Il existe évidemment des différences importantes entre la Tunisie et l’Amérique latine, qui n’est guère une région homogène. Certaines particularités nationales ont rendu la transition démocratique en Tunisie plus problématique que pour les pays d’Amérique latine. À commencer par le voisinage. Prise en sandwich entre l’Algérie et la Libye, la Tunisie se trouve dans une région qui a longtemps été dominée par des régimes autoritaires, dont certains sont activement hostiles aux expériences démocratiques menées ailleurs. En revanche, en Amérique latine, le système démocratique, aussi imparfait soit-il, est dominant. La principale institution diplomatique de la région, l’Organisation des États américains et sa Charte démocratique interaméricaine (2001) consacre la démocratie comme la seule forme légitime de gouvernement.
Deuxièmement, de nombreux Tunisiens gardent un souvenir ému du leader de l’indépendance, Habib Bourguiba (président de la République de 1957 à 1987), autocrate « éclairé » qui a construit l’État social, relativement séparé la religion et l’État et promulgué des lois en faveur des droits des femmes. Avec son successeur tout aussi autocratique, Zine El-Abidine Ben Ali (1987-2011), l’appareil répressif de l’État s’est durci, mais l’économie se portait relativement bien sous son règne. En Amérique latine, bien que l’expérience de l’autoritarisme ait varié d’un pays à l’autre, la mémoire collective garde le souvenir de régimes militaires brutaux qui ont montré peu d’intérêt pour le bien-être social de leurs citoyens.
Enfin, le schisme entre sécularité et islam politique est ancré dans le paysage tunisien. Bien qu’il s’agisse davantage d’une préoccupation élitiste, de nombreux Tunisiens craignent que la démocratie ne fasse qu’ouvrir les portes à une éventuelle prise de pouvoir théocratique. Leur perception du comportement du parti islamiste Ennahda pendant les années de démocratie parlementaire (2011-2021) a exacerbé cette crainte. Certes, l’Amérique latine est également confrontée à de fortes divisions entre la droite et la gauche politiques, mais ces lignes de fracture se sont quelque peu estompées dans de nombreux pays.
En dépit de ces différences, il existe d’importantes similitudes entre la Tunisie et l’Amérique latine en ce qui concerne les caractéristiques essentielles des transitions démocratiques. On peut citer les attentes socio-économiques exacerbées, trop souvent déçues par la détérioration des conditions économiques, les faiblesses institutionnelles profondes, y compris la fragmentation des partis politiques, la question de la corruption — souvent perçue comme incapacitante —, ainsi que les tensions entre les partis politiques et la société civile émergente, sans oublier la prévalence dangereuse de la désinformation et des théories du complot.
L’économie négligée
Si les revendications des classes moyennes et de l’intelligentsia qui descendent dans la rue se concentrent autour de la liberté, c’est surtout « le pain » que la majeure partie de la société réclame, en plus de salaires plus élevés et de prestations sociales plus généreuses. Or, les périodes de transition rendent par définition l’avenir incertain, et poussent souvent les investisseurs à remettre à plus tard, plutôt qu’à développer de nouveaux projets créateurs d’emplois. À cela s’ajoute un contexte économique international qui n’a pas été particulièrement florissant et stable ces dernières années.
Les gouvernements de transition doivent essayer de répondre aux attentes populaires avec des résultats rapides. Il n’existe pas de solution unique, mais il est essentiel que les gouvernements concentrent leur attention et leurs ressources sur quelques programmes à forte productivité et à forte visibilité. Mais en Tunisie, c’est surtout à la création d’institutions politiques — des mesures de transition certainement très importantes — que les élites politiques ont dédié leurs efforts, en négligeant relativement l’innovation économique et la création d’emplois.
Certains gouvernements de transition d’Amérique latine ont fait mieux. On peut citer comme exemple les subventions ciblées pour certains produits de base, les repas gratuits dans les cantines scolaires, la réduction des frais de scolarité ou de santé, la création d’emplois par la construction d’infrastructures indispensables et l’élargissement des possibilités de formation professionnelle. Le Mexique et le Brésil ont expérimenté avec succès un système d’aides financières aux familles, modestes, mais significatives, à condition que les enfants ne soient pas retirés de l’école. Pour les politiques à moyen terme, plusieurs gouvernements, dont ceux de l’Uruguay et de la République dominicaine, ont encouragé les investissements en améliorant le climat général des affaires, notamment à travers des partenariats avec le secteur privé et la révision des réglementations lourdes.
L’expérience latino-américaine montre également que les chiffres de croissance à long terme sont une réponse efficace aux attentes du citoyen lambda. Dans toute la région, les améliorations généralisées et tangibles du niveau de vie (création d’emplois, augmentation des salaires, meilleur accès aux services sociaux) au cours des décennies 1990-2010 ont été rendues possibles par la croissance du PIB par habitant. En revanche, la Tunisie post-2011 a lamentablement échoué à cet égard. Lorsque les Tunisiens sont descendus dans la rue en 2010, le PIB du pays était d’environ 44,05 milliards de dollars (40,61 milliards d’euros), la croissance était de 3 % et le PIB par habitant était de 4 345 dollars (4 005 euros). Hormis une courte courbe en V dans la période 2011-2012, le chiffre de 3 % de Ben Ali a rarement été dépassé. Au contraire, la croissance du PIB a été soit statique soit en légère baisse, jusqu’à la récession économique due à la pandémie : 42,5 milliards de dollars de PIB (39,18 milliards d’euros), − 8,7 % de croissance et 3 597 dollars de PIB/habitant (3 315 euros).
La gestion des attentes populaires est également essentielle pour que les gouvernements de transition conservent un soutien et gagnent un temps nécessaire aux réformes à plus long terme. Une tâche difficile dans un système démocratique concurrentiel, où l’opposition promettra toujours davantage, et accusera ses adversaires de ne pas en faire assez. En Tunisie, l’incapacité répétée à tenir ces promesses de campagne a creusé le fossé entre la classe politique et les électeurs.
Dans certains cas, un agenda social mettant l’accent sur une plus grande équité et davantage d’inclusion pourrait se concentrer sur les droits juridiques et sociaux, qui ne nécessitent pas nécessairement l’allocation immédiate de ressources supplémentaires. La promotion d’une économie de « l’égalité des chances », où les privilèges des familles et de certaines élites économiques sont supprimés — mais sans rhétorique polarisante grandiloquente — peut également apporter des effets immédiats sur le plan psychique, qui finiront par se traduire sur le plan économique pour la majorité.
Prévenir le désenchantement populaire
Chaque pays doit trouver son propre équilibre entre les pouvoirs exécutif et législatif. Mais l’incapacité de la Tunisie à en trouver un qui soit viable a conduit à une instabilité et une inaction chroniques. Cette situation a nourri le désenchantement populaire à l’égard de la démocratie, et a ouvert les portes au coup de force du président Kaïs Saïed et à la destitution d’un parlement dysfonctionnel. En Amérique latine aussi, le dysfonctionnement des assemblées législatives a eu pour conséquence une pression populaire qui a renforcé le régime présidentialiste, à l’image de la nouvelle Constitution de Saïed en Tunisie. C’est notamment le cas de Nayib Bukele au Salvador et de Pedro Castillo au Pérou (qui a été destitué). Il est par conséquent essentiel de délimiter les pouvoirs des différentes institutions et d’éviter les confrontations qui entraîneraient des crises constitutionnelles chroniques.
Une autre question est celle de la collusion entre partis politiques et appareil bureaucratique. Après tant d’années sans vie politique, les dirigeants et les partis tunisiens ont récompensé nombre de leurs partisans en leur offrant des emplois et d’autres avantages au sein des institutions publiques. La pratique est assez courante, mais poussée à l’extrême, elle peut s’avérer destructrice pour les finances de l’État, et aussi pour la confiance populaire. Il faudrait plutôt assurer la sécurité de l’emploi à la plupart des fonctionnaires (en les titularisant), se concentrer sur un recrutement de qualité et limiter le nombre de nominations politiques.
Le renforcement du rôle et de l’autonomie des banques centrales et des ministères des finances reste de la plus haute importance. Au cours des dernières décennies, de nombreux pays d’Amérique latine ont réussi à mettre en place des banques centrales fortes et indépendantes, ainsi que des ministères des finances complémentaires dotés d’un personnel compétent. Ces institutions servent de rempart contre les excès financiers, et assurent au minimum la transparence des recettes et des dépenses publiques. En Tunisie, la Banque centrale a certes gagné en autonomie, mais les ministères des finances continuent à pâtir de l’instabilité politique.
La corruption — réelle ou perçue — est le talon d’Achille des transitions démocratiques. En se livrant à des malversations de grande ampleur, les régimes autoritaires n’éclaboussent pas seulement les responsables et les partis politiques, mais tout le système démocratique. C’était le cas au Brésil avec le populiste Jair Bolsonaro, qui a utilisé l’accusation de corruption non seulement contre ses adversaires politiques, mais aussi contre des normes démocratiques pour proclamer la supériorité du régime militaire. Il existe une abondante littérature sur les campagnes de lutte contre la corruption, qui préconisent généralement de traduire en justice certains criminels notoires, mais surtout de mettre en place des institutions publiques fortes et des réglementations efficaces pour éradiquer la corruption systémique. Le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale, ainsi que des ONG expérimentées telles que Transparency International sont prêts à fournir une assistance spécialisée, en s’appuyant sur une expérience mondiale.
