Il est 5 heures du matin. Le jour n’est pas encore levé sur Ramallah que Khaled M. 1 a déjà sauté à bord d’un taxi collectif qui file à vive allure vers le checkpoint de Qalandia. À bord du véhicule, des Palestiniens travaillant à Jérusalem, tous pressés de passer au plus vite les points de contrôle. « La situation est très difficile à Qalandia en ce moment, commente Khaled M.. Enfin, la situation est toujours difficile, mais depuis plusieurs jours, c’est particulièrement pénible », reprend-il. Ils le savent. Des centaines de personnes attendent déjà l’ouverture des sas de contrôle depuis près d’une heure.
De l’autre côté du checkpoint, Ronit Dahan-Ramati et Chana Stein font le chemin inverse. Elles sont Israéliennes et militent au sein de l’ONG Machsom Watch. Les deux femmes se lèvent aux aurores une fois par semaine afin de croiser le chemin des travailleurs palestiniens. Leur secteur d’activisme, c’est ce même checkpoint de Qalandia.
Si le nom de cette ville évoque aujourd’hui dans les consciences collectives un camp de réfugiés ou un barrage, les Palestiniens n’oublient pas que c’est ici que fut érigé le premier aéroport de la Palestine mandataire, en 1920. Fermé après la deuxième intifada, il sert aujourd’hui de terrain opérationnel à l’armée israélienne, ainsi que de parking pour les bus effectuant les rotations entre Ramallah et Qalandia.
Une situation intenable à Qalandia
À l’intérieur du checkpoint, la tension est déjà palpable. Le terminal est divisé en plusieurs entrées. L’une d’elles, bien distincte, est située près du point de passage des transports en commun ; elle est réservée aux Palestiniens possédant une carte d’identité israélienne. Le passage y est relativement fluide. C’est à une centaine de mètres de là, à l’intérieur d’un grand terminal tombant en ruines, que la situation paraît la plus critique. Sur la gauche, une file prioritaire est réservée aux femmes, aux enfants, et à certaines professions, telles que les médecins, les instituteurs, ainsi que les personnes nécessitant une surveillance médicale. Au centre, ce sont les files des travailleurs, qui s’allongent déjà jusqu’à l’extérieur du bâtiment.
« En tant que citoyennes israéliennes, c’est un des rares checkpoints que nous pouvons traverser afin de nous rendre du côté palestinien, car les deux côtés sont considérés comme étant sous le contrôle israélien. Même si nous ne pouvons pas aller au-delà de l’enceinte, cela nous permet de nous immerger dans les files d’attente et de témoigner des difficultés des Palestiniens », explique Ronit Dahan-Ramati.
Arbitraire et absurdité
Soudain, une protestation retentit dans le bâtiment bondé. « J’attends depuis deux heures. Rien ne bouge. Je vais encore être en retard à mon travail. C’est systématique », s’emporte un homme d’une cinquantaine d’années. Avec lui, ce sont des dizaines de Palestiniens qui se ruent sur les grilles, manifestant bruyamment leur colère. De l’autre côté des grilles, dans un préfabriqué que les Palestiniens surnomment « l’aquarium », un militaire israélien ne prête pas attention au vacarme qui a pris possession des lieux.
« C’est assez imprévisible. Les files d’attente éclatent fréquemment quand les Palestiniens s’aperçoivent que rien n’avance. Je ne sais pas à quoi ces lenteurs sont dues, alors que parfois le trafic est fluide. Peut-être qu’il y a de nouvelles équipes aux points de contrôle », commente Chana Stein.
Pour Mahmoud A., qui passe par ici tous les jours, il faut y lire une volonté de blocage manifeste de la part des soldats israéliens : « Ils cherchent à nous décourager », commente-t-il d’un ton fataliste.
À l’intérieur des couloirs menant aux tourniquets, c’est la cohue. L’ambiance est irrespirable. Les sacs et effets personnels sont désormais jetés par-dessus les grilles : « Nous ne pouvons pas nous enfoncer dans la file avec nos sacs. Nous sommes obligés de les jeter et de les récupérer de l’autre côté, une fois que nous avons franchi les tourniquets », témoigne un Palestinien. Beaucoup prennent des photos et des vidéos avec leur smartphone, afin d’expliquer leur retard à leurs employeurs.
Chana Stein et Ronit Dahan-Ramati discutent avec des travailleurs, prennent elles aussi des photos. Un Palestinien, excédé, les interpelle violemment, leur reprochant l’attitude des autorités israéliennes. Stein l’écoute avec attention : « C’est dur, mais je comprends. Ils vivent une situation insupportable, humiliante. Nous y assistons, nous sommes disponibles… Alors des fois, nous sommes aussi là pour éponger leur colère. »
Ils sont à l’inverse nombreux à venir saluer les deux femmes et à prendre cinq minutes afin de discuter avec elles, comme Karim H. qui est commerçant dans la vieille ville de Jérusalem. « Quand le passage est rapide, beaucoup d’entre eux viennent nous glisser un petit mot, pensant que c’est peut-être un peu grâce à nous », explique Chana Stein.
