Maroc. La CAN ravive les fractures sociales
Le Maroc s’apprête à accueillir la Coupe d’Afrique des nations (CAN) le 21 décembre 2025. Il y a quelques semaines, une partie de sa jeunesse dénonçait dans la rue le coût social de cette compétition, qu’elle considère comme superflue comparée aux urgences sociales du pays.
« La meilleure Coupe d’Afrique de l’histoire. » C’est la promesse prononcée par Patrice Motsepe, président de la Confédération africaine de football (CAF) début octobre 2025, alors que le Maroc, pays-hôte, se retrouvait englué dans le plus important mouvement de contestation sociale depuis le Hirak dans la région du Rif en 2016. Des milliers de jeunes appartenant à la Génération Z ont alors investi la rue marocaine pour demander « la fin de la corruption, la dignité et la justice sociale ».
Dans leur ligne de mire également, les mégaprojets d’infrastructures sportives destinés à accueillir, en décembre, la Coupe d’Afrique des nations (CAN), prologue de la Coupe du monde de 2030, organisée conjointement avec l’Espagne et le Portugal, mais aussi l’Argentine, l’Uruguay et le Paraguay pour les premiers matchs de la phase de poules.
« Nous voulons des hôpitaux aux normes de la FIFA », pouvait-on lire sur une pancarte brandie lors d’une de ces manifestations. Le mouvement de contestation est né dans la foulée d’un scandale sanitaire à Agadir, ville touristique située à 550 kilomètres au sud de la capitale Rabat. En août, huit femmes ont perdu la vie dans des conditions désastreuses après avoir été admises pour des césariennes à la maternité de l’hôpital local.
Pour Rabat, l’organisation du Mondial 2030 — mais avant cela, de la CAN 2025 — est l’occasion rêvée de justifier les milliards d’euros dépensés pour la transformation de son réseau de transport et de son offre touristique. L’Office national des chemins de fer (ONCF) a annoncé l’extension de la ligne à grande vitesse (Casablanca - Tanger) jusqu’à Marrakech, tout en augmentant spectaculairement la capacité de ses lignes classiques. Les aéroports internationaux du royaume devraient doubler leur capacité d’accueil avec notamment la création de nouveaux terminaux à Rabat et à Casablanca. Pour ce qui est des autoroutes, le gouvernement a fixé l’objectif d’ici 2030 à 3 000 kilomètres, contre 1 800 kilomètres actuellement.
Le tourisme, désormais véritable moteur du développement au Maroc, n’est pas en reste. En 2024, le royaume a accueilli quelque 17,4 millions de visiteurs. Le Mondial devrait en attirer entre 1 et 2 millions supplémentaires, à en croire les prévisions officielles. Sans compter la visibilité télévisuelle qu’offre un événement de l’envergure de la Coupe du monde de football, avec ses 5 milliards de téléspectateurs.
Au Maroc, la tenue de ces deux grandes messes du foot africain et mondial est perçue par le média d’investigation local Le Desk comme
une occasion unique de mobiliser les savoir-faire locaux, d’attirer les investissements, de former les jeunes, de moderniser les infrastructures et d’installer durablement le Maroc sur la carte mondiale du sport, du tourisme et de l’économie1.
Un levier diplomatique
Hormis les retombées économiques, la tenue de ces événements internationaux sert de levier diplomatique et de soft power pour renforcer la position régionale et mondiale du Maroc. Pour le roi Mohammed VI, accueillir l’Afrique, puis le monde entier, est la consécration de son image de « roi bâtisseur du Maroc moderne », pour paraphraser l’ex-président de la Banque africaine de développement (BAD), le Nigérian Akinwumi Adesina.
Le Maroc, dès l’intronisation de Mohammed VI en 1999, a misé massivement sur les infrastructures, notamment les réseaux routiers, ferroviaires et aériens. Depuis le début des années 2000, le taux de croissance économique a doublé. Mais reste à mieux partager cette richesse entre les Marocains.
Sur le plan politique, Rabat se tourne résolument vers l’Afrique, en signant en 2017 un retour historique au sein de l’Union africaine (UA) après trois décennies d’absence initiée par son père, Hassan II. Le pays capitalise sur ces rendez-vous pour asseoir son image de hub sportif et politique sur le continent. Il souhaite démontrer sa capacité à accueillir et organiser des événements de grande envergure et à renforcer ses partenariats internationaux.
Une compétition organisée principalement à Rabat
La jeunesse marocaine, bien que passionnée de football, n’est pas dupe quant au coût social de pareils événements. En prévision de la CAN 2025, six stades ont été rénovés pour un coût de 900 millions d’euros. Parallèlement, le Grand stade Hassan II à Casablanca, qui doit accueillir des matchs de la Coupe du monde 2030, devrait coûter 470 millions d’euros supplémentaires.
Dans le même temps, les projets de modernisation urbaine déplacent les populations les plus vulnérables du pays. À Rabat et Casablanca, des milliers de familles sont relogées en périphérie alors que les centres-villes font l’objet d’un réaménagement haut de gamme. À Casablanca, un vaste projet de gentrification touchant le cœur urbain — particulièrement l’ancienne médina — déplacera environ 16 000 familles.
Par ailleurs, l’attribution géographique des stades pour la CAN paraît difficilement compréhensible. Rabat, capitale d’un peu plus d’un million d’habitants, abritera quatre stades, tandis que Casablanca, dont la population est six fois plus importante, n’aura droit qu’à une seule enceinte. « Cette CAN interroge quant à son côté inclusif. Il ne s’agit plus d’une compétition organisée au Maroc, mais à Rabat », dénonçait Yassine Majdi dans un éditorial publié dans l’hebdomadaire TelQuel, le 7 février 2025 :
On peut comprendre la démarche. Les enceintes en question sont de petite taille et donc adaptées à une CAN qui peine à remplir les gradins (en dehors des matchs de l’équipe hôte). Mais qu’en est-il de Casablanca, la plus grande ville du royaume et le cœur battant de la culture footballistique marocaine qui se voit reléguée en seconde division ?
Yassine Majdi déplorait ainsi que Casablanca n’accueille que des rencontres de premier tour au faible intérêt, ainsi que le match symbolique pour la troisième place. Il estimait qu’une telle décision frisait l’aberration pour une ville qui abrite les deux clubs les plus populaires du pays, le Raja et le Wydad, dont les derbys légendaires et les supporters ont contribué au rayonnement du football marocain à l’étranger.
Fièvre dépensière
Au-delà du football, c’est la fièvre dépensière chronique caractérisant l’économie marocaine qui inquiète. Trois ans après la fin des travaux, le nouveau théâtre de Rabat, baptisé Théâtre Royal de Rabat, est toujours fermé. Conçu par l’architecte irako-britannique Zaha Hadid, il aura coûté plus de 200 millions d’euros. Ce « plus grand théâtre d’Afrique » avait été pourtant inauguré en octobre 2024 par la première dame française, Brigitte Macron, et Lalla Hasna, la sœur de Mohammed VI, lors de la visite d’Emmanuel Macron à Rabat.
À Casablanca, le nouveau théâtre aura coûté 130 millions d’euros, conçu, lui, par l’architecte français Christian de Portzamparc. On se retrouve donc avec deux éléphants blancs, alors que seuls 10,2 % des Marocains accèdent aux spectacles de théâtre2. Le coût de construction de ces deux théâtres correspond à trois fois le budget du ministère de la culture.
Or, quatre ans après la fin des travaux, le théâtre de Casablanca est toujours fermé au public. La question n’est même pas abordée au conseil municipal, « puisque le Grand Théâtre, techniquement, n’appartient pas à la Ville de Casablanca », explique à Orient XXI Abdullah Abaakil, un élu du conseil municipal, membre du Parti socialiste unifié (PSU). « On ne sait d’ailleurs toujours pas à quelle institution ou quel département il sera confié. On en parle en off entre élus plutôt pour déplorer cette situation », ajoute-t-il.
Des rumeurs lieraient son inauguration à celle du théâtre de Rabat, afin d’éviter de lui faire de l’ombre. « C’est plutôt laissé au bon plaisir du souverain. Il n’y a aucun début d’explication rationnelle », répond Abaakil, non sans ironie.
Appel au boycott
À la mi-octobre, la GenZ 212 — en référence à l’indicatif téléphonique du Maroc et à la jeunesse des manifestants — appelait ouvertement à boycotter les matchs des Lions de l’Atlas, la sélection nationale marocaine. Dans un communiqué diffusé sur le serveur Discord du mouvement, on pouvait lire :
Alors que notre sélection nationale de football se prépare à affronter le Congo3, nous réitérons notre amour et notre soutien total aux Lions de l’Atlas, pour lesquels nous prions et souhaitons la victoire. L’amour de la patrie et de la sélection est une constante. Mais nous ne pouvons pas faire fi des priorités du pays et des préoccupations légitimes de notre peuple. Le football, aussi important soit-il, ne doit pas nous distraire de notre lutte légitime et continue. Pour cela, nous appelons toute personne pourvue de dignité et de fierté à prendre la décision de boycotter pacifiquement et consciemment le match au stade. Que les tribunes restent vides et que cela soit un message de protestation fort et civilisé.
L’appel au boycott, surtout symbolique, n’a été que partiellement suivi par les supporters.
Urgences sociales
Ce n’est pas tant le refus d’accueillir la Coupe d’Afrique ou le Mondial qui anime les boycotteurs, mais leur attachement aux urgences sociales du pays qui les touchent particulièrement. Le royaume compte 8,2 millions de 15-29 ans et, si l’on élargit jusqu’à 34 ans, près de 10,9 millions de jeunes, soit 29,5 % de la population. Pas moins de 1,5 million de jeunes sont NEET (Not in Education, Employment, or Training — Ni en formation, ni à l’école ni au travail). Ce chiffre monte jusqu’à 4,3 millions si l’on élargit jusqu’à 35 ans, d’après un rapport officiel du Conseil économique, social et environnemental (CESE), un organe constitutionnel dont le président est nommé directement par le roi.
« Le choix de briller par le football et la diplomatie sportive ne doit sous aucun prétexte occulter les fractures sociales et ce que devraient faire les élus locaux et ceux qui gèrent la chose publique », observe Abderrahim Bourkia, sociologue spécialiste du football, auteur de Des Ultras dans la ville (éditions La Croisée des Chemins, Casablanca, 2022).
Abderrahim Bourkia apporte toutefois une nuance. Il estime que ce football, souvent décrié par une certaine fraction, pourrait être un outil d’intégration. « Le sport et la culture, d’une manière générale, inclusifs sur l’ensemble du territoire du Royaume, sont un facteur important pour un projet global de cohésion sociale », souligne-t-il avant d’ajouter :
Sauf que l’absence de visibilité chez les acteurs politiques empêche de voir clair à long terme et ces derniers restent loin de la réalité et ne travaillent pas pour le collectif, car ils n’ont pas d’idées concrètes pour assurer leur rôle dans les voies classiques de la réussite sociale des jeunes : une bonne école publique, une formation compatible et adéquate pour accompagner les jeunes.
Boycott ou pas, la Coupe d’Afrique des nations se tiendra bien au Maroc. Son coût à long terme restera à déterminer par les experts en macro-économie. À plus court terme, elle est décisive : elle intervient à moins d’un an des élections législatives, qui définiront la couleur politique du Maroc pour le quinquennat suivant durant lequel se tiendra l’accueil historique de la Coupe du monde 2030.
1Issam El Yadari, « CAN 2025 et Mondial 2030 : le Maroc mobilise son tissu économique », Le Desk, 22 mai 2025.
2Étude de terrain sur « les industries culturelles et créatives au Maroc » réalisée par la Fédération Wallonie-Bruxelles, janvier 2022.
3Match disputé entre le Maroc et la République du Congo le 14 octobre à Rabat et remporté par les Lions de l’Atlas (1-0).
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