Tunisie. Au commencement, le verbe de Bourguiba
Dans son dernier livre La Gloire et la puissance. Anthologie des grands discours de Bourguiba, le chercheur en histoire et sciences politiques Hichem Abdessamad analyse un échantillon de discours emblématiques du premier président de la Tunisie indépendante. Des moments qui marquent la mise en place des principales réformes que connaît la jeune République et traduisent la conception très personnelle du pouvoir d’une figure qui n’en finit pas de hanter la vie politique du pays.
Dans son prologue, Hichem Abdessamad rappelle que le terme grec d’arkhé a un double sens : celui de commencement et de commandement. Dans cette optique, le premier président de la Tunisie indépendante Habib Bourguiba se présente comme cette figure première dont l’ombre — tutélaire ou inquiétante — revient régulièrement hanter la scène politique tunisienne. Il semble habiter aussi bien la mémoire de ses disciples et héritiers que celle de ses opposants. Les premiers, ballottés de disgrâce en réhabilitation, ont surtout retenu la puissance du charisme du « Combattant suprême »1. Les seconds, passé le temps des persécutions puis du ressentiment, aiment à répéter que le grand homme était un visionnaire, dommage qu’il ne fût pas démocrate…
Comme souvent avec les fondateurs, les mots du pouvoir sont réversibles. L’indépendance a commencé sous le signe de la discorde et d’une guerre fratricide. La République de Bourguiba a aboli le makhzen et le beylicat héréditaire pour finalement instaurer la présidence à vie, autant dire une nouvelle monarchie. La justice de Bourguiba a été nationalisée, unifiée et sécularisée, mais n’a jamais empêché les parodies de justice contre les opposants, « gauchistes », islamistes et autres. Les élections, malgré et à cause de la domination du Parti unique, ont toujours connu la falsification et le bourrage des urnes…
La bibliographie bourguibienne est à l’avenant : les biographies, les livres de souvenirs des compagnons et des lieutenants, les mémoires des opposants de gauche, islamistes ou nationalistes arabes, oscillent entre légende dorée et légende noire, quand ils ne reproduisent pas l’image d’Épinal d’un Bourguiba ambivalent, entre ombres et lumières.
Les biographies nuancées ne manquent certes pas. Les historiens tunisiens ont produit nombre d’études de valeur sur le personnage, sans toutefois épuiser la fécondité de ce champ de recherche. Mais il convient ici de souligner la pertinence du projet de l’auteur : revisiter à nouveaux frais le corpus immense des discours de Bourguiba. Car « prendre Bourguiba au(x) mot(s) », comme dit l’auteur, n’est pas une mince affaire. Il s’agit de ramener ce qu’on a appelé le bourguibisme à Bourguiba, à ce qu’il dit de son action.
Le mythe et son verbe
L’ouvrage comporte, outre le prologue et l’épilogue, cinq chapitres. Un premier, introductif, est consacré à l’abord des discours du « Combattant suprême », comme les archives du temps d’une za’ama (un leadership) de type nouveau. L’auteur constate au départ que la parole bourguibienne est le double narratif2 du combattant puis du monarque. Le fait est que le storytelling — avant la lettre — bourguibien informe constamment la construction de son pouvoir. Les deux séquences du combat et du règne s’articulent comme un parcours porté par un discours. Ce discours, égotiste de bout en bout, revendique la gloire du zaïm et la légitimité, toujours recommencée, de la puissance du monarque.
Rigoureuse sans être grave, joueuse sans être triviale, l’écriture de Hichem Abdessamad réserve au lecteur des saveurs inattendues qui la rendaient peut-être particulièrement apte à commenter le verbe foisonnant d’un homme à part, à naviguer subtilement dans la dialectique de violence et de verve qui sous-entend ces discours.
Tout au long de la lecture, on perçoit les échos et la prégnance de la figure de Bourguiba dans tout le lexique politique de la Tunisie contemporaine :
Pêle-mêle : anticolonialisme, constitution, république, État-nation, sécularisation, pragmatisme, émancipation des femmes, planning familial… Sans doute aussi : populisme, présidentialisme… Et par-dessus tout : puissance du verbe.
Tous ces signifiants renvoient au premier président de la Tunisie indépendante, comme au fondateur, au concepteur de l’épure qui encadre et structure encore la culture politique tunisienne. Bien sûr, ce n’est qu’une impression, les choses étant moins simples. Retenons pour l’heure la prégnance du discours bourguibien qui s’impose comme la première référence et fait souvent écran à un patrimoine bien plus divers.
Les grandes étapes de la République post-indépendante
Apparaît ensuite la transformation du zaïm en raïs, du leader nationaliste en président de la République. Cinq discours sont décortiqués, attestant le continuum des deux figures et la transfiguration du leadership de combat au pouvoir d’un seul. Ceux de 1955, double et implacable réquisitoire contre le grand rival Salah Ben Youssef, en campagne contre les conventions de l’autonomie interne défendues par Bourguiba3. Deux interventions où la stature du chef de parti préfigure le statut du chef de l’État. L’adresse aux constituants lors de la proclamation de la République, en juillet 1957 — un « 18 brumaire à la tunisienne »4 pour reprendre le titre suggestif de l’auteur —, suivie du discours du Congrès de Sousse du parti et de celui de la proclamation de la Constitution, en 1959, esquisse les contours du régime annoncé : monarchie du président ou « les deux corps » de Bourguiba.
