La IIIe République (1870-1940), qui vit l’apogée de l’empire colonial français, a voulu honorer ses héros. Quelle est la ville, parfois le village de France, qui n’a pas sa statue d’une personnalité locale ? La même pratique s’imposa outre-mer. On pourrait même dire : s’amplifia. Car chaque colonie comptait, selon les critères des Français de l’époque, non pas une, mais plusieurs gloires : militaires, hommes politiques de la métropole, gouverneurs, savants, prélats… La seule ville de Saïgon comptait dix statues, Bamako, bien plus petite, honorant pour sa part quatre héros français.
Le colonisé, à tous les moments de sa vie, croisait dans les rues des villes et villages les statues des généraux qui avaient vaincu ses ancêtres ou des « techniciens de la colonisation » qui avaient édifié l’ordre français. Frantz Fanon s’insurgeait contre ce « monde sûr de lui, écrasant de ses pierres les échines écorchées par le fouet »1.
On peut évidemment s’interroger sur cette insistance : qui les vainqueurs voulaient-ils convaincre ? Les « indigènes » du peuple, dont la plupart étaient illettrés ou rebelles à l’art monumental occidental ? Les intellectuels colonisés, souvent hostiles quoiqu’il en fût ? Peu, d’ailleurs, devaient regarder positivement ces monuments, érigés la plupart du temps… avec l’argent de leurs impôts, quand ce n’était pas grâce à des souscriptions plus ou moins imposées.
En réalité, c’était eux-mêmes que les colonisateurs exaltaient.
Mais trop, ce fut trop. Et pourquoi diable ne pas ériger des statues à ceux qui, vaillamment, loyalement, avaient résisté ? Question iconoclaste, saugrenue qui, à vrai dire, ne pouvait surgir que chez des marginaux ; pour tout dire, selon un joli mot né lors de l’ère coloniale, des « indigénophiles ».
Le journal Al-Akhbar, dirigé par Victor Barrucand, ami d’Isabelle Eberhardt, porte-parole de la tendance indigénophile en Algérie, lança une campagne pour l’érection d’une statue à la gloire d’Abd El-Kader, devenu le symbole d’une réconciliation possible entre dominants et dominés :
Pour la statue d’Abd-el-Kader.
On vient d’inaugurer à Constantine une statue monumentale du général Lamoricière et, dans un impressionnant discours, le général Gillet a rappelé les luttes héroïques de la prise de Constantine, non seulement en rendant hommage aux troupes françaises, mais encore en donnant quelques mots à la bravoure des défenseurs de la ville. Il nous semble que l’esprit français, engagé dans cette voie, pourrait aller plus loin encore. Il vient une heure où le vainqueur s’honore en reconnaissant la valeur de son adversaire. On sait qu’Abd-el-Kader, après avoir combattu contre nous, devint l’ami de la France et son protégé en Orient, jusqu’au jour où l’influence du grand chef arabe, sa noble conduite personnelle et sa poitrine mise en avant empêchèrent en Syrie le massacre des Européens, ce qui lui valut une haute distinction dans notre Légion d’Honneur. Ces choses sont dans l’histoire et dans l’esprit des hommes qui savent saluer le courage et la hauteur des caractères. Un peuple peut et doit les comprendre.
Pour consacrer l’idée du rapprochement franco-arabe, pour effacer, dans un grand geste de nation forte, les dernières rancunes, il serait beau que la France eût un mouvement d’impartialité héroïque. Elle devrait penser à réconcilier les adversaires du passé dans l’atmosphère des idées éternelles.
Après les statues de Bugeaud, du duc d’Aumale et de Lamoricière, nous demandons celle d’Abd-el-Kader pour orner une place publique et donner à tous les peuples une grande leçon de noblesse française.
Al-Akhbar, avril 1909.
L’idée fut soutenue, en métropole, par Paul Bourdarie et l’équipe de la Revue Indigène dans son éditorial de mai 1909, mais n’eut jamais de suite. Le projet fut ensuite ressorti en 1928 — avec autant d’insuccès — par la franc-maçonnerie à l’approche des cérémonies dites du « centenaire de l’Algérie » :
Considérant que la fête solennelle que le gouvernement de la République compte donner à Alger, pour fêter l’anniversaire du centenaire de l’occupation de l’Algérie par la force armée, ne manquerait pas de blesser, dans leur amour-propre et ne servirait qu’à ranimer la haine et semer la discorde, la R. L. Veritas de Tunis émet le vœu suivant : suppression de cette manifestation anti-démocratique et érection sur l’une des places de la capitale algérienne de la statue d’Abdelkader, d’abord héros de l’indépendance algérienne et puis ami fidèle et dévoué de la France ; dans le cas où l’érection d’une statue serait incompatible avec les lois de la religion musulmane, l’élévation d’un monument sur lequel on apposerait une plaque commémorative en l’honneur de l’émir Abdelkader2.
Ve Congrès des loges du Grand Orient d’Afrique du Nord, Bône, 19283.