Une politique sans partis
Le dilemme entre liberté et sécurité est l’autre grand défi des transitions démocratiques, généralement marquées par un fort ressentiment contre les forces de l’ordre, qui sont tristement connues pour leur répression et leur corruption. Là encore, chaque pays doit rechercher sa propre justice transitionnelle. Mais affaiblir les forces de l’ordre au point que la criminalité de rue et/ou la violence politique mettent en danger la sécurité publique n’est sûrement pas la solution. Les défenseurs de la sécurité à tout prix utiliseront dans ce cas la violence et l’insécurité comme prétextes pour fermer l’espace public et entacher l’exercice de la démocratie. Au Chili comme en Tunisie, l’incapacité des forces de l’ordre à contenir la violence anarchique a ravivé dans les milieux conservateurs la nostalgie des périodes répressives d’Augusto Pinochet et de Zine El-Abidine Ben Ali.
Enfin, n’oublions pas que les partis politiques comme la société civile sont indispensables dans ce contexte de transition. Cependant, la Tunisie a construit un système parlementaire démocratique, mais avec des partis politiques faibles, dont les adhérents sont souvent des membres temporaires. Leurs programmes sont vagues, et peinent à se distinguer les uns des autres. Leurs sources de financement sont opaques et changent d’une période à l’autre. Quant à l’identité de ces partis, elle se confond trop souvent avec la personnalité de leurs dirigeants, au lieu de se constituer autour d’une vision ou d’un réel projet politique. Des partis politiques avec une base réelle doivent émerger dans le paysage politique si l’on veut que la démocratie perdure.
Or, là où les partis politiques ont échoué, les défenseurs de la démocratie se sont tournés vers les organisations de la société civile pour combler le vide et faire valoir les aspirations populaires, afin d’organiser, mais aussi de canaliser les demandes des citoyens. En Tunisie comme dans le reste de la région, les soulèvements arabes ont marqué le début d’une période d’activisme passionnante pour les ONG, encouragée et financée par des bailleurs de fonds étrangers. Nombre d’entre elles font un travail nécessaire, au niveau local ou municipal, s’efforçant de s’engager auprès des institutions du pouvoir exécutif, et représentant un solide contrepoids au tournant autoritaire actuel.
De même, la société civile est en plein essor en Amérique latine. Mais comme il apparaît à Haïti, au Chili et ailleurs, si le travail des ONG peut être complémentaire de celui des partis politiques, celles-ci ne peuvent toutefois pas s’y substituer, ni certainement se substituer à l’État. En Haïti, par exemple, les bailleurs de fonds internationaux ont contourné les institutions gouvernementales pour prodiguer leur aide aux organisations locales à but non lucratif. Or, il est évident que la société civile est incapable à elle seule de garantir la sécurité des citoyens et d’assurer un climat économique stable. Au Chili, l’assemblée constituante, composée de représentants de la société civile, n’a pas été en mesure d’agréger les demandes en une vision cohérente, capable d’obtenir un soutien majoritaire, de sorte que le projet de nouvelle Constitution a été rejeté par les urnes.
Des médias au service des Émirats, du Qatar et de la Turquie
Le dernier volet indispensable à la transition démocratique est l’indépendance des médias, organes indispensables pour que les citoyens sachent ce qui se passe dans leur pays, ce que fait leur classe politique, pour quel parti ils doivent voter, etc. Mais ces outils peuvent également déformer l’image que les citoyens se font de la classe politique, a fortiori quand ils sont entre les mains d’entités non démocratiques. Dans le cas de la Tunisie, des journalistes ou des administrateurs de pages Facebook influentes ont déjà été engagés par de riches hommes d’affaires pour attaquer leurs adversaires. Des pays étrangers comme l’Arabie saoudite, mais surtout les Émirats arabes unis, le Qatar et la Turquie, qui avaient des intérêts à défendre en Tunisie, ont mobilisé les médias mainstream et les réseaux sociaux pour promouvoir les entités politiques qu’ils soutiennent, ou au contraire discréditer leurs détracteurs. Certains de ces médias ont recours à la désinformation pure et simple et aux théories du complot, exploitant ainsi un terrain fragile.
Ce paysage médiatique (y compris celui des réseaux sociaux) a un impact sur l’idée que les citoyens se font de la démocratie. Pour beaucoup, celle-ci est devenue synonyme de corruption, de scandales, de gains personnels, d’égocentrisme et d’autres pratiques affligeantes. Étonnamment, plus d’une décennie après le début de la transition démocratique, pas un seul grand média n’a émergé avec une ligne éditoriale clairement en faveur de la démocratie. Si des exceptions existent chez certains médias sociaux ou en ligne, il ne s’agit toutefois pas de médias grand public capables d’influencer la perception générale. Pour la survie de la démocratie, il faut des médias forts, diffusant des reportages de référence et des informations vérifiées et de qualité, non des lieux qui attirent démagogues et opportunistes. De même, la lutte contre les fausses informations et les théories du complot devrait être institutionnalisée afin d’en limiter la portée.
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