Mais, ce matin, la situation semble être devenue totalement incontrôlable. Un homme, au milieu de la cohue, a un malaise. Il est évacué et finira la matinée en observation. Dehors, devant le terminal, ils sont des dizaines à avoir renoncé. « Nous ne pourrons pas passer. C’est trop tard maintenant. Nous allons perdre notre journée de travail. Une fois de plus ».
Près de 26 000 personnes franchissent le checkpoint de Qalandia quotidiennement selon les autorités israéliennes, à pied, en bus, ou en voiture. « Les autorités israéliennes annoncent depuis plusieurs mois la rénovation de ce checkpoint, avec plus d’entrées, plus de portes, et de supposées meilleures conditions pour les Palestiniens », explique Ronit Dahan-Ramati. Pas de quoi se réjouir pour autant pour un travailleur palestinien : « Je n’y crois pas. Le bâtiment tombe en ruines. Et puis, même s’ils le changeaient, ce serait dur de se satisfaire de voir sa prison rénovée. »
Même son de cloche pour les militantes de l’organisation Machsom Watch, pour qui le problème n’est pas tant les lenteurs de passage, mais bien « les checkpoints eux-mêmes ».
Points sensibles
Qalandia ne fait pas figure d’exception, tant s’en faut. Au « checkpoint 300 » de Bethléem, on assiste à une situation analogue, presque quotidiennement. Les longues files d’attente se remplissent, ici aussi, avant le lever du jour. Sept mille travailleurs le franchissent tous les jours à pied, comme un employé à Jérusalem dans une entreprise de construction, qui déclare passer en moyenne plus d’une heure chaque matin au beau milieu de la cohue. À Bethléem plus encore qu’à Qalandia, l’acrobatie est devenue la norme. Ils sont ainsi nombreux à franchir les dizaines de mètres de queue via les grilles du terminal, à deux mètres du sol, pour grappiller de précieuses minutes.
Construit en 2005, le checkpoint 300 se situe à l’intérieur du territoire palestinien, à plus de deux kilomètres de la ligne d’armistice de 1949. Sur la centaine de checkpoints permanents, seulement 8 sont situés sur la Ligne verte. De la même manière, plus de 80 % du mur de séparation est situé du côté palestinien de la ligne de 1949, enclavant de fait 9 % du territoire palestinien, recensé au sein de la « Seam Zone »2.
Des deux côtés du mur
Karin Lindner est coordinatrice au sein de Machsom Watch. Elle se rend régulièrement dans ces zones enclavées : « Initialement, des portes ont été construites dans le mur, afin que les agriculteurs puissent accéder à leurs terres. Mais ces portes ont été par la suite transformées en checkpoints, afin de démontrer aux Palestiniens qu’il ne s’agit pas d’un endroit où l’on peut passer à sa guise et qu’ils dépendent du bon vouloir des soldats israéliens. » Ces checkpoints n’ouvrent en général que deux à trois fois par jour, pour des durées n’excédant pas un quart d’heure. « Les agriculteurs palestiniens n’ont d’autre choix que de passer des demi-journées voire des journées entières de l’autre côté du mur, alors qu’ils n’ont parfois besoin que de lancer l’arrosage de leur terre », constate-t-elle.
Les villageois n’ont pas manqué de protester auprès de la Cour suprême. L’armée israélienne a eu à prouver dans chaque cas que la barrière avait bien été montée pour des raisons dites « sécuritaires ». Plusieurs d’entre elles ont été déplacées grâce à cela, bien que les procédures prennent en général entre cinq et huit ans. « On a pu constater que là où les barrières ont été déplacées, tout a changé pour les Palestiniens, qui ont pu développer une agriculture intensive », relève la militante de Machsom Watch.
Dans les autres cas, les Palestiniens se voient dans l’obligation de faire une demande de permis afin de se déplacer sur leurs propres terres. Et il n’est pas rare que ces autorisations, valables en principe pour une durée de deux ans, soient refusées. « Des Palestiniens ont fait appel à Machsom Watch afin que nous participions aux négociations avec l’administration civile israélienne3. Cela a été très long car il y avait des centaines de demandes. Mais la majorité a trouvé une issue favorable. Pour accéder à leurs terres, du moins, car ce permis ne les autorise pas à se rendre au-delà… » .
Hagit B., résidente à Bir-Sheva, officie à Hébron pour Machsom Watch depuis 2004. Pour elle, cette ville est l’épicentre de toutes les injustices vécues par les Palestiniens : « Il y a trois checkpoints à Hébron. Deux anciens et un nouveau, récemment construit. Le passage pour les Palestiniens est parfois très compliqué. Le 28 mars, je suis venue en aide à deux professeurs de l’école Cordoba qui s’étaient vus refuser l’accès à leur établissement, situé en zone H2, sous le contrôle israélien. Ce sont toujours les mêmes histoires. Rien ne change ». La veille, des dizaines de colons israéliens se sont rendus dans deux maisons palestiniennes abandonnées, à proximité du tombeau des Patriarches. « Ils les ont occupées, prétendant qu’ils les avaient achetées. En réalité, ils n’avaient rien acheté du tout. Ces scènes aussi sont récurrentes », raconte Hagit B.. Certains colons sont rassemblés sous l’égide de la fondation Hashmiei Kol Ohalech, qui a pour but de récupérer un maximum d’habitations d’Hébron afin de les céder à des colons.