Henry de Montherlant, qui vivait alors en Algérie, eut-il vent de ce type de projets ? Il ne l’évoque pas, mais prend à son compte une proposition comparable :
Sous l’impulsion remarquable de son maire, M. Brunel, la ville d’Alger est embellie chaque jour. Pendant longtemps, vis-à-vis la statue du Maréchal Bugeaud, à l’endroit le plus central et le plus animé de la ville, un terre-plein vide a attendu une statue. J’ai pensé : pourquoi n’y élèverait-on pas une statue aux indigènes de l’Afrique du Nord morts en défendant leur sol contre nous ? (…) Ne serait-il pas du style de la France d’élever une statue à ceux qu’elle a soumis, dans une lutte où à coup sûr ce n’étaient pas eux qui étaient venus nous chercher et où, s’ils nous ont causé quelque mal, il faut bien dire que c’était de bonne guerre ?
On me dira : “Nul peuple colonisateur n’a fait cela pour les colonisés“.
Je répondrai : “Et si — pour une fois — nous n’imitions pas les autres ?“
On me dira : “Ils se sont défendus. Cela mérite-t-il une statue ? Et dressée par nous ? Est-ce logique ? Et puis, nous leur avons donné, déjà, ce qui leur était dû“.
Je répondrai : “Je ne parle pas logique, je parle générosité“.
4.
Écrit en 1933, le texte fut finalement publié deux ans plus tard. Mais l’auteur connaissait trop bien le climat politique de son temps pour s’illusionner sur un éventuel bon écho de sa proposition. Il écrit alors :
Si j’ai renoncé, en 1933, à publier l’article qu’on vient de lire, c’est dans le pressentiment que les réactions du public seraient les suivantes :
Réaction des indigènes. Chez les simples, incompréhension totale. Chez les “évolués“, malveillance : “Nous demandons l’instruction, la justice, le bulletin de vote, et ils croient en être quittes avec une statue !“
Des Français de France. À droite : “Il dit que nous avons vaincu les Arabes ! Nous ne les avons pas vaincus, nous leur avons apporté la civilisation française, l’ordre français, l’idéalisme français, l’honneur de participer à nos côtés aux guerres françaises. Ce sont eux qui devraient élever aux Français une statue“. À gauche : “Il a raison, mais il n’est pas des nôtres. Étouffons cela“.
Des Français de l’Afrique du Nord : fureur noire. Convulsions et écume.
Des étrangers : “Démagogie, niaiserie et cabotinage français“5.
Ce qui était finalement assez bien vu…
Un siècle, à quelques années près, après l’appel de Victor Barrucand, la décision du Conseil de Paris d’attribuer le nom de l’émir Abd el-Kader à une place de la ville tout près de la Mosquée, a été interprétée comme un signe de réconciliation. Le maire Bertrand Delanoë déclara à cette occasion :
Quand j’honore l’Émir Abdelkader, je sais que j’honore un nationaliste qui s’est battu contre la France, qui n’acceptait pas la domination de son peuple par le peuple français. C’est aussi le sens de cette inauguration (…). Sachons reconnaître ces amis, prenons-les et aimons-les pour ce qu’ils sont. L’Émir est une référence, il a toujours eu le respect des personnes (…). Il protégeait ceux qui n’avaient pas la même religion que lui. Voilà les religieux que j’admire, moi qui ne le suis pas. Je veux pouvoir dire à l’autre qu’il est mon égal. Que Paris sache intégrer dans son cœur ceux qui ont fait sa richesse (…). Cette inauguration je la veux avec la gratitude d’un enfant du Maghreb, moi qui ai reçu du Maghreb des leçons de fraternité, d’égalité, maire de Paris je vous dis merci. C’est Paris qui dit merci à l’Émir Abdelkader, qui dit merci au peuple algérien, qui a subi la violence et l’injustice de la colonisation6.
Qui a dit que la gauche française n’avait dit (et fait), en matière coloniale, que des bêtises ? Et puis, après tout, si les partisans acharnés du « bilan positif » de la colonisation française s’acharnent à maintenir la statue du général Bugeaud sur le sol français, soyons « montherliens », reprenons l’appel de l’écrivain, lançons un appel pour l’érection d’une statue à la mémoire de l’Émir au centre de cette place parisienne.
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1Les damnés de la terre, Paris, Maspero, Coll. Cahiers Libres, 1961.
2Lequel aurait été lui-même franc-maçon, mais cette thèse est contestée aujourd’hui par une partie de l’historiographie algérienne. Voir Dalila Hassaïn Daoudji, « L’Émir n’a jamais fait partie de la franc-maçonnerie », El Watan, Alger, 28 février 2012.
3Cité par Khalifa Chater, « La Franc-Maçonnerie en Tunisie à l’épreuve de la colonisation (1930-1956) », Cahiers de la Méditerranée, vol. 72, 2006.
4Henry de Montherlant, « Un vainqueur élève-t-il une statue au vaincu ? », In Service inutile, Paris, Éd. Bernard Grasset, 1935.
5Ibid.
6Discours du 16 novembre 2006, cité par Nadjia Bouzeghrane, « L’Emir Abdelkader. Une place parisienne porte désormais son nom », El Watan, Alger, 18 novembre 2006.