Économie politique

Pays du Golfe. Débats autour d’un nouveau contrat social

Le contrat social en vigueur dans les monarchies pétrolières du Golfe se base traditionnellement sur la garantie d’un emploi public pour les nationaux. Mais il se délite progressivement, la charge budgétaire que cela représente devenant de plus en plus lourde. Comment et par quoi le renouveler ? Esquisses de solutions, à partir du cas du Bahreïn.

L'image montre une scène animée dans un centre commercial. On peut voir des palmés en arrière-plan et des magasins de différentes boutiques. Un homme marche avec un enfant dans une poussette, tandis qu'une femme, vêtue d'une abaya, les accompagne. Plusieurs autres personnes sont visibles dans l'allée, créant une ambiance de vie urbaine dynamique. La lumière est claire et l'atmosphère semble accueillante.
Manama, Avenues Mall, avril 2019
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À Bahreïn, à Oman et en Arabie saoudite, pays dont le revenu pétrolier par habitant est devenu passablement plus faible, les jeunes ont perdu de facto l’accès à la garantie d’emploi dont bénéficiaient leurs parents. Dans le même temps, ils sont mal placés sur le marché du travail privé en raison de la concurrence acharnée avec un grand nombre de migrants à bas salaires. Les trois autres pays du Conseil de coopération du Golfe (CCG) disposent de ressources fiscales relativement plus importantes pour maintenir l’emploi public, mais risquent d’être confrontés à des défis similaires à long terme.

Segmentation du marché du travail

Le contrat social traditionnel dans les pays du Golfe repose essentiellement sur l’emploi public : historiquement, depuis au moins le boom pétrolier de 1973, la plupart des ressortissants masculins s’attendent à décrocher tôt ou tard un emploi public sûr et raisonnablement bien rémunéré. Il en résulte des niveaux de dotation en personnel nettement supérieurs à ce qui est réellement nécessaire pour faire fonctionner le secteur public.

Si les gouvernements des pays du CCG répartissent la richesse nationale par d’autres moyens : subventions énergétiques, éducation gratuite, soins de santé gratuits, aides sociales directes et aides au logement, l’emploi public est de loin le principal canal de redistribution de la richesse. D’où des dépenses salariales inhabituelles : dans le cas de Bahreïn, elles atteindront 1,4 milliard de BHD (3,38 milliards d’euros) en 2021, ce qui correspond à 39,5 % des dépenses publiques totales et à 56 % si l’on soustrait le service de la dette.

Bahreïn supporte une charge particulièrement élevée du fait des emplois au sein du ministère de la défense et du ministère de l’intérieur, qui dépensent tous deux beaucoup plus en salaires que les plus grands employeurs publics tels que les ministères de la santé ou de l’éducation. Avec la Garde nationale, les dépenses salariales liées à la sécuritéreprésentent 55,4 % de l’ensemble des dépenses salariales, ce qui, là encore, est inhabituellement élevé si on les compare à d’autres pays au plan international. Le contrat social bahreïni est hautement sécurisé et, par la même occasion, hautement "confessionnalisé", puisque l’emploi dans le secteur de la sécurité est presque exclusivement sunnite, ce qui rajoute une couche de complexité aux défis généraux du contrat social.

Bien que le secteur public soit très important, les dépenses salariales dans les pays du Golfe à faible revenu ont commencé à plafonner au cours de la dernière décennie en raison de déficits budgétaires persistants. Alors que la population en âge de travailler continue d’augmenter, le gel de l’emploi public signifie que les nouveaux arrivants sur le marché du travail n’ont qu’une faible chance d’obtenir un emploi public, ce qui les exclut du contrat social traditionnel. À Bahreïn, ce phénomène a d’abord touché principalement les citoyens chiites, mais la plupart des jeunes sunnites sont aujourd’hui également exclus des emplois publics.

Cette situation a créé une nouvelle catégorie de citoyens qui sont exclus du marché du travail et doivent se débrouiller dans le secteur privé, où il est difficile de trouver un bon emploi, et ce pour plusieurs raisons : tout d’abord — et c’est le plus important —, les citoyens des segments peu ou moyennement qualifiés du marché sont confrontés à une concurrence exceptionnellement rude avec une main-d’œuvre migrante bon marché, les économies nationales étant largement tributaires des travailleurs étrangers du Sud. La classe moyenne employée par l’État et le secteur privé en profitent, mais les outsiders du marché du travail en paient le prix fort, car les salaires sont bas en dehors de petits segments de marché hautement qualifiés. Comme le montre le tableau ci-dessous, les salaires moyens des citoyens dans le secteur privé sont nettement inférieurs à ceux du secteur public.

