21 316 €Collectés
36%
60 000 €Objectif
15/45Jours

« L’armée israélienne est devenue une armée de milices »

Assaf David est professeur à l’université hébraïque de Jérusalem, chercheur à l’institut Van Leer et spécialiste des armées au Proche-Orient. Né dans une colonie religieuse, il a passé il y a trois décennies onze ans au sein de l’unité 8-200 de l’armée israélienne, spécialisée dans le renseignement technologique.
Dans un entretien accordé à Orient XXI, il revient sur l’évolution de l’armée israélienne, mais aussi de la société dans son ensemble, depuis le 7 octobre 2023.


Des soldats marchent sur un chemin poussiéreux, entourés de débris et de ruines.
Région de Beit Hanoun (nord-est de la bande de Gaza), juillet 2025. Soldats de la brigade Guivati. La fondation Hind Rajab (FHR) a déposé plainte en Argentine contre le lieutenant Amit Nechmya, chef de peloton du bataillon Rotem de la brigade Guivati, pour crime de guerre, ainsi qu’en Espagne contre le sergent israélien Mori Keisar, appartenant à la même brigade.
DF Spokesperson’s Unit / CC BY-SA 3.0

Sylvain Cypel — Quel impact le 7 octobre a-t-il eu sur l’armée israélienne ?

Assaf David — Avant le 7 octobre, le déni prédomine dans la société israélienne, qui néglige complètement la cruauté de l’occupation exercée sur les Palestiniens. Par ailleurs, le regard prioritaire concerne la Cisjordanie. Gaza est loin. On ne se préoccupe pas de ce qui s’y passe. De manière générale, l’opinion s’intéresse beaucoup plus à des enjeux juridiques intérieurs, à la volonté de modifier le statut de la Cour suprême. Un ancien chef du gouvernement, Naftali Bennett (extrême droite), qualifie alors Gaza d’« épine dans les fesses ». C’est désagréable, mais sans importance. Comme on dit, Israël « gère » Gaza. L’armée suit cette pente.

Le 7 octobre fait basculer la société. L’impuissance initiale de l’armée israélienne apparait incompréhensible à la population. Personne ne l’a vu venir. L’idée d’une « gestion du conflit » disparait. La suite est une catastrophe. La première qualité qu’on attend d’un dirigeant, c’est de garder son sang-froid. Or, après la panique, l’armée entre dans une réaction chaotique qui entraine la société israélienne dans un gouffre.

S. C.— Comment l’expliquez-vous ?

A.D. Je pense que le régime israélien a basculé dans les mains des messianistes. Ce sont eux qui désormais imposent leur vision — et cela impacte aussi l’armée. Ils sont au judaïsme ce que les djihadistes radicaux sont à l’islam. Le judaïsme est instrumentalisé à des fins effroyables.

S. C.— Deux ans plus tard, comment se porte l’armée ?

A.D. La meilleure analyse a été faite par un lieutenant-colonel de réserve, Asaf Hazani, qui, dans un livre paru en janvier 2025, a décrit une armée israélienne devenue, selon lui, « une armée de milices »1 [voir encadré plus bas]. Il montre, entre autres, que des décisions dans les actes commis par la troupe sont souvent prises par les officiers sans validation préalable de leurs supérieurs ou même à l’encontre de leurs ordres. Il montre aussi que des officiers supérieurs n’en font parfois qu’à leur tête, en particulier ceux issus du courant messianiste.

S. C.— Comment expliquez-vous cet état de fait ?

A.D. La société israélienne a beaucoup évolué. Les deux faits marquants qui ont pesé sur elle ont été l’absence de solution politique avec les Palestiniens, et la montée en puissance de la religiosité nationaliste. Mis ensemble, ils ont mené à l’acceptation collective d’une déshumanisation des Palestiniens — et à une délégitimation de la gauche. Vous mettez tout ça dans un shaker, vous remuez vigoureusement, et vous arrivez à une armée différente.

