Les élections sont locales : les formations politiques doivent composer avec des « familles » et des notabilités non partisanes. Mais elles dessinent, en creux, des logiques nationales : relativisation du clivage entre les deux grandes coalitions du 8 et du 14-mars, recomposition de la scène chrétienne, crise du leadership sunnite et contestation timide des grandes forces politiques confessionnelles, dans le sillage du mouvement social de l’été 2015 contre la « crise des ordures ».
Un clivage relativisé
La division entre les deux grandes coalitions politiques du 8 et du 14-mars, l’une emmenée par le Hezbollah chiite, l’autre par le Courant du futur, sunnite, demeure structurante au Liban. Participation du Hezbollah à la guerre en Syrie, dossier non résolu du Tribunal spécial international sur le Liban (TSL) sur l’assassinat de l’ancien premier ministre Rafic Hariri le 14 février 2005, relations avec l’Iran ou avec l’Arabie saoudite : la bipolarisation est toujours à l’œuvre. Mais elle est atténuée. La scène politique libanaise s’est considérablement recomposée depuis 2010, et l’opposition 8 et 14-mars n’est plus suffisante pour comprendre l’ensemble des alliances actuelles.
Le Hezbollah et le Courant du futur sont engagés dans un dialogue national et dans un gouvernement d’union dirigé depuis février 2014 par Tammam Salam. La division historique entre le 8 et le 14-mars est devenue de plus en plus relative en ce qui concerne le dossier présidentiel. En novembre 2015, Saad Hariri, pourtant opposé à Bachar Al-Assad, décide de soutenir la candidature à la présidence de la République de Sleimane Frangié : dirigeant maronite des Maradas, au Nord-Liban, il n’a jamais caché son soutien au Hezbollah et au régime syrien. Ennemis de toujours, les Forces libanaises (FL) de Samir Geagea et le Courant patriotique libre (CPL) du général Michel Aoun, principales formations chrétiennes au Liban, sont aujourd’hui alliées ; en janvier 2016, Samir Geagea annonce son soutien à la candidature de Michel Aoun à la présidentielle. Le paysage politique est bouleversé, deux ténors du 14-mars soutiennent désormais deux figures maronites du 8-mars pour prendre la tête de l’État.
Les élections municipales constituent donc un véritable test politique. Le clivage entre le 8-mars et le 14-mars est relativisé, sans être annulé : comment un scrutin local traduit-il alors les nouvelles dynamiques en cours ? Il y a d’abord les batailles électorales qui s’inscrivent dans la traditionnelle bipolarisation entre les deux grandes coalitions. Ainsi de la mairie de Saïda, porte d’entrée du Sud-Liban. Dirigeant de l’Organisation populaire nassérienne, fervent soutien du Hezbollah, Oussama Saad a composé une liste municipale réunissant nationalistes arabes et forces de gauche. En face, c’est une liste uniformément 14-mars qui s’annonce : l’actuel maire de Saïda, Muhammad Saudi, est membre du Courant du futur. Les Frères musulmans libanais — la Jamaa islamiya — le soutiennent.
Dans la ville de Baalbek, le Hezbollah a réuni ses traditionnels alliés du 8-mars, le mouvement chiite Amal, le Parti syrien national social (PSNS) et le parti Baas, proche de Damas. Le Hezbollah ne devrait pas voir son leadership local contesté, son partenariat traditionnel avec le mouvement Amal de Nabih Berri, le président du Parlement, en constitue le pivot. Cependant, dans la localité de Brital, à l’est du pays, le Hezbollah doit affronter les partisans du cheikh Sobhi Al-Toufayli, son ancien secrétaire général, dissident depuis le début des années 1990. Dans la banlieue sud de Beyrouth, le 8-mars est uni, au sein de listes composées du Hezbollah, du mouvement Amal et des aounistes.
Cependant, dans bien des localités, la composition des listes dépasse désormais les traditionnels clivages partisans, relativisant l’opposition historique entre les blocs du 8 et du 14-mars. Déjà, les municipales de 2010 transcendaient parfois les camps en présence : à Rachaya, le CPL du général Michel Aoun était opposé au Parti syrien national social, alors que tous deux soutenaient le Hezbollah à l’échelon national. En 2016, les listes d’union se sont multipliées, Beyrouth1, centre politique et administratif du pays, est le symbole de ces nouvelles alliances consensuelles. La « liste des Beyrouthins » (Laiha Al-Biyarita), parrainée par l’ancien premier ministre Saad Hariri est unitaire, joignant les forces du Courant du futur à celle du 8-mars, en une liste « bulldozer ». Le CPL et le Tachnag (arménien), qui s’étaient en 2010 opposés aux forces du 14-mars, sont aujourd’hui aux côtés de leurs adversaires d’hier.