Salaires mensuels moyens des nationaux dans certains pays du CCG
Bahreïn (BHD, 2022)Koweït (KWD, 2015)Arabie saoudite (SAR, 2020)EAU (AED, 2009)
Secteur public 733 (médian) 1 481 11 668 16 940
Secteur privé 462 (médian) 1 269 8 031 13 550

Deuxièmement, l’intervention de l’État dans le secteur privé est limitée : bien qu’il existe des salaires minimums et des quotas d’emplois réservés aux nationaux pour les entreprises, celles-ci ne contribuent guère à fournir des emplois de qualité ou des salaires du niveau de la classe moyenne (au contraire, les salaires minimums défavorisent les nationaux par rapport aux travailleurs étrangers qui ne sont pas soumis à de telles règles). Et il n’y a pas de soutien salarial pour ceux d’entre eux qui ont de faibles revenus. Cela contraste avec la subvention implicite qui est sans doute intégrée dans les salaires plus élevés du secteur public pour les fonctionnaires.

Résultat, on assiste à un phénomène à grande échelle de « travailleurs pauvres » : plus d’un tiers des Bahreïnis employés dans le secteur privé en 2022 gagnaient moins de 350 BHD par mois (844 euros), cette proportion étant beaucoup plus élevée chez les jeunes. L’inégalité salariale dans les secteurs privés des pays du CCG est exceptionnellement élevée.

Les travailleurs pauvres, une nouvelle classe sociale

Tout porte à croire que la présence de couches marginales de plus en plus importantes a façonné la politique dans l’ensemble du CCG au cours de la dernière ou des deux dernières décennies. La majorité des manifestations publiques dans la région ont été motivées par des raisons économiques. Les principales revendications des manifestants portaient généralement sur a) la création d’emplois publics et b) un soutien accru du gouvernement pour créer des emplois mieux rémunérés dans le secteur privé.

Même le soulèvement de Bahreïn en 2011, qui visait pourtant principalement un changement de régime, s’appuyait sur une longue tradition de protestation de la part de jeunes sans emploi ou sous-employés. Les événements de 2011 ont toutefois contribué à la marginalisation politique de mouvements qui représentaient historiquement les intérêts des exclus, notamment Al-Wifaq, un mouvement d’opposition fortement enraciné dans la classe ouvrière chiite. Al-Wifaq avait en fait été un partenaire clé du prince héritier pour les réformes progressistes du travail au milieu des années 2000, notamment l’abolition partielle du système de parrainage des migrants (la kafala, ndlr.]]. Cette réforme a contribué à améliorer la compétitivité des travailleurs du secteur privé bahreïni, car il était plus difficile pour les employeurs d’exploiter et de sous-payer les migrants. Le retrait d’Al-Wifaq de la politique officielle après 2011 a rendu plus difficile la négociation d’un nouveau contrat social qui pourrait offrir de meilleures perspectives économiques.

Cela dit, comme les jeunes sunnites bahreïnis ont rejoint les rangs des exclus du marché du travail, il existe désormais un nouveau groupe d’intérêt transsectaire qui tirerait bénéfice d’une réforme plus large du travail.

Réduire le fossé entre « privilégiés » et exclus

À quoi ressemblerait une réforme qui rendrait le contrat social plus inclusif et réduirait le fossé entre les « privilégiés » et les exclus ?

Dans le segment du marché du travail peu ou moyennement qualifié, les citoyens sont confrontés à la concurrence la plus rude avec les travailleurs étrangers, et il est peu probable que les salaires du secteur privé atteignent un jour le niveau de la classe moyenne. Cela signifie que si les pays du CCG veulent lutter contre le phénomène des travailleurs pauvres, ils doivent mettre en place des politiques d’aide au revenu pour les bas salaires du secteur privé. Les modèles de ce type de soutien sont par exemple le crédit d’impôt sur le revenu gagné aux États-Unis (EITC) ou le supplément de revenu pour les travailleurs à Singapour. Il s’agit d’impôts « négatifs » en vertu desquels les bas salaires inférieurs à un certain seuil sont complétés par des subventions qui réduisent les inégalités salariales.