Normalement, l’état-major, le 8 octobre, aurait dû déclarer : « voilà ce qui est interdit. Quiconque enfreint ces règles sera inculpé ». Mais c’est l’inverse qui est advenu. Au plus haut degré de l’armée, on a assisté à une folie destructrice. Comment dès lors s’étonner de la brutalité généralisée, du désir de vengeance totale, des soldats comme des civils ? La femme du chef d’état-major d’alors, Herzi Halevi, a raconté que le 7 octobre, lorsque son époux a appris ce qui advenait à Gaza, il lui a dit en partant au quartier général : « Nous allons détruire Gaza. » La direction du pays, politiques et militaires, a donné le « la ». Ensuite, beaucoup de gens ont jeté de l’huile sur le feu. Résultat : une folie de cruauté, soutenue par l’opinion, s’est emparée de cette armée.

S. C.— Y a-t-il eu des dissensions entre le niveau politique et l’état-major ou au sein de ce dernier depuis le 7 octobre ?

A.D. Il y a eu des tensions internes à l’armée. Par exemple, entre les chefs du front Sud de l’armée de terre et l’aviation, qui jugeait qu’on lui demandait de trop en faire. Ces divergences n’ont été révélées publiquement qu’un an plus tard. Mais la crise la plus importante a opposé l’état-major au gouvernement, qui ne souhaitait pas cesser la guerre pour permettre un retour des otages.

S. C.— Quel était l’objectif initial de l’armée, au lendemain du 7 octobre ?

A.D. Difficile à dire. Dès les premiers jours de l’offensive israélienne, son porte-parole, le colonel Daniel Hagari, a déclaré que les dommages causés au Hamas étaient plus importants que la précision des tirs. Et très vite les taux autorisés de « victimes collatérales » palestiniennes ont été augmentés. Pour viser un seul dirigeant du Hamas, il était permis de tuer 150 ou 200 civils. Mais au bout de quelques mois, le même Hagari a déclaré qu’il était impossible d’éradiquer le Hamas, car « on n’éradique pas une idéologie ». Dès le troisième mois, des voix se sont élevées à l’état-major pour faire de la recherche d’une solution politique à cette guerre une priorité. Mais le gouvernement ne le voulait pas.

S. C.— Que voulait-il ?

A.D. Il voulait écraser Gaza et procéder à sa purification ethnique. C’était ça, l’objectif de la frange la plus puissante au gouvernement israélien. C’est elle qui a créé le Directorat de la réinstallation volontaire à Gaza2. Sur ce sujet, l’armée s’est divisée. Une partie de ses généraux souhaitait clairement mettre en œuvre une épuration ethnique. Dès le premier mois, ce qu’on a appelé le « plan des généraux » visait à provoquer une famine telle que la population gazaouie partirait. Il ne resterait alors, dans leur esprit, que des groupes armés qu’il serait facile d’éliminer. Mais une autre partie de l’état-major était opposée à cette stratégie.

S. C.— Vous avez évoqué le poids des messianistes dans l’armée israélienne. Que représentent-ils ?

A.D. Cette mouvance est devenue majoritaire à l’état-major. Longtemps, elle n’a eu que très peu de poids dans l’armée, où les hauts gradés étaient souvent issus des kibboutz. Mais au fil du temps, les messianistes ont déployé une idéologie, celle portée par ce qu’on appelle aujourd’hui le « sionisme religieux », qui a fait de la conquête de l’armée un objectif prioritaire. Aujourd’hui, la troupe leur est majoritairement acquise. Sa démographie sociologique a été bouleversée au fil du temps. L’état-major se divise en deux parties, une « dure », où les messianiques sont déjà fortement représentés, et celui des dits plus « libéraux ». Mais ce groupe a déjà perdu la bataille interne. L’élite militaire est entre les mains de nationalistes ethnicistes très « faucons », qui sont le pire danger pour la survie d’Israël.