Les discours suivants permettent d’appréhender les grandes réformes de la république sociale qui chemine au cœur d’un gouvernement régalien. Le charisme présidentiel s’y déploie en un long argumentaire, où l’élitisme et le souci du peuple apparaissent comme les ressorts complémentaires d’une pédagogie ponctuée de sorties vindicatives. La causerie radiodiffusée sur la révolution du Code du statut personnel en août 1956 est un plaidoyer d’une rare audace sur l’émancipation des femmes. Le discours sur la réforme scolaire de 1959 reconduit une rhétorique à connotation sociale pour justifier l’arbitrage en faveur de la généralisation de l’enseignement. Le plaidoyer pour le socialisme destourien5, lui, est moins un prolongement de cette inspiration sociale qu’une illustration de l’étatisme. D’autant que l’option socialiste s’emboîte avec le parachèvement du régime de parti unique en ce début des années 1960. La conférence inaugurale prononcée en mars 1974, lors d’un colloque du Centre d’études et de recherches économiques et sociales, est l’occasion pour le grand tribun de revenir sur l’esprit des réformes entreprises, sur sa vision de l’unité arabe et de l’islam encadré par l’État.
Le réformisme plutôt que l’utopie démocratique
L’auteur propose d’ailleurs la lecture de trois discours emblématiques de l’autoritarisme bourguibien, explicitement revendiqué comme le substitut de l’utopie démocratique, toujours poursuivie, et jamais atteinte. L’autorité exclusive du président apparaît alors comme la condition de possibilité du réformisme. Après la chaude alerte de la tentative de coup d’État de décembre 1962, Bourguiba annonce, dès janvier, le verrouillage du système. Dans une longue conférence à l’adresse des étudiants destouriens, c’est la dissidence estudiantine de 1968 qui est visée par un nouveau cours répressif, « l’État sécuritaire en lieu et place de l’État “fort et juste” vanté par le premier Bourguiba ». En 1971, après la tentation fugitive de l’ouverture au lendemain de l’échec de la politique des coopératives, le président fait face à une nouvelle dissidence, interne cette fois-ci : celle des libéraux de son propre parti. Il réaffirme alors sa mainmise sur le parti et l’État. Une occasion manquée, à moins que ce ne soit la logique d’une puissance dont la clef de voûte demeure le présidentialisme. On avait tort de prendre pour une boutade sa fameuse sortie : « Le système ? Quel système ? C’est moi le système. »6
Certains discours ouvrent enfin sur la géopolitique et la diplomatie de Bourguiba, notamment ceux, en 1965, de Jéricho sur la question palestinienne et d’Ankara où le raïs revient sur la politique de l’islam et se démarque du laïcisme de Kemal Atatürk, sans oublier le célèbre discours du Palmarium (1972), improvisé face au colonel libyen Mouammar Kadhafi, grimé en Nasser de pacotille et prônant une nation arabe unifiée. L’occasion d’une analyse toute en nuance par Hichem Abdessamad sur la politique arabe et musulmane du président.
La contextualisation des différents discours appréhendés comme des documents à la fois épars et solidaires permet de dégager un échantillon discursif prélevé dans un vaste corpus. Il est difficile de conclure à l’émergence d’un discours des discours. L’auteur se garde de le prétendre. Son objectif immédiat est plus modeste : rehausser les différents textes au statut d’archives, de trace de ce temps si proche et si lointain. Peut-être aussi de souligner que si « le temps de Bourguiba est clos et qu’il n’a rien à nous dire du nôtre, (…) nous n’en avons pas fini avec l’homme et son temps ».
Le spectre de Bourguiba hante encore la vie politique tunisienne. Tantôt convoqué pour dire l’inamovible modèle tunisien (le fameux namat moqué par les jeunes activistes au lendemain de la révolution de 2011) ; tantôt éloigné afin d’exorciser le traumatisme identitaire que son passage dans notre histoire aurait provoqué…
La mise en tombeau n’est pas achevée et le deuil est toujours reporté. Le personnage, son récit et son fantôme peuplent encore les rêves des uns et les cauchemars des autres. Mais les nouvelles générations Z, dont on perçoit les clameurs, et qui se pressent silencieusement au seuil de notre avenir, s’attèlent à construire un autre rêve.
1NDLR. Surnom que Bourguiba s’était donné en référence à ses faits d’armes sous le protectorat français.
2Voir l’article, du même auteur, « Bourguiba et son double », à paraître dans un volume collectif édité par Beit El Hikma sur Bourguiba le fondateur.
3NDLR. Salah Ben Youssef est l’autre leader anticolonial tunisien, d’obédience nationaliste arabe. Rival de Bourguiba, il refuse le principe de la « politique des étapes » de ce dernier et exige l’indépendance commune des trois pays du Maghreb. Le président le fera assassiner en 1961, et revendiquera son action.
4NDLR. Référence au coup d’État au cours duquel, les 18 et 19 brumaire an VIII (9 et 10 novembre 1799), le général Napoléon Bonaparte prit le pouvoir mettant ainsi fin au Directoire et à la Révolution.
5NDLR. L’adjectif « destourien » fait référence au parti du Néo-destour (1934), co-fondé par Bourguiba, qui a porté le combat pour l’indépendance sous le protectorat, devenu à partir de 1964 le Parti socialiste destourien, parti présidentiel.
6Souvent cité, le mot a été recueilli par Clément H. Moore, Tunisia since indépendance, Berkeley 1965.
Vous avez aimé cet article ? Association à but non lucratif, Orient XXI est un journal indépendant, en accès libre et sans publicité. Seul son lectorat lui permet d’exister. L’information de qualité a un coût, soutenez-nous (dons défiscalisables).
Les articles présentés sur notre site sont soumis au droit d’auteur. Si vous souhaitez reproduire ou traduire un article d’Orient XXI, merci de nous contacter préalablement pour obtenir l’autorisation de(s) auteur.e.s.


