

Syrie. De la libération à la libéralisation
Il y a un an, le 8 décembre 2024, le président syrien Bachar Al-Assad tombait, laissant place à une administration dirigée par Ahmed Al-Charaa. Malgré les incertitudes en termes de stabilité, une libéralisation est à l’œuvre. Elle bénéficie avant tout à la Turquie et aux monarchies du Golfe. De son côté, en l’absence de reconstruction concrète, la population n’a que peu de perspectives économiques.
Moins de deux kilomètres. C’est la distance qui sépare Qoussour, quartier huppé de Damas — avec ses restaurants et ses bars dans lesquels Syriens aisés et expatriés sirotent un verre d’arak ou une Afamia, bière « made in Syria » — de Jobar. Ce quartier de la Ghouta orientale, ancienne position stratégique de l’Armée syrienne libre (ASL), a subi des attaques au gaz sarin et a été totalement détruit. Aucune vie ne subsiste au milieu des immeubles affaissés, éventrés, dont seules les fondations ombragent le paysage.
Quinze ans après le déclenchement du conflit, cette banlieue est caractéristique de l’ampleur des destructions dans tout le pays. Un rapport de la Banque mondiale, publié le 21 octobre 2025, estime à 216 milliards de dollars le coût de la reconstruction, soit plus de dix fois le produit intérieur brut (PIB) du pays en 2024. Les infrastructures ont été les plus touchées, en particulier dans les gouvernorats d’Alep (nord-ouest), du Rif Damas (sud-ouest) et de Homs (centre).

Un an après la chute de Bachar Al-Assad, et la prise du pouvoir par une nouvelle administration dirigée par Ahmed Al-Charaa, la situation sociale du pays reste précaire. Les caisses de l’État — qui étaient jusqu’alors notamment remplies par la production de Captagon1 — sont vides. Selon les Nations unies, près de 90 % de la population vit sous le seuil de pauvreté en 2024. Mi-octobre 2025, une cinquantaine de personnes se sont réunies à Jobar pour manifester contre les retards en termes de reconstruction, en vain.

Des services de base déficients
À la table du café Havana, un des anciens lieux de bouillonnement intellectuel du centre de Damas, Khaled, la quarantaine et le visage émacié, confie :
Avec moins de 1 000 dollars [859 euros] par mois, tu peux difficilement faire vivre un foyer à Damas. Compte au moins 400 dollars [343 euros] pour la nourriture. Somme déjà astronomique pour la plupart des gens ici. Un employé peut s’estimer heureux lorsqu’il touche 300 dollars [257 euros] par mois, deux fois moins dans le public.
De nombreux narguilés réverbèrent la lumière sur le sol marbré blanc et les volutes de fumée se perdent dans la hauteur sous plafond. « Sans compter les écarts de prix entre Damas et les autres villes de Syrie, mais aussi entre son centre et sa périphérie. Sauf qu’en banlieue les services de base — eau, électricité, transports publics — sont encore plus déficients. », ajoute-t-il. Ceux qui le peuvent installent des générateurs, avec pour conséquence une forte odeur de mazout dans la capitale, notamment depuis la livraison par l’Arabie saoudite d’un million de barils de pétrole. Comme au Liban, les panneaux solaires fleurissent dans les campagnes.
Au déclenchement de la révolution, Khaled vivait à Qadam, près du camp de réfugiés palestiniens de Yarmouk, dans la banlieue sud de Damas, avant de basculer dans la clandestinité. Son quartier a été totalement rasé. Comme Yarmouk d’ailleurs. Il vit aujourd’hui à Damas avec sa femme et ses enfants, et travaille depuis peu pour une ONG internationale. Nombre d’entre elles, comme nous le confirme l’ONG Médecins sans frontières, ont étendu depuis un an leurs activités sur le territoire syrien, et offrent des salaires confortables, en espèces et en dollars.

Un mardi, 18 heures. À l’entrée de la boulangerie générale de Bab Touma, une trentaine de personnes se pressent dans les corridors ceinturés de barreaux pour accéder au four : dix galettes pour 4 000 livres syriennes (30 centimes d’euro). Aujourd’hui, le temps d’attente est d’une demi-heure. Le lieu est divisé en trois files — une pour les hommes, une pour les femmes et, avant la chute du régime, une pour les militaires. Il y a un an, il était fréquent d’attendre plusieurs heures. Certains, dont beaucoup de femmes et d’enfants, en achètent pour le revendre 6 000 livres (47 centimes d’euros) à des passants ou des automobilistes le long de la rue Abid-Izhak. C’est le cas de Youssef, la cinquantaine, handicapé, qui vient là tous les soirs. « Si je ne vends pas, je ne mange pas », souffle-t-il avec un sourire. Il déplore l’augmentation des prix depuis un an et n’est pas rassuré quant à la trajectoire sociale du pays. « Avant la chute, on trouvait du pain pour 400 livres syriennes [moins de 4 centimes d’euro], regarde combien il coûte maintenant ! » nous dit-il, avant d’être interrompu par une autre revendeuse qui s’écrie combien elle a faim.
Des subventions publiques rabotées
Le subventionnement public du pain a été réduit comme une peau de chagrin comparé à son niveau de 2011. Il se limite désormais aux zones les plus touchées par l’insécurité alimentaire. Le soutien apporté par le Programme alimentaire mondial depuis juin 2025, en partenariat avec le ministère de l’économie et de l’industrie, aurait permis à une centaine de boulangeries dans neuf gouvernorats de baisser le prix des dix galettes à 2 500 livres syriennes (19 centimes d’euros), soit une aide quotidienne pour 2 millions de personnes.
Les secteurs des transports publics, du pétrole, du gaz et, dernier en date, de l’électricité sont aussi victimes du désengagement de l’État. Le 30 octobre 2025, le ministère de l’énergie rendait publics ses nouveaux tarifs et affirmait continuer à subventionner à 60 % les trois cents premiers kilowattheures sur une période de deux mois, ramenant à 600 livres syriennes (5 centimes d’euro) le kilowattheure.
Dans un sondage réalisé en novembre auprès de 2 550 personnes par le média indépendant Enab Baladi, « 83 % répondent que le nouveau tarif n’est pas compatible avec leurs revenus, tandis que 17 % le considèrent approprié »2. Pour Feras Shabou, chercheur en économie et enseignant à l’université de Bahçeşehir, en Turquie, même si les services ont été améliorés, ces coupes dans les subventions ont impacté les plus pauvres, soit la majorité de la population. « La protection sociale en a été affaiblie », nous confie-t-il.
Pourtant, dès janvier 2025, le nouveau gouvernement promettait d’augmenter de 400 % les salaires de base dans le secteur public, qui se situaient autour de 25 euros par mois. La hausse, décrétée six mois plus tard, sera deux fois moindre. Un salaire minimum a aussi été adopté à hauteur de 750 000 livres syriennes (55 euros). Il s’agit d’une mesure avant tout symbolique, étant donné l’impact de l’inflation et de la fluctuation de la livre syrienne. Avant le conflit, 50 livres syriennes s’échangeaient pour 1 dollar. La cote est désormais à 12 000 livres, ce qui implique logistique et dextérité pour transporter les liasses échangées et pour les compter.
Bachar Al-Assad affiche toujours un regard confiant sur le billet de 2 000 livres. Comme au Liban, la dollarisation de l’économie s’accélère — mais gare à celui qui détiendrait une coupure froissée ou légèrement abîmée, elle ne sera pas acceptée. Les réserves d’espèces des banques étant réduites, il n’est pas possible de retirer plus de 600 000 livres syriennes par semaine (près de 40 euros) ou encore 20 dollars (17 euros) par mois, accentuant la défiance envers le système bancaire et favorisant les transactions directes.

À Alep, trois jours après la célébration, par des milliers de personnes, de l’anniversaire de la chute de la ville, le 27 novembre, des enfants agitent des drapeaux de la nouvelle Syrie3 — emblème de la révolution comme de l’indépendance — en allant à l’école. Amjad tient une boutique de vêtements dans le souk Al-Jaloum depuis un quart de siècle. Comme une bonne partie de la ville, ce marché populaire n’a pas échappé aux bombardements. « Il est clair que de nombreux produits viennent de l’étranger, souvent de moins bonne qualité. Parfois la fabrication reste syrienne, mais pas le textile. Cette concurrence n’affecte pas mon activité de vente, mais pousse des usines ou des artisans à réduire la leur », détaille-t-il en retirant un t-shirt en coton « made in Syria » de son emballage plastique.
Sortie brutale de l’isolement international
En effet, après quatorze ans d’isolement international, en particulier du fait des sanctions économiques de la part des États-Unis et de l’Union européenne4, la nouvelle administration a fait le choix d’une libéralisation de son marché intérieur. Elle a considérablement réduit ses droits de douane. Selon Feras Shabou, la Turquie en est le principal bénéficiaire. Elle est suivie de la Jordanie, des Émirats arabes unis, puis de la Chine, pour les voitures, le textile, l’électronique et les biens ménagers. Ce que confirme les travaux du chercheur en économie Shlair A. Mohammed Alzanganee, selon qui, avec l’effondrement du régime Assad, et la perte d’influence de la Russie et de l’Iran, « la compétition géoéconomique implique dorénavant la Turquie, les monarchies du Conseil de coopération du Golfe et, dans une moindre mesure, la Chine. La Turquie ayant réussi à maintenir sa position dominante »5.
À elle seule, l’importation de véhicules aurait atteint 1 milliard de dollars (858 millions d’euros). Dans les rues davantage embouteillées et polluées des centres urbains, les nouveaux modèles sont légion.