En plus de l’armée, ils contrôlent désormais aussi la police, les services secrets intérieurs [Shin Bet] et les prisons. Personnellement, je suis né à Kyriat Arba [une importante colonie religieuse très proche de Hébron, en Cisjordanie]. Je sais comment les enfants y sont éduqués, dans une atmosphère épouvantable de haine des Palestiniens. Quand ces jeunes entrent à l’armée, ils sont imprégnés de cette éducation messianique et de cette haine. Je ne vois pas comment on peut les arrêter.

S. C.— L’armée israélienne s’appuie beaucoup sur les armes modernes de cyberguerre. Cette vision, en particulier son utilisation de l’Intelligence artificielle (IA), est-elle néfaste ?

A.D. Sur ce sujet, je suis partagé. Qui a commis le pire à Gaza, le renseignement high tech ou les aviateurs, qui sont pourtant adulés par l’opinion israélienne ? Par ailleurs, oui, l’IA peut être très dangereuse. Elle domine aujourd’hui le terrain du renseignement, au détriment du renseignement humain. L’IA fait le mieux possible ce qu’on lui demande. Si on lui demande des crimes, elle proposera les pires crimes. Mais quand tu es aviateur, tu ne vois rien des dégâts que tu commets, rien des enfants que tu tues si facilement sans les voir. Lequel des deux est le plus néfaste ?

S. C.— L’armée a-t-elle commencé de faire un bilan de cette guerre ?

A.D. Oui, mais on n’en est qu’au début. Quand le bilan des victimes israéliennes de « blessures morales » [expression utilisée par l’armée israélienne pour ne pas avoir à évoquer le « stress post-traumatique » — NDLR] va commencer à être volumineux, certains des traumatisés comprendront aussi ce qu’ils ont commis. On sait d’ores et déjà que des suicides de soldats ont eu lieu. Les chiffres vont augmenter. Et puis surtout les chiffres des blessés semblent importants. Enfin, on constate en Israël une montée de la brutalité un peu partout, dans les rues comme sur les marchés. Nos enfants vivront dans une société traumatisée, hyper-violente, dans une ambiance favorable à la montée du fascisme.

Par ailleurs, l’armée, envoyée sur tous les fronts, commence à ressentir le manque de forces en mesure de combattre. Un grand nombre de soldats ne sont pas de réels combattants, ils ont passé leur service militaire à surveiller les passages aux check-points. Le sociologue Morris Janowitz disait que lorsqu’une armée s’occupe de fonctions policières, elle s’affaiblit3. On commence à entendre qu’il nous faudra augmenter la dimension des forces armées. Il faudra augmenter la durée de la conscription obligatoire4, il faudra avoir plus de religieux orthodoxes dans les unités non-combattantes, etc. Cela dit, plus on mobilisera les religieux, plus on aura de messianistes dans l’armée…

S. C.— Israël continue de bombarder au Liban et en Syrie. Pensez-vous qu’il peut attaquer de nouveau l’Iran ?

A.D. Le premier ministre Benyamin Nétanyahou surfe sur le chaos international, régional et domestique. Et il mettra en œuvre tout ce qu’il peut pour alimenter ce chaos. S’il peut éliminer de leurs positions tous ceux qui lui font obstacle, il le fera. Aujourd’hui, c’est la procureure générale de l’armée, Yifat Tomer-Yerushalmi, qu’il accuse de « haute trahison » pour avoir diffusé les images du viol d’un Palestinien dans un camp de rétention israélien5. S’il peut augmenter la criminalité intérieure dans les bourgs palestiniens d’Israël, il le fera. S’il peut relancer cette guerre, il le fera. Et s’il peut attaquer de nouveau l’Iran, il le fera aussi si ça lui bénéficie. La société israélienne et les centres de pouvoir habituels sont de moins en moins en position de faire obstacle à Nétanyahou et son entourage.

S. C.— En même temps, de plus en plus d’Israéliens disent craindre que leur souveraineté soit réduite par l’administration Trump.

