Au Qatar, l’industrie agroalimentaire fait face à l’embargo

Soumis à un embargo de la part de ses voisins arabes depuis juin 2017, le Qatar a fait du développement de sa filière agroalimentaire une priorité. Une opportunité pour de nombreuses entreprises du secteur.

Hypermarché dans un quartier résidentiel de Doha.
© Sebastian Castelier, août 2018

« Mon père ne voulait pas que je me lance dans le miel, sourit Khalid Saif Al-Souwaidi à Doha. Heureusement que je ne l’ai pas écouté ! ». La soirée débute et la ville sort peu à peu de sa torpeur estivale. Attablé dans son café-épicerie dans le centre-ville, le Qatari raconte tranquillement comment il est devenu le premier apiculteur du pays. « J’ai toujours aimé les abeilles, commence-t-il. Elles ont une place particulière dans notre culture. Le miel c’est un médicament, mais aussi un cadeau de choix, qu’on offre en symbole d’amitié. » Né en 1975, l’agriculteur s’est d’abord tourné vers une carrière administrative avant de lancer son entreprise. En 2010, il lance les « Ruchers Bou Saif » et possède aujourd’hui un millier de ruches au Qatar. « Je récolte et commercialise dix tonnes de miel par an », dit l’homme, un sourire satisfait sur les lèvres. Il enchaîne : « avec l’embargo, je suis même en rupture de stock ! Tout le monde veut du miel made in Qatar. »

Après les sanctions, le rebond

La route Salwa
Reliant Doha à l’Arabie saoudite, elle est désertée depuis la fermeture de la frontière en 2017

Retour en juin 2017. Les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite, l’Égypte et le Bahreïn, rapidement suivis par d’autres États du Proche-Orient, annoncent la mise en place d’un embargo terrestre, maritime et aérien à l’encontre du Qatar. L’émirat gazier importe l’immense majorité de ses biens de consommation et la quasi-totalité de la nourriture consommée au Qatar provient alors de l’importation. Dès la fermeture des frontières, les Qataris se ruent dans les magasins. Les prix augmentent et la pénurie est dans tous les esprits.

Doha doit réagir dans l’urgence et repense d’abord l’ensemble de ses partenariats commerciaux. « Plusieurs acteurs du Moyen-Orient ont pris la place des pays de l’embargo : la Turquie, l’Iran et les pays d’Asie », indique Nabil Ennasri, chercheur en sciences politiques et éminent spécialiste du Qatar. Seconde étape, portée par la nécessité d’éviter les erreurs du passé : le développement d’une filière agricole locale. Alors que la production qatarie ne couvrait qu’une infime partie de la demande intérieure avant l’embargo, l’émirat peut aujourd’hui répondre à la moitié de ses besoins en viande, poisson et produits laitiers — la production agricole a doublé voir triplé selon les produits concernés. Particulièrement médiatique, la ferme Baladna, érigée en exemple de la réussite agroalimentaire qatarie, cache en fait une multitude d’initiatives locales s’appuyant sur des méthodes inédites.

Vaches de la ferme Baladna, productrice de lait et de viande.

Comme d’autres, Khalid Saif Al-Souwaidi a su profiter de l’occasion pour croître. « Les choses sont beaucoup plus simples pour moi depuis un an », explique-t-il. La demande, très vite, a explosé, mais l’apiculteur doit aussi beaucoup aux pouvoirs publics. « Mes produits ont été présentés plusieurs fois lors d’expositions dédiées aux produits qataris », précise-t-il. « Je ne peux plus aller à La Mecque, mais, honnêtement, je ne souhaite pas que l’embargo s’arrête. »

Khalid Saif Al-Souwaidi, producteur de miel
Il possède plusieurs ruches à Al-Shahaniya, une ville du centre du Qatar. En activité depuis 2010, son entreprise a produit 10 tonnes de miel l’an dernier

Comme lui, d’autres entreprises surfent avec brio sur cette nouvelle volonté étatique. Nous sommes à Al-Khor, à 50 kilomètres de Doha, un brûlant désert de rocailles où rien ne pousse. Le sol est sec, l’eau des nappes phréatiques trop salée pour être utilisée sans traitement, mais Nasser Al-Khalaf a décidé d’installer sa ferme ici. « Nous contrôlons en temps réel la température et l’humidité à l’intérieur des serres », note le directeur général de l’entreprise Agrico en pointant du doigt un tableau de contrôle dans la serre qu’il nous fait visiter. Opérationnelle douze mois par an, la plus grande ferme biologique du Qatar, gérée par Agrico, produit en moyenne cinq tonnes de légumes frais et biologiques par jour. En un an, l’entreprise a doublé sa surface de production. « Il n’y a pas que les Européens qui sont surpris. Les Qataris eux-mêmes ont du mal à croire qu’on puisse faire pousser quoi que ce soit ici », précise Al-Khalaf.

Tomates cultivées en agriculture hydroponique
sous les serres de l’entreprise Agrico

Fruit de plusieurs années d’expérimentation, la technologie de pointe permettant à l’entreprise de cultiver dans un environnement particulièrement hostile fait figure d’exemple. Les serres, uniques au monde, sont pensées pour fonctionner en utilisant le minimum de ressources. Le recours à l’agriculture hydroponique et à des systèmes avancés de capteurs permet de maximiser les rendements en s’assurant que les plantes grandissent dans les conditions optimales. « Nous avons commencé à vendre notre technique, confie le directeur général, pour que les fermes qataries puissent améliorer leurs rendements. Nous gérons l’installation et la manutention pour eux et ils se concentrent sur la production ».

Consommer local

Une aubaine pour Agrico qui pourrait bien surfer sur le développement de l’agriculture locale. Alors que le Qatar compte déjà 1 400 fermes, les deux tiers n’ont pas de vocation commerciale et servent à nourrir les familles de leurs propriétaires. Le potentiel est réel, d’autant que l’embargo a rebattu les cartes d’un marché jusqu’alors dominé par les importations. « 25 % des exploitations qataries sont possédées par des fermiers, pointe Faleh Ben Nasser Al-Thani, un des cadres du ministère de l’agriculture. Le reste appartient à des entrepreneurs qui ont décidé d’investir ». Un engouement relatif — tous n’ont bien sûr pas investi cette année — mais bien réel pour les produits qataris qui se répercute jusque dans les magasins de l’enseigne Al-Meera, la plus grande chaîne de distribution qatarie. « Il y a un avant et un après embargo, confie un responsable entre deux âges qui coordonne une dizaine d’hypermarchés. Maintenant, les consommateurs vérifient la provenance des produits. »

Produits « made in Qatar » dans un supermarché à Doha.

Cet engouement n’a rien d’une surprise. L’État, via différents leviers, fait campagne en faveur des produits nationaux depuis plusieurs mois. « Le ministère de l’agriculture a largement aidé les entrepreneurs locaux les deux mois qui ont suivi le début de l’embargo », se souvient Faleh Ben Nasser Al-Thani qui cite par exemple des prêts à taux d’intérêt réduit (1 % par an) accordé aux fermiers. « D’ici la fin de l’année 2018, nous prévoyons de donner cent hectares de terres agricoles à des fermiers qataris », continue-t-il.

La chambre de commerce et d’industrie du Qatar joue aussi un rôle clef dans la valorisation de l’agriculture locale. Saleh Ben Hamad Al-Sharqi, le directeur de la structure : « En tant que représentant du secteur privé qatari, une de nos fonctions les plus importantes consiste à développer et à promouvoir l’industrie locale en général et l’industrie alimentaire en particulier. » La chambre multiplie les mesures pour soutenir les produits qataris. « Nous avons déjà organisé cinq éditions de l’exposition “Made in Qatar” pour que les fabricants et les producteurs locaux à présenter leurs produits et à échanger leurs compétences et leurs informations », continue-t-il. Autre fonction tout aussi nécessaire : la chambre « coordonne et rationalise la création de nