Les travailleurs clandestins afghans fuient l’Iran

Des victimes collatérales des sanctions américaines · En proie à une forte dévaluation de sa monnaie nationale et à un retour des sanctions américaines, l’Iran voit chaque mois partir des centaines de travailleurs afghans clandestins installés sur son territoire. Une population autrefois honnie, mais pourtant considérée comme un atout dans les secteurs de la restauration, du bâtiment et de l’agriculture.

© Sobhan Farajvan, 21 août 2018

Ils sont assis en tailleur. Certains ferment les yeux, d’autres se touchent le ventre. Le temps de quelques heures hebdomadaires, ces réfugiés afghans prennent des cours de yoga dans une salle d’un immeuble de Valiasr Square, à Téhéran. Ghassem, leur professeur, est l’un des leurs. Son accent persan est fluide et trahit de longues années d’exil loin de son pays d’origine. À la fin de la séance, il salue quelques élèves puis se rassoit pour converser autour de ses compatriotes : « La présence de chaque Afghan en Iran a une raison. Nous fuyons les guerres et les bombes. Nous partons parce que nous ne pouvons pas gagner d’argent pour nos familles. Alors nous travaillons plus dur ici pour les soutenir. Nous faisons face au racisme en Iran et nous n’avons pas de droits, comme celui d’aller facilement à l’école ou de postuler à un cours dans un institut privé ou public. » L’homme de 45 ans avoue avoir plaisir de rester au contact de ses concitoyens. Chaque semaine, des élèves apparaissent, puis disparaissent. Mais la rotation dans sa classe s’est accélérée depuis l’annonce du retrait des États-Unis des accords de Vienne sur le nucléaire iranien, acté le 8 mai 2018.

Baisse des salaires et dévaluation

Le rétablissement des sanctions américaines en Iran et l’effondrement du rial iranien, ont sérieusement impacté la vie des Afghans en Iran. La monnaie iranienne a en effet perdu 98 % de sa valeur sur le dollar, et elle a enregistré par ailleurs une nette baisse fin septembre, passant de 40 000 rials à 180 000 rials pour un dollar. Si l’inflation et l’augmentation du coût de la vie sont des menaces directes pour le quotidien des travailleurs afghans, la baisse de leur salaire et la dévaluation de la monnaie sont les causes majeures de leur retour vers leur pays d’origine. Selon RFI, tous les jours depuis juillet dernier, quelque 2 000 Afghans quittent l’Iran. Ils seraient en tout toujours entre 1,5 et 2 millions en Iran selon les chiffres du régime. Ceux à qui il reste quelques économies optent pour les chemins coûteux et dangereux vers l’Europe. Les plus modestes retournent en Afghanistan où les salaires sur les chantiers ou secteurs agricoles sont parfois meilleurs qu’en Iran. L’Organisation internationale pour les migrations (OIM), indique que 440 000 Afghans sont rentrés d’Iran durant les sept premiers mois de l’année 2018. Si 57 % d’entre eux ont été expulsés, 43 % l’ont fait spontanément. Un pourcentage rare qui rappelle le retour de milliers d’Afghans après l’effondrement du régime taliban de 2001. « Je ne demanderai jamais à personne de rester à Téhéran. Nous sommes heureux lorsque nous avons quelqu’un qui arrive et remplace un jeune Afghan dans notre classe », pointe Ghassem.

Ali Said est lui retourné à Kaboul après plusieurs années passées en Iran. Cet été, sa paie est passée de 300 euros mensuel à 70. Joint par téléphone, il raconte : « Bien sûr que la situation économique en Iran a été la principale raison de mon retour en Afghanistan ! Avant, je pouvais envoyer un peu d’argent à la famille, mais c’est devenu impossible. Tout est beaucoup plus cher en Iran. Sans qu’ils rajoutent un seul rial sur notre salaire, le coût de la vie est devenu fou. Alors, pourquoi devrais-je vivre dans un pays dans lequel la situation empire constamment où je ne peux pas me faire une idée précise de son économie ? La valeur très basse du rial est un vrai découragement pour nous, les Afghans d’Iran, et cela nous pousse à vouloir donner une seconde chance à l’Afghanistan. » Bernard Hourcade, chercheur au CNRS spécialiste de l’Iran, confirme les problématiques rencontrées par Ali : « Pour les travailleurs afghans qui envoient des devises au pays, c’est un vrai souci. Et avec l’inflation, ils peuvent moins économiser et donc envoient moins d’argent à leurs familles. »

Vers la fin de l’État-providence

Surtout employés dans la restauration, les secteurs agricoles et le bâtiment, les travailleurs clandestins afghans vont être au fil du temps les victimes collatérales du retour des sanctions économiques imposées par les États-Unis. Depuis le 6 novembre 2018, la vente du pétrole iranien à d’autres pays est interdite. Seules huit nations, dont la Chine, l’Inde, le Japon, la Turquie, la Corée du Sud ou encore l’Italie ont obtenu des dérogations provisoires pour continuer de s’approvisionner auprès de la République islamique. Le manque à gagner pour l’État iranien est immense. L’or noir représente entre 70 et 80 % des recettes d’exportation et représente la moitié de ses ressources budgétaires. Sa santé économique dépend donc beaucoup des recettes pétrolières, pour continuer de subventionner son secteur agricole — notamment les cultures de blé — ou encore ses infrastructures publiques.