Recompositions chrétiennes et sunnites
C’est sur le terrain chrétien, et plus particulièrement maronite, que les élections municipales posent le plus de questions. Les Forces libanaises de Geagea et le CPL d’Aoun ont promis de faire de cette bataille électorale la preuve de leur alliance sur le long terme. Le 4 mai 2016, à l’issue de la réunion de son conseil politique, le CPL a réaffirmé sa volonté de faire de l’union avec les FL l’un des piliers de sa politique municipale.
Sur le terrain, l’entente entre Samir Geagea et Michel Aoun n’est pas si évidente que cela. Le passif entre les deux hommes est lourd : à la fin des années 1980, leurs partisans respectifs se combattent par les armes. À partir de février 2006, date à laquelle le CPL signe un document d’entente avec le Hezbollah, leurs positions divergent du tout au tout. L’accord conclu entre les FL et le CPL est censé mettre fin à plus de vingt-cinq ans d’inimitié politique, qui divisait jusqu’alors les chrétiens, mais il est récent. Il fonctionne à Sinn al-Fil et dans la région majoritairement chrétienne du Metn-Nord, à Jounieh comme à Zahlé, au centre du pays, où la coalition FL-CPL affrontera une liste conduite par une figure locale, Myriam Skaff, veuve de l’ancien ministre Elias Skaff. Dans d’autres régions, l’entente peine à se concrétiser. Qui plus est, les Forces libanaises tentent de ne pas s’aliéner totalement leurs anciens partenaires chrétiens du 14-mars : dans plusieurs municipalités (Dekweneh, Antelias, Mansouriyeh), les FL essayent encore de préserver des listes d’alliances avec les Phalanges libanaises (Kataeb).
Seconde grande question posée par les municipales : celle du devenir du leadership sunnite de Saad Hariri et du Courant du futur. Il est écorné. L’ancien premier ministre libanais a été longtemps absent du Liban. Il prône un dialogue national avec le Hezbollah tout en lui demandant de se retirer de Syrie. Il est appuyé en cela par l’actuel ministre de l’intérieur, Nohad Machnouk, une des figures du parti. Cette stratégie consensuelle a été en partie contestée ces derniers mois par plusieurs personnalités sunnites : l’ancien ministre de la justice Ashraf Rifi notamment qui, à Tripoli, appelle désormais ses partisans à ne pas soutenir la liste du Courant du futur, et à voter pour une liste issue de la « société civile ». Dans cette ville du Nord-Liban, les partisans de Saad Hariri alliés à deux figures locales, Najib Mikati et Mohamed Safadi doivent en plus affronter une autre dissidence, celle des Frères musulmans, qui ont décidé de s’engager seuls dans la bataille électorale tripolitaine.
Enfin, à Beyrouth, le Courant du futur a certes réussi le tour de force de composer une liste d’union comprenant l’ensemble des forces du 8-mars et du 14-mars ; seulement, c’est sur le terrain de la représentation des sunnites de Beyrouth que Hariri est contesté. Alors que sa « liste des Beyrouthins », emmenée par Jamal Itani est confessionnellement paritaire, entre chrétiens et musulmans, un avocat, Imad Wazzan, a quant à lui décidé de lancer une liste concurrente, comprenant 60 % de candidats sunnites et 40 % de candidats issus des autres confessions.
Des listes de la « société civile »
Les élections municipales ne reproduisent pas à la lettre près le clivage entre le 8-mars et le 14-mars ; elles sont un enjeu pour les chrétiens. Les FL et le CPL testeront la fiabilité de leur alliance nouvelle ; l’enjeu demeure réduit pour un Hezbollah préservant ses alliances traditionnelles avec le mouvement Amal. Le Courant du futur doit faire ses preuves, et montrer qu’il reste le premier parti représentatif de la communauté sunnite. Mais il y a aussi des invités inédits, sous la forme de listes locales, se réclamant de « la société civile » et du refus du système confessionnel.
En septembre dans les rues, en mai dans les urnes : le mouvement social de l’été 2015 est passé par là. Les problématiques écologiques, la question de l’appropriation de l’espace public, la défiance à l’égard de pratiques corrompues, le refus des traditionnelles « élites politiques » : de Beyrouth Medinati (Beyrouth est ma ville) à « Muwatinat wa muwatinoun fi-dawla »(Citoyennes et citoyens dans un État), ces nouvelles listes municipales constituent, en un sens, la traduction politique du cycle de contestation qui a agité le Liban en août et septembre 2015.