De tels systèmes d’aide coûtent de l’argent. Mais ils seraient facilement finançables par des réformes d’autres parties du système de protection sociale du CCG. L’une des pistes serait une réforme de l’emploi public, qui consisterait notamment à offrir davantage d’options de « golden handshake » (parachute doré)1 aux fonctionnaires en poste. Bahreïn a déjà créé un plan de retraite volontaire pour les employés de l’État, introduit dans le cadre de l’accord de soutien budgétaire de 10 milliards de dollars (environ 9 milliards d’euros) conclu avec les pays voisins du CCG ; ce programme pourrait être approfondi. La nouvelle possibilité de bénéficier d’une aide au revenu rendrait également l’emploi privé attrayant, au moins pour les travailleurs peu qualifiés qui quittent le secteur public.

Environ 100 000 Bahreïnis travaillent actuellement dans le secteur privé. Une réduction de 10 % de la masse salariale du secteur public permettrait de libérer environ 140 millions de BHD (340 millions d’euros) de dépenses par an. Cela représenterait potentiellement 1 400 BHD (3 400 euros) par salarié dans le privé si l’économie réalisée était intégralement redistribuée dans le privé, et bien plus si la politique d’aide au revenu se concentrait uniquement sur les revenus les plus faibles. Les personnes gagnant moins de 600 BHD par mois (1457 euros) pourraient obtenir jusqu’à 2 200 BHD (5 343 euros). Le gouvernement pourrait en tout cas facilement verser aux travailleurs gagnant 300 BHD (729 euros) par mois une subvention de 200 BHD par mois (486 euros) tout en conservant des économies fiscales. Cela réduirait l’écart salarial avec le secteur public, diminuerait considérablement le nombre de travailleurs pauvres et constituerait un signal fort indiquant que les (anciens) exclus font partie d’un nouveau contrat social.

Par ailleurs, si le gouvernement décidait de supprimer ses subventions actuelles à l’électricité pour les ménages — une autre façon très régressive et inefficace de partager les richesses —, cela pourrait également libérer des fonds d’environ 140 millions de BHD (340 millions d’euros), permettant des réformes sociales et des économies fiscales similaires à grande échelle. Il existe de nombreuses possibilités de remodeler les politiques actuelles de partage des richesses tout en maintenant la stabilité fiscale.

Taxer l’emploi des étrangers

L’aide pourrait également être financée par une augmentation des taxes prélevées sur l’emploi des travailleurs étrangers. De telles taxes sont déjà en vigueur et à grande échelle en Arabie saoudite. Ces droits réduiraient également l’écart de coût salarial entre les nationaux et les travailleurs étrangers, ce qui inciterait les entreprises à embaucher des ressortissants nationaux. Il serait toutefois important de créer un salaire minimum pour les travailleurs étrangers afin de s’assurer que ces taxes ne sont pas répercutées sous la forme d’une baisse des salaires — et d’améliorer de manière générale les droits du travail pour les étrangers afin de réduire la concurrence illicite. Dans la pratique, les entreprises récupéreraient au moins une partie des coûts salariaux, car les citoyens bénéficiant d’une aide au revenu réduiraient généralement leurs exigences, du moins dans une certaine mesure, étant donné que leurs revenus après subvention seraient toujours supérieurs.

À Bahreïn en particulier, et alors que la réconciliation après les troubles de 2011 reste incertaine, une gestion du marché du travail plus intelligente pourrait favoriser l’intégration sociale — un premier pas vers une réduction de la polarisation sectaire et de la dépression politique.

Arguments pour convaincre

Partout dans le CCG, les réformes susmentionnées susciteront le scepticisme des entreprises et d’une partie des salariés du secteur public. Du côté des entreprises, cela peut être dissipé en soulignant que les politiques de soutien au revenu réduiront les coûts salariaux liés à l’emploi de ressortissants nationaux.

Le scepticisme des fonctionnaires peut être contré par l’argument selon lequel les politiques d’aide au revenu et de parachutes dorés leur donneront en fait de nouvelles options qu’ils n’avaient pas auparavant. Plus important encore, le système actuel n’est pas viable à moyen terme au plan budgétaire, et une réduction progressive (volontaire) des effectifs de la fonction publique permettra d’éviter des ajustements forcés beaucoup plus sévères par la suite, qui pourraient consister en des réductions de salaire drastiques, des licenciements massifs ou une dévaluation de la monnaie qui réduirait fortement les salaires réels.

Enfin, de nombreux fonctionnaires ont des enfants qui sont eux-mêmes exclus du marché du travail. S’ils s’intéressent au bien-être à long terme de leur famille, ils devraient soutenir les politiques qui garantissent de bons emplois à leur progéniture.

1NDLR. Clause d’un contrat de travail qui fournit une indemnité de départ importante dans le cas où le cadre perd son emploi en raison d’un licenciement, d’une restructuration ou d’une retraite.

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