A.D. Ce n’est pas faux. La motivation profonde du « plan Trump » pour Gaza, c’est l’appât du gain. Mais Nétanyahou n’en voulait pas et il a dû l’avaliser. Pour la première fois, des troupes étatsuniennes disposent d’un camp de base en Israël même (près de la ville de Kyriat Gat, dans le nord du Néguev)6, et le projet à Gaza est d’envoyer une force internationale, ce dont Nétanyahou ne veut absolument pas. Il ne faut pas se tromper : ce sera plus compliqué pour lui, mais Israël continuera de diriger les choses à Gaza.

« D’une manière ou d’une autre, l’épée l’emportera »

« Un soldat israélien, fusil à la main, se tient devant eux [des Palestiniens assis menottés] et il arrache des pages du Coran. Je me suis approché de lui, et je lui ai demandé quel était le sens de son comportement. Il m’a répondu avec un regard triste, le plus triste qu’on puisse imaginer : “moi, je me venge d’eux.” (…) Ces Coran étaient déjà détruits. La plupart des pages déjà déchirées. Il les a déchirées davantage. Il ne voulait laisser aucune trace. Il estimait que la vengeance était une émotion plus légitime à ce stade que la dépression, le choc ou l’épuisement.

(…)

Après le 7 octobre, la confiance dans le système a disparu [dans l’armée]. Chacun se replie sur soi et ne pense qu’à soi. (…) Dans un cas précis, lors d’un briefing avant le départ d’un convoi militaire pour Gaza, le commandant a expliqué les instructions relatives à l’ouverture du feu. Un lieutenant-colonel d’une autre division a alors déclaré au commandant : “Avec tout le respect que je vous dois, si je perçois une menace de tirs, je ne demande l’avis de personne.” »

  • Extraits D’une manière ou d’une autre, l’épée l’emportera — Une anthropologie d’un temps de guerre, Asaf Hazani, Pardess Publishing House (en hébreu, non traduit).

1NDLR. Le livre, en hébreu, est titré D’une manière ou d’une autre, l’épée l’emportera — Une anthropologie d’un temps de guerre.

2NDLR. Annoncé en février 2025 par le ministre de la défense israélien, Israel Katz, le Directorat de la réinstallation volontaire à Gaza, chargé de faciliter l’émigration «  volontaire  » des Palestiniens de la bande de Gaza, est créé en mars 2025. L’agence est supervisée conjointement par le ministère de la défense et le cabinet du premier ministre. Le directeur général adjoint du ministère de la Défense, le colonel (rés.) Yaakov Blitstein, est nommé à sa tête le 30 mars 2025.

3NDLR. Voir notamment Morris Janowitz, The Professional Soldier : A Social and Political Portrait, The Free Press, Glencoe, 1960 (non traduit).

4NDLR. Actuellement deux ans et huit mois pour les hommes, deux ans pour les femmes

5NDLR. Yifat Tomer-Yerushalmi, ex-procureure de l’armée israélienne, est accusée d’avoir fait fuiter une vidéo montrant des soldats israéliens violer et torturer un détenu palestinien dans le camp de Sde Teiman en juillet 2024. La vidéo avait été diffusée par la chaîne israélienne Channel 12 en août 2024. Poussée à la démission vendredi 31 octobre 2025, Yifat Tomer-Yerushalmi a été arrêtée par la police le 3 novembre puis assignée à résidence.

6Centre de coordination militaro-civile (CMCC) installé en Israël, à une trentaine de kilomètres de Gaza. Il mène une mission de surveillance du cessez-le-feu dans l’enclave palestinienne, sous l’égide des États-Unis. Environ 200 militaires étatsuniens ont été dépêchés pour mettre en place le centre. Ils ont été rejoints en octobre 2025 par des personnels de différents pays (Royaume-Uni, Canada, Union européenne dont la France).

Vous avez aimé cet article ? Association à but non lucratif, Orient XXI est un journal indépendant, en accès libre et sans publicité. Seul son lectorat lui permet d’exister. L’information de qualité a un coût, soutenez-nous (dons défiscalisables).

Faire un don

Soutenez Orient XXI

Orient XXI est un média indépendant, en libre accès et sans publicité.
Vous pouvez nous soutenir en faisant un don défiscalisé.