Fondé en 2001, Machsom Watch s’oppose, au même titre que d’autres organisations israéliennes, à l’occupation et à l’appropriation des territoires palestiniens par l’État d’Israël. La structure est signataire du Mouvement pour la paix, qui rassemble près de cent organisations, dont Yesh Din, B’Tselem, Combattants pour la paix, ou encore Bimkom pour les plus connues.
Ainsi, depuis près de 17 ans, ces Israéliennes établissent des rapports hebdomadaires, que cela soit le long du mur de séparation, aux points de contrôle, sur les portes agricoles… Un travail qui les mène également vers les tribunaux militaires. « Nous documentons, à travers des photographies, des films et des textes, les conditions de vie impossibles des Palestiniens. Des conditions qui rongent aussi le tissu de la société israélienne et les valeurs de la démocratie. Nous essayons d’apaiser les frustrations et les difficultés des Palestiniens en offrant de l’aide partout où nous le pouvons », explique une des militantes.
Au plus fort de son existence, avant la fermeture des checkpoints de Naplouse4, l’organisation comptait près de 300 militantes. Presque dix ans après, elles sont environ 200 à sillonner les routes quotidiennement, toutes réparties sur quatre zones géographiques distinctes : le nord, le sud, le centre et Jérusalem. Cependant elles insistent : si les checkpoints représentent la face visible de l’iceberg, les restrictions à la liberté de mouvement ne se limitent pas aux points de contrôle. « Nous aidons les Palestiniens à naviguer dans la jungle bureaucratique et à faire appel aux restrictions inexpliquées des services de sécurité israéliens, de la police ou de l’administration civile, qui sont tous acteurs de l’oppression menée sur la population palestinienne occupée », clament-elles.
Les raisons qui les ont poussées à s’investir sont diverses, mais la volonté de paix et le respect des droits humains paraissent leurs principaux moteurs. « Je suis née en Afrique du Sud. Je pense que mon expérience sud-africaine m’a influencée et m’a amenée à dénoncer ici aussi le racisme et l’occupation. Je considère que la politique d’Israël est un grand danger pour tout le monde, à commencer par nous », explique Chana Stein. À 83 ans, elle ne baisse pas la garde, et continue inlassablement son activisme.
Toutes, au même titre que les autres organisations israéliennes, sont vues d’un très mauvais œil par une large partie de la société israélienne. Mais Hagit B. n’en a que faire : « La majorité de la société israélienne ne comprend pas nos engagements et nous traite comme des ennemies, voire comme des traîtres. Malgré ces difficultés, nous considérons que seul le respect des droits humains nous permettra à tous d’avoir une vie meilleure. ».
Malgré cela, Machsom Watch s’est imposée comme une actrice importante de la société civile israélienne et a gagné le respect d’une partie de sa jeunesse, en organisant notamment des conférences ainsi que des visites dans diverses régions de Cisjordanie afin d’informer sur les souffrances des Palestiniens.
La date fatidique du 14 mai
Ses membres semblent inquiètes, à quelques semaines du déplacement de l’ambassade américaine à Jérusalem, qui interviendra le 14 mai, la veille de la 70e commémoration de la Nakba. Karin Lindner voit une réelle détérioration de la situation depuis les annonces du président américain : « Il y a depuis une recrudescence des attaques de colons sur les Palestiniens ou sur leurs biens. Comme si désormais ils avaient absolument tous les droits, y compris celui de lancer des pierres ou de déraciner des oliviers. Et, c’est un fait historique, ils ne sont presque jamais poursuivis5.
Une inquiétude partagée par Chana Stein : « Je dois avouer que je suis assez pessimiste. Je n’arrive pas à voir de solution. Même la solution à un État n’est pas acceptable, si cet État n’est pas démocratique… Mais j’ai grandi en Afrique du Sud, et je croyais que jamais je ne verrais la fin de l’apartheid ; pourtant c’est arrivé, alors j’espère aussi un miracle. C’est ma seule raison de croire qu’ici aussi, c’est possible. »
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1Les noms ne sont pas publiés pour préserver l’anonymat de certaines personnes interviewées.
2La Seam Zone est l’ensemble des terres enclavées situées entre la Ligne verte et le mur de séparation. Ce sont majoritairement des zones agricoles, dont les Palestiniens se sont vu restreindre l’accès à la construction du mur.
3L’administration civile israélienne dépend de l’armée.
4Les checkpoints de Naplouse ont été fermés en 2009 suite à la visite d’Hillary Clinton.
5Les intimidations et les agressions physiques sont aussi devenues le lot des Palestiniens qui vivent près de ces colonies. Voitures incendiées, jet de pierres, violences physiques, la situation est explosive. D’autant que les rapports de l’ONG israélienne Yesh Din sont accablants. Entre 2005 et 2017, sur les 1 200 enquêtes ouvertes, seulement 3 % ont abouti à des condamnations.