Traditionnellement, aux élections législatives comme aux élections municipales, les candidats qui se distanciaient tant du 8-mars que du 14-mars se situaient à la gauche du spectre politique. Ainsi du Mouvement du peuple de l’ancien député Najah Wakim, qui vient de renoncer à présenter des listes à Beyrouth, ou du Parti communiste libanais. Ce dernier n’est pas absent de l’actuelle course électorale : il a ses partisans dans quelques mairies. À Berja, au Mont-Liban, il présente ainsi sa propre liste, contre le Courant du futur et contre le Parti socialiste progressiste (PSP) de Walid Joumblatt. Le PCL a par ailleurs appelé à voter pour les listes conduites par Charbel Nahas2. Ce dernier a lancé le mouvement Citoyennes et citoyens dans un État en mars 2016. Proche un temps de la mouvance aouniste, ancien ministre du travail dans le gouvernement de Najib Mikati, dont il démissionne en février 2011, Nahas se veut un défenseur du monde du travail autant qu’un partisan de la déconfessionnalisation du système libanais : il a soutenu les revendications sociales et salariales des travailleurs des supermarchés Spineys en 2012, et s’est fait compagnon de route du Comité de coordination syndicale (CCS) et d’un mouvement syndical libanais en mutation. Le 1er mai 2016, en pleine campagne électorale, il a défilé aux côtés du PCL, de la Fédération nationale des syndicats et des ouvriers du Liban (Fenasol) et des travailleurs migrants. À la gauche de l’échiquier politique, il est fédérateur. La vocation de Citoyennes et citoyens dans un État n’est pas qu’électorale, le mouvement veut s’inscrire dans le temps long du politique et prête une attention soutenue aux questions économiques et de justice sociale. Il se présente aux élections municipales dans plusieurs localités : à Beyrouth, avec quatre candidats, dont Charbel Nahas, mais aussi à Zahlé, Saghbine, Machghara et Baalbek.
La liste « Beyrouth Medinati » est la seconde surprise de ces élections : elle n’a pas une vocation nationale, et se cantonne à la capitale. Elle est moins marquée à gauche que Citoyennes et citoyens dans un État, et s’inscrit peut-être plus dans une tradition « ongéiste » du politique née dans les années 1990, se veut représentative d’une nouvelle « société civile » dépolitisée, met en avant la figure de « l’expert » — souvent issu des classes moyennes supérieures — et le principe de la « bonne gouvernance » au centre de son programme municipal. Beyrouth Medinati a mené une campagne particulièrement dynamique en un temps record, paritaire entre les hommes et les femmes, en faisant valoir un droit à la ville et à l’espace public, dénonçant l’incurie des anciens pouvoirs publics municipaux. La très forte tonalité écologique de son programme s’inscrit dans la droite continuation des manifestations contre la « crise des ordures » de l’été 2015.
Beyrouth Medinati et Citoyennes et citoyens dans un État reflètent deux cultures politiques différentes. La première se veut sans doute plus dépolitisée et « technicienne », la seconde s’inscrit dans l’héritage plus traditionnel des gauches libanaises. Ces différences étaient déjà perceptibles dans le mouvement social de l’été 2015, avec des collectifs comme « Vous puez » d’un côté, « Nous voulons des comptes » de l’autre — les seconds étaient sans doute plus liés à l’histoire des mouvements progressistes libanais, à l’instar de Naamet Badredine, sa porte-parole, un temps proche des communistes.
Ces deux cultures politiques sont présentes dans la bataille municipale, cependant ces listes alternatives se présentent de manière divisée. Leurs slogans sont porteurs, toutefois elles ne sont pas assurées du succès : la participation électorale aux élections municipales est en général très basse (moins de 30 %), le poids des notabilités locales et des « familles » joue, les partis confessionnels ont maintes fois prouvé leur capacité de mobilisation et de résilience. Qui plus est, le système électoral n’encourage pas les votants à s’approprier leur propre espace public. Les électeurs sont en effet appelés à voter dans leur localité d’origine, non pas celle où ils vivent et travaillent, même pas celle où ils sont nés, mais celle d’où leurs familles sont originaires. Le plafond de verre du communautarisme libanais est difficile à percer. Mais quelques brèches ne sont pas inutiles.
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1Jeanine Jalkh, « Municipales : Beyrouth, la mère des batailles », L’Orient le jour, 25 avril 2016.
2Maha Zaraket, « Profile : Charbel Nahas, 60 years of dissent », alakhbar.com, 18 août 2014.