Dans ces conditions, Bernard Hourcade prédit un ralentissement des dépenses étatiques : « L’État-providence subventionne toutes les activités économiques du pays et avec moins de budget, à un moment ça va bloquer. Est-ce qu’il va être capable de mobiliser suffisamment d’argent pour couvrir toutes ses dépenses, sans sa manne pétrolière ? L’Iran peut vivre encore un ou deux ans avec l’élasticité de son économie pour subventionner son service public, mais après, le pays ira vers une crise économique importante. » Avec moins de subventions, une sécheresse et une salinisation des sols agricoles toujours plus importantes, l’avenir des travailleurs immigrés afghans est compromis.

Dans les villes, les chantiers et travaux, majoritairement publics, souffrent de budgets qui sont et seront à l’avenir plus réduits. Javid, ouvrier de 24 ans originaire de la province afghane de Deykandi, travaille dans la construction d’un immeuble de la capitale. Son frère cadet vient de rentrer en Afghanistan après s’être résigné à gagner assez d’argent pour vivre à Téhéran et envoyer une partie de sa paie à la famille. « Avant, si on trouvait un bon patron qui versait le salaire à temps, on pouvait toucher 15 millions de rials par mois (300 euros). On devait travailler très dur pour cela et on n’était pas pris en charge en cas d’accident de travail. Mais mon patron a baissé mon salaire à 133 euros il y a six mois. Cela fait une grande différence quand vous travaillez pour subvenir aux besoins de votre famille. » Tout comme son frère, Javid pense à rentrer au pays, chose impensable il y a encore quelques mois. « Beaucoup d’entre nous sont nés en Iran et ils ne voudront peut-être pas rentrer dans leur pays d’origine. Mais moi j’ai vécu en Afghanistan. Je ne veux tout simplement pas perdre mon temps ici. J’espérais que la conjoncture s’améliorerait, mais il semble que rien ne va revenir à la normale. C’est la raison pour laquelle on pense à revenir en Afghanistan. »

Une main-d’œuvre à bas coût

L’immigration afghane est au mieux perçue, selon les conjonctures politiques et économiques, comme une concurrence sur le marché du travail iranien ; au pire comme un envahisseur parasite. Mais elle s’avère une aubaine pour les petites et moyennes entreprises du pays. Farshid est un employeur iranien. Il travaille sur différents projets de construction de bâtiments dans la capitale. Il sort un temps de son chantier et de ses bruits de marteaux piqueurs pour aller profiter de la climatisation dans sa voiture. « Pourquoi nous embauchons des travailleurs afghans ? Pour la qualité de leur travail premièrement. Et puis, ils ne se plaignent jamais des tâches. Ils n’ont généralement pas de famille avec qui passer du temps, alors ils restent plus sur les chantiers et travaillent plus. Comme ils sont clandestins, on n’a pas besoin de leur payer d’assurance. C’est une bonne économie, surtout en ces temps. »

Farshid est réticent à embaucher de jeunes Iraniens sur ses chantiers. Bien qu’il ne croule pas sous les demandes, il établit une comparaison entre les Afghans et la force de travail de ses compatriotes : « Les Afghans ne demandent jamais plus d’argent alors que les travailleurs iraniens en veulent toujours plus et ne travaillent pas aussi bien. » Bernard Hourcade confirme les relatifs bienfaits de la main-d’œuvre afghane : « C’est évident que l’Iran a besoin de cette main d’œuvre. Si vous êtes agriculteur dans le Khouzistan1, et qu’un travailleur agricole iranien vous coûte 1 euro de l’heure contre 80 centimes pour un Afghan, globalement cette main-d’œuvre est une solution. »

Le chercheur réfute cependant l’idée selon laquelle les réfugiés afghans seraient en concurrence avec la main-d’œuvre nationale. « On n’est pas arrivé à ce stade d’appauvrissement du pays. Les Afghans exercent généralement des emplois que les Iraniens rejettent. Cette immigration est là depuis 1973 et le premier boom économique du pays. Elle ne coûte rien et rapporte à l’économie iranienne, ne déploie aucun service de logement ni d’école. »

Un homme vient toquer au carreau de la voiture où s’est posé Farshid, le chef de chantier. Ali, le collègue de Javid, doit prévenir son employeur de l’avancée des travaux. Le jeune homme de 26 ans est originaire de Kaboul. Lui ne souhaite pas retourner en Afghanistan. « Javid vient d’une région plus sûre et plus paisible que Kaboul. C’est pourquoi il peut penser à retourner dans notre pays. Je sais que si moi je rentre là-bas, je vais risquer ma vie. Je l’ai déjà fait en venant clandestinement en Iran. Non,je n’irai pas dire bonjour au passé. L’Iran est une route vers l’Europe. Je préfère économiser de l’argent et partir pour la Grèce ou la Turquie. »

1Région située dans l’extrême sud iranien.

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