Les pick-up noirs ou blancs de marque japonaise des forces de sécurité contrastent avec les taxis jaunes Saba iraniens. Des policiers portant cravate, chemise blanche et gilet fluo orchestrent le tout. On peut interroger l’impact de cette libéralisation sur l’industrie locale : « Il y a désormais plus de biens, à moindre prix, mais de qualité médiocre », observe Feras Shabou.
Au centre de Damas, dans le marché populaire de Bab Sreijeh, les étals — de fruits, de légumes, d’olives, d’épices, de vêtements ou de biens divers — sont garnis. Il y a tout le temps du monde, même tard le soir. Comme nous le décrit Abou Ahmed, primeur, « avant, on pouvait en faire venir en contrebande depuis le Liban, mais maintenant on trouve par exemple des bananes des Philippines, des ananas d’Équateur, des avocats du Liban et des kiwis de… Nouvelle-Zélande ! ». Pour Massa, étudiante originaire du quartier de Jaramana, « le prix de certains produits a baissé — comme les bananes —, les rendant dorénavant accessibles. Cela est dû à une moindre corruption, jusqu’alors omniprésente aux checkpoints ». Toutefois, pour l’ensemble des personnes rencontrées, le constat est le même : il y a trop peu de travail et encore moins d’argent.
Tel est également l’avis de Kamal, qui, comme son père avant lui, est menuisier-outilleur dans le souk couvert de Homs, fondé au XIIIe siècle par la dynastie ayyoubide. « L’on tient l’atelier depuis plus de cinquante ans, mais on a dû fermer pendant plus de dix ans, comme tant d’autres échoppes. Je l’ai rouvert juste après la libération et, malgré les difficultés économiques, c’est un soulagement. »

Centre commercial géant et hôtel 5 étoiles
Le 27 août 2025, le nouveau gouvernement a lancé la 62e édition de la foire internationale de Damas — « Syria Welcomes the World » —, après six ans d’inactivité. Des centaines d’entreprises internationales et une trentaine d’États y ont participé. La présence de l’Arabie saoudite a été particulièrement remarquée. À noter que celle-ci, via le Saudi Fund for Development, a annoncé, en septembre 2025, au côté du Qatar et du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), une contribution à hauteur de 89 millions de dollars (76 millions d’euros) pour la prise en charge des salaires des fonctionnaires jusqu’à la fin de l’année. Charge qui incombait auparavant au Qatar.
Selon l’économiste Salam Saïd, également conseillère politique au département Proche-Orient et Afrique du Nord (MENA) de la fondation allemande Friedrich-Ebert, « il s’agit surtout d’annonces, à destination de la communauté internationale et de la population, avec très peu de concrétisations ». Elle ajoute : « De nombreux obstacles perdurent, que ce soit l’absence d’infrastructures, l’incertitude quant au climat des affaires, les difficultés bancaires, ou encore les logiques persistantes de clientélisme. »
Au-delà de l’image d’une administration sous perfusion du Golfe, c’est également un modèle particulier en termes d’investissements qui est privilégié, et qui interroge le contrat social. Par exemple, le lancement en grande pompe du chantier de la Hijaz Gallery, qui prévoit un centre commercial géant et un hôtel 5 étoiles — constructions discutables dans un pays exsangue — à quelques encablures de la magnifique gare du Hedjaz, de l’architecte espagnol Fernando de Aranda, qui reliait en 1909 Damas à Médine en quatre jours.

