur la base de l’UGTT qui initie le plus souvent les grèves sectorielles. Et d’autre part, comme à son habitude, et voulant conserver toute son autonomie — notamment pour négocier la hausse des salaires — la centrale syndicale a très rapidement publié un communiqué pour dire qu’elle était bien « en dehors du gouvernement ». La direction affirme avoir été informée de ces nominations après acceptation de ses anciens cadres, Abid Briki et Mohamed Trabelsi.
Plus largement, cette « union nationale » imaginée pour relancer une économie très mal en point4 était peut-être concevable en 2013, lorsque les chefs des deux principales formations politiques (Nidaa Tounès et Ennahda) décidaient de gouverner ensemble. Mais on assiste depuis à une véritable érosion du parti mis en place par le chef de l’État et de sérieuses dissensions traversent Ennahda, malgré une volonté d’afficher une cohésion. Ainsi, de nombreux Tunisiens se demandent si le compromis politique entre ces deux formations n’est pas limité à une entente entre Béji Caïd Essebsi et Rached Ghannouchi.
Paradoxalement, ce processus d’effritement intérieur des deux partis qui ont œuvré à une bipolarisation de la scène politique au détriment de la démocratie ne semble pas favoriser les contre-pouvoirs ni tout simplement profiter à l’opposition. Aujourd’hui, les forces d’opposition ne sont pas convergentes et on a du mal à voir émerger une contre-élite porteuse de projets et de propositions suffisamment forts pour modifier le jeu politique et marquer une rupture avec l’ancien régime en se montrant aptes à mettre en place les réformes profondes qui s’imposent. Alors que le chef de l’État appelait à signer le pacte de Carthage, la société civile comme l’opposition institutionnelle — en particulier le Front populaire — n’ont pas saisi l’opportunité de faire une offre alternative. Ceux qui n’ont pas adhéré au projet de Caïd Essebsi ont donné le sentiment d’être en négociation avec l’exécutif et d’évoluer à l’intérieur d’un cadre défini par le prince. Les élites continuent de se comporter comme par le passé, lorsqu’elles étaient privées d’autonomie, en donnant le sentiment qu’à l’instar de Béji Caïd Essebsi, elles sont favorables à un changement dans l’ordre, qui exclut le pluralisme politique et le conflit.
La logique des pactes aurait-elle encore de beaux jours devant elle malgré les changements politiques opérés depuis la révolution ?
Les articles présentés sur notre site sont soumis au droit d’auteur. Si vous souhaitez reproduire ou traduire un article d’Orient XXI, merci de nous contacter préalablement pour obtenir l’autorisation de(s) auteur.e.s.
1Voir sur cette question Hamit Bozarslan et Gaëlle Demelemestre, Qu’est-ce qu’une révolution ? Amérique, France, monde arabe 1763-2015, Les éditions du Cerf, 2016 ; p. 347-348.
2Al-Joumhouri n’a qu’un député, l’Alliance démocratique (Tahaluf al-démocrati) en a également un et La Voie démocratique et sociale (Al-Massar) n’en a pas.
3C’est le cas de Samir Taïeb, secrétaire général d’Al-Massar, dont la formation a recueilli 0,2 % des voix et qui a été nommé ministre de l’agriculture.
4Les investissements tardent à reprendre, les exportations stagnent et le déséquilibre des caisses est important, sur fond de dévaluation du dinar. Pour l’année 2017, le remboursement de la dette publique atteindra 6, 764 milliards de dinars (2,732 milliards d’euros) tandis que les rentrées fiscales seront de l’ordre de 20 millions de dinars (8 079 millions d’euros). Le gouvernement, qui refuse de parler d’austérité, entend geler les salaires avant que la croissance ne reprenne, l’UGTT s’y oppose fermement.