Royaume-Uni. Jeremy Corbyn, un homme à abattre

Le leader du Parti travailliste est-il antisémite ? · Alors que s’ouvre le 23 septembre la conférence du Parti travailliste, l’offensive menée par les cercles néolibéraux et pro-israéliens contre son leader Jeremy Corbyn ne faiblit pas. L’accusation d’antisémitisme revient de manière récurrente, alimentée par une campagne médiatique sans précédent. Et l’acceptation par la direction du parti d’une définition plus que contestable de l’antisémitisme ne met pas fin aux attaques.

Fresque « JC, le champion du peuple » dans le quartier de Camden, à Londres.
Duncan C, 2016

Récemment, le leader du parti travailliste britannique a été décrit comme « un antisémite et un putain de raciste » par Margaret Hodge, une députée travailliste de longue date, de confession juive. De son côté, l’ancien grand rabbin Jonathan Sacks a stigmatisé un discours de Corbyn, prononcé il y a trois ans, le taxant de « déclaration la plus injurieuse de la part d’un homme politique britannique » depuis les terribles propos tenus en 1968 par un chef de file des conservateurs évoquant des « rivières de sang » au sujet de l’immigration noire. The Campaign Against Antisemitism a lancé une pétition dont l’intitulé est (en lettres capitales) : « Dites aux parlementaires du parti travailliste que Jeremy Corbyn est un antisémite et qu’il doit s’en aller. » Cela amène une question : comment Corbyn a-t-il réussi au cours de ses trente-cinq années de carrière à se faire passer avec succès pour un antiraciste ?

« Le seul vrai leader de gauche »

Bien sûr, on peut entendre des voix dissidentes. Dans un récent article du quotidien israélien Haaretz, Yitzhak Laor a présenté Corbyn comme « le seul vrai leader de gauche en Occident ». Si l’on examine la situation des pays développés, existe-t-il ailleurs qu’au Royaume-Uni un parti véritablement radical politique qui ait une chance d’accéder au pouvoir ? En France et en Italie, les partis de gauche ont été exclus du pouvoir, ont abandonné toute orientation radicale et ont vu leur électorat fondre de façon dramatique. En Allemagne, les sociaux-démocrates sont des partenaires mineurs de la coalition gouvernementale dirigée par Merkel.

A contrario, sous la direction de Corbyn, le parti s’est orienté résolument à gauche et a vu son nombre d’électeurs du Labour progresser : le parti a gagné dix points aux élections de 2017 et, dans les sondages d’opinion, les travaillistes sont maintenant au coude à coude avec les conservateurs. Il existe même une chance qu’il obtienne une majorité absolue aux prochaines élections qui pourraient avoir lieu rapidement, car le gouvernement britannique est empêtré dans les négociations sur le Brexit. Un nouveau mouvement populaire, Momentum, a recruté des dizaines de milliers de nouveaux militants, dont beaucoup appartiennent aux nouvelles générations, qui se sont jointes à la campagne électorale des travaillistes. Par ailleurs, le nombre d’adhérents du parti est monté à 550 000, faisant de lui le plus grand parti européen. À quoi doit-on cette réussite ?

Si la défense constante de la cause palestinienne par Corbyn explique l’hostilité qu’il rencontre, un autre élément est l’opposition qu’il rencontre chez nombre de députés travaillistes. Depuis 1994, Tony Blair et Gordon Brown avaient impulsé une nouvelle ligne au sein du parti, ce que l’on a appelé le New Labour. Jusqu’en 2015, l’ensemble du parti — ses dirigeants, ses députés, sa bureaucratie, ses sections locales — était sur une même ligne néolibérale. Les candidats travaillistes dans des circonscriptions où ils étaient assurés d’être élus étaient soigneusement sélectionnés et tous les dangereux « gauchistes » mis sur la touche (si Corbyn n’avait pas déjà été député, il n’aurait jamais pu entrer au Parlement).

Les militants entrent en scène

En 2015, le nouveau dirigeant travailliste Ed Miliband a imaginé de créer une nouvelle catégorie d’adhérents appelés les sympathisants. Après avoir réglé une faible contribution, ils pouvaient participer aux réunions et voter afin d’élire la direction. Celle-ci a rapidement regretté cette décision qui a permis à Corbyn d’être élu à la tête du parti en 2015. Au grand dam de nombre de députés qui se demandaient de quel droit ces membres pouvaient transformer un parti néolibéral en un agent du changement social. Lorsqu’en 2016, Margaret Hodge a présenté une motion de défiance contre Corbyn, 172 députés l’ont soutenue, seuls 40 lui ont été défavorables.

Il existe une corrélation entre le positionnement politique au sein du parti travailliste et les positions adoptées sur la question palestinienne. Un grand nombre des députés pro-israéliens se situent à la droite du parti, alors que les alliés de Corbyn soutiennent la Palestine. Il est donc inutile d’évoquer « une conspiration » entre éléments droitiers du parti et les partisans d’Israël. Leur complicité « naturelle » s’est imposée comme une évidence. Ce qui requiert un peu plus d’éclaircissements, c’est de comprendre comment cette accointance s’est transformée en l’une des agressions les plus longues, les plus soutenues et les plus virulentes de l’histoire du Royaume-Uni à l’encontre d’une figure politique de premier plan.

De nombreuses personnes soupçonnent Israël d’être intervenu dans cette campagne de dénigrement, notamment à travers son ambassadeur à Londres Mark Regev. Le ministère israélien des affaires stratégiques dirigé par Gilad Erlan a été mis en place pour mener à bien ce type de combat intrusif dans des pays étrangers. Face à cette situation, un groupe d’avocats, d’universitaires et de militants des droits humains israéliens ont demandé à avoir accès aux informations leur permettant de mesurer l’implication d’Israël dans les attaques répétées contre Corbyn. L’article de Yitzhak Laor déjà cité s’intitule : « Qui a posé un contrat sur la tête de Jeremy Corbyn ? » La question n’est pas tranchée.

Dans The Lobby, la série de reportages en caméra cachée d’Al Jazeera, on peut voir Mark Regev et Shai Masot (un membre du personnel de l’ambassade) comploter avec des membres du Parti travailliste lors de sa conférence annuelle de 2016. Masot a dû quitter son poste.

Des députés en rébellion

Un dicton britannique affirme : « Une semaine est une longue période en politique ». Trois mois, c’est une éternité. La période qui commence en février 2016, le moment où cette histoire à propos de l’antisémitisme a été lancée, représente une durée infinie. Il existe déjà de bonnes sources1 pour relater les premières phases de cette offensive. En revanche, on ne trouve aucune information à ce sujet dans les médias traditionnels.

En mars 2018, on a « découvert » qu’au nom de la liberté artistique, Corbyn se serait fait le défenseur d’une fresque politique — maintenant effacée — à caractère antisémite, s’opposant à la censure de ce qu’il considérait comme de l’art de rue anticapitaliste. La peinture représentait un groupe de six hommes d’affaires et banquiers puissants, dont deux, Rothschild et Warburg, étaient juifs. Le groupe comptait l’argent autour d’un plateau de jeu de style Monopoly, installé sur le dos d’hommes au teint sombre. Corbyn ne savait pas que la raison invoquée pour l’enlèvement de la fresque était qu’elle pouvait être considérée comme utilisant des images antisémites. En 2012, lorsque le scandale a éclaté Corbyn n’était pas considéré comme un candidat à la direction du Labour et l’histoire s’est arrêtée là. Six ans plus tard, on a ressorti cette affaire, et l’accusation d’indifférence à l’antisémitisme a trouvé une base pour se développer. Les principales organisations juives ont appelé à une manifestation sans précédent contre Jeremy Corbyn devant le parlement. Elle a rassemblé un millier de personnes, dont un groupe de députés travaillistes en opposition à leur leader et de hauts responsables du parti conservateur.

Des voix juives aussi

L’association Jewish Voice for Labour (JVL) a été fondée durant l’été 2017. Elle s’est constituée en mouvement de résistance afin de s’opposer fermement à cette campagne. JVL a appelé à une contre-manifestation qui a rassemblé suffisamment de monde pour attirer l’attention des grands médias. Depuis, JVL est devenue l’un des soutiens les plus efficaces de Corbyn. Son site est un précieux centre de ressources. La raison du rôle éminent de JVL dans cette campagne de soutien est simple à comprendre. Les centaines de personnes qui la composent ne sont pas seulement des membres du Parti travailliste, ils sont aussi des juifs. Alors que d’autres voix n’osent s’exprimer, se censurent et craignent de tomber sous le coup de la terrible accusation d’antisémitisme. Ainsi, lorsque The Palestine Solidarity Campaign, la plus importante association de soutien à la Palestine, a organisé en mai 2018 une manifestation de protestation contre les massacres à Gaza, aucun député travailliste n’a accepté d’y prendre la parole. JVL l’a fait.

On aurait pu penser que l’affaire de la fresque mettrait un terme aux accusations d’antisémitisme. Mais, à Pâques de cette année, lorsque Corbyn est allé dîner avec des jeunes juifs, il a immédiatement subi la foudre des médias. En quoi était-ce une erreur ? Sans doute parce que ces jeunes n’étaient pas de « bons juifs », parce qu’ils critiquaient Israël avec beaucoup d’humour. Fin juillet, les trois principaux journaux se revendiquant du judaïsme au Royaume-Uni ont publié un éditorial commun déclarant que le Labour était « une menace existentielle » pour les juifs de ce pays. Quelques jours plus tard, The Times a déterré une histoire remontant à 2010 : lors d’un meeting, Corbyn avait donné la parole à un intervenant qui aurait comparé la situation des Palestiniens pris au piège de l’occupation et des bombardements israéliens aux juifs enfermés dans le ghetto de Varsovie. Indiscutablement des propos antisémites ! Pour le journal, le fait que l’intervenant était un rescapé de la Shoah n’a pas semblé devoir être relevé.

Les « recherches archéologiques » sur les turpitudes de Corbyn se sont poursuivies. À la mi-août, un autre journal de droite, The Daily Mail, a révélé qu’en 2014, Corbyn avait déposé une gerbe de fleurs dans un cimetière tunisien où étaient enterrés des responsables de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) soupçonnés d’êtres liés au massacre des athlètes israéliens lors des Jeux olympiques de Munich. En fait, Corbyn avait déposé une gerbe devant le mémorial consacré à la soixantaine de Palestiniens et de Tunisiens tués en 1985 lors d’un bombardement aérien du QG de l’OLP à Tunis par Israël. Et il s’était recueilli devant la tombe d’Abou Iyad (Salah Khalaf), numéro 2 du Fatah et de l’OLP, assassiné par le groupe palestinien Abou Nidal, et que la presse a présenté comme le fondateur de Septembre noir.

Il n’aura fallu que quelques jours pour que l’on exhume encore une autre histoire. Dans un discours de 2013, Corbyn aurait dit d’un couple de sionistes qu’il aurait mal interprété les propos de l’ambassadeur de la Palestine, témoignant ainsi de sa méconnaissance de l’humour anglais. La presse a transformé cette boutade, prêtant à Corbyn l’allégation selon laquelle les juifs du Royaume-Uni ne sont pas suffisamment anglais !

La même antienne revient lorsque l’ancien grand rabbin Lord Sachs affirme que Corbyn « a soutenu les racistes, les terroristes et les pourvoyeurs de haine qui veulent tuer des juifs et rayer Israël de la carte. En faisant la part belle à la haine, Corbyn souille notre vie politique et déshonore ce pays que nous aimons ».

A-t-on le droit de critiquer Israël ?

L’ensemble du dispositif de mise en accusation est constitué, à parts inégales, d’insinuations, d’amalgames et d’affabulations pures et simples. Avec en son centre le refus persistant de distinguer entre Israël et les juifs. Working Definition of Antisemitism, le document concernant l’antisémitisme adopté par l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (International Holocaust Remembrance Alliance, IHRA) a été, ces dernières semaines, le principal bélier utilisé pour mettre à mal le projet de Corbyn. Il comprend une définition de l’antisémitisme2 ainsi qu’une section d’« éclaircissements » contenant onze exemples d’affirmations susceptibles d’être considérées comme antisémites — la majorité d’entre elles faisant référence à Israël et non aux juifs. Notons que ces éléments d’éclaircissement n’ont même pas été officiellement adoptés par l’IHRA.

Les exemples cités comprennent des formulations clairement antisémites (mensonges, déshumanisation, diabolisations ou stéréotypes au sujet des juifs, ou accusation contre les juifs en tant que peuple d’être responsables d’actes répréhensibles réels ou imaginaires commis par un seul individu ou groupe juif). Mais sept des onze font référence à Israël. Et il est évident qu’une grande partie de l’énergie derrière la campagne pour inclure ces exemples visait à fournir un bouclier à Israël contre ses critiques, et contre la campagne Boycott, désinvestissement, sanctions (BDS) en particulier.

Prenons un seul exemple : « Priver le peuple juif de son droit à l’autodétermination, par exemple en prétendant que l’existence d’un État d’Israël est une entreprise raciste. » Ce libellé confond un certain nombre de questions différentes. Au premier abord, l’autodétermination semble être un droit évident, mais la revendication est censée s’appliquer à l’ensemble du peuple juif, dont la majorité vit ailleurs qu’en Israël. De plus, si une telle revendication est incontestable, alors qu’en est-il de l’autodétermination du peuple palestinien, activement empêchée par l’existence d’Israël ? Discuter de cela veut-il dire que l’on est antisémite ?

Aucune concession ne suffira jamais

La deuxième partie de la formulation est également piégée. L’étendue de la discrimination raciale en Israël est bien documentée (bien que rarement mentionnée dans les médias grand public). Les militants propalestiniens qualifient Israël d’État d’apartheid, une qualification soutenue par le gouvernement sud-africain, ce que cette formulation vise à interdire. Mais elle va plus loin en se référant non pas à « l’État d’Israël », mais à « un État d’Israël ». Cette formulation tente d’écarter toute critique du sionisme en tant qu’entreprise — elle identifierait comme antisémite toute personne soutenant que l’établissement d’un État dans un pays déjà occupé par d’autres était une entreprise de colonialisme de peuplement illégitime.

Corbyn et son équipe avaient accepté d’intégrer la définition de l’antisémitisme ainsi qu’une grande partie des éclaircissements dans le règlement intérieur du Parti travailliste, mais ils avaient résisté à certaines formulations, comme celle citée plus haut, qui menacent la liberté d’expression à propos d’Israël. Mais cette résistance s’est effritée graduellement sous les coups de boutoir des multiples pressions. Pourtant, comme le rappelle JVL, aucune concession de Corbyn ne suffira jamais — chaque concession devenant un tremplin pour de nouvelles demandes.

De nombreux membres du Parti ont été troublés par ce récit d’antisémitisme endémique dont ils n’ont vu trace nulle part. Un nombre croissant d’entre eux se sont organisés à la base pour essayer de renforcer la résistance du Comité exécutif national (CEN) du parti afin de résister aux reculs successifs sur la liberté d’expression et le soutien aux droits des Palestiniens. Mais lors de sa réunion du 4 septembre, le CEN a cédé à l’écrasante pression des médias et a adopté la définition de l’IHRA et ses exemples. Un projet d’addendum visant à garantir que la définition ne mettrait pas en danger la liberté d’expression n’a pas été adopté, mais pourrait l’être lors d’une prochaine réunion. La composition du CEN doit changer après la Conférence annuelle à la fin septembre, ce qui permettra peut-être l’adoption d’une formulation protectrice. Et comme une partie importante des membres du Parti est scandalisée par les événements de l’été, il y a la possibilité d’une forme de révolte à la Conférence elle-même.

Le CEN et Corbyn veulent passer à autre chose — de l’antisémitisme aux sujets qui ont un impact sur la vie des gens à travers le Royaume-Uni : austérité, inégalité, pénurie endémique de logements, chaos dans les infrastructures de transport. C’est sur ces thèmes que les travaillistes peuvent gagner les prochaines élections générales. Mais il est peu probable que le parti y réussisse. La définition de l’IHRA étant entrée dans le règlement interne du parti, il est certain qu’un flot de plaintes visera plusieurs de ses membres éminents. Comme l’a laissé entendre l’éditorial commun des journaux britanniques juifs, l’adoption de la définition complète de l’IHRA avec les exemples concernant Israël pourrait amener l’expulsion de centaines, voire de milliers de membres du Parti travailliste et de Momentum. Ce sera sans doute la prochaine étape de la bataille interne dans le parti pour défendre les membres contre des allégations d’antisémitisme sur la base des commentaires qu’ils ont faits à propos d’Israël.

2« L’antisémitisme est une certaine perception des juifs, qui peut s’exprimer par la haine envers les juifs. Les manifestations rhétoriques et physiques de l’antisémitisme sont dirigées contre des individus juifs ou non juifs et/ou leurs biens, contre des institutions communautaires juives et des installations religieuses. »

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