Un besoin de justice sociale
Retrait de l’État et libéralisation affichée de l’économie. Il ne manquait à l’équation que le Fonds monétaire international (FMI), qui vient de conclure une visite de trois jours à Damas. Dans son communiqué de presse, il a signalé que « l’économie syrienne montre des signes de reprise et des perspectives améliorées, reflétant l’amélioration de la confiance des consommateurs et des investisseurs sous le nouveau régime syrien ». Et de proposer une assistance technique fiscale, financière et bancaire. Premier pas, selon Salam Saïd, à davantage d’ingérence de l’institution de Bretton Woods6. Or celle-ci n’est connue ni pour son essence démocratique ni pour ses bienfaits pour les peuples.
Certes, la croissance pour 2025 est estimée à 1 % du produit intérieur brut (PIB) — alors qu’il était naguère en recul — et, dans les villes, une certaine vitalité économique est palpable. Un projet de réforme fiscale, simplifiant le système pour le rendre plus effectif, devrait exonérer 90 % de la population d’impôt sur le revenu.
Pour stimuler l’investissement, les autorités envisagent une baisse de l’impôt sur les sociétés, y compris de certains secteurs lucratifs, et la possible mise en place d’une taxe sur la valeur ajoutée (TVA) que l’on sait par nature inégalitaire. Pour Feras Shabou, « la justice sociale de ce système dépendra de sa bonne application, de sa transparence et de la capacité des autorités à limiter la fraude ». De son côté, Salam Saïd considère que s’il est primordial que l’État développe une vision à long terme, il doit aussi laisser de la place à une reconstruction décentralisée, pour permettre des initiatives locales, en accord avec la société civile : « C’est le bon moment, car les gens ont encore de l’espoir. À défaut, le gouvernement pourrait perdre en crédibilité, avec pour conséquence une grogne sociale, surtout dans les campagnes et parmi les déplacés ».
Heba7 a grandi à Alep, avant de partir en Allemagne, où elle a obtenu la nationalité allemande. Ses proches restés en Syrie ne s’en sortent qu’avec les transferts d’argent de son oncle. En septembre 2025, elle est rentrée, comme plus d’un million de compatriotes, et s’est installée à Damas. Pour elle aussi, trouver un appartement est une gageure. En attendant, elle séjourne dans un monastère du quartier populaire de Dwelaa, à deux pas de l’église Saint-Élie qui a été frappée par un attentat, revendiqué par l’Organisation de l’État islamique (OEI), en juin 2025. Elle travaille à mi-temps pour une association locale sur des enjeux de démocratie. « Je ne suis pas issue d’un milieu aisé, mais étant donné l’état du pays, j’ai aujourd’hui l’impression d’être passée de la “Souria” à la “Syria”, c’est-à-dire d’avoir intégré la classe supérieure. »
En déficit d’optimisme, elle ne compte pas rester en Syrie. Elle glisse : « Qaimtek rassass » (« Ta vie ne vaut qu’une balle »). Une balle à l’image du climat d’incertitude politique et de ses ferments — massacres communautaires sur la côte et à Soueïda, extension de l’occupation israélienne du Golan, désintégration territoriale, confessionnalisme exacerbé —, malgré la chute de la plus sordide dictature du Proche-Orient. Pour l’heure, la relative liberté de parole et de circulation y apporte tout de même une bouffée d’air salutaire.
1La production de ce médicament psychostimulant, contrefaçon du produit originel, a été officiellement abandonnée dans un effort de reconnaissance internationale et de recherche de légitimité. Cet engagement faisait déjà l’objet d’une condition à la réintégration de la Syrie à la Ligue arabe au printemps 2023.
2Amir Huquq, Marina Marhej, Christina Al-Shammas, Mohammad Deeb Bazt, « New electricity tariffs turn power bills into a nightmare for Syrians », Enab Baladi, 13 novembre 2025.
3Le drapeau tricolore vert, blanc, noir orné de trois étoiles rouges a remplacé le drapeau officiel (rouge, blanc, noir, avec deux étoiles vertes).
4Les ministres des affaires étrangères des États membres de l’Union européenne se sont engagés à lever les sanctions économiques visant la Syrie lors du Conseil affaires étrangères qui s’est tenu le 20 mai 2025 à Bruxelles. L’UE maintient les sanctions directes contre le régime Assad et ses soutiens, ainsi que celles sur les biens à double usage, notamment les armes et les technologies susceptibles d’être utilisées à des fins de répression interne. De son côté, Washington a annoncé au lendemain de la visite officielle d’Ahmed Al-Charaa à la Maison Blanche, le 10 novembre, la suspension temporaire de la loi « César », qui met en application depuis le 17 juin 2020 le régime de sanctions contre la Syrie.
5Geoeconomic Rivalry in Syria : Research article Geoeconomic Ambitions of Regional and Global Actors, The Arab Center for Contemporary Syria Studies, novembre 2025.
6Le FMI est né en juillet 1944 lors de la conférence de Bretton Woods, du nom de la ville étatsunienne située dans l’état de New Hampshire.
7Son nom a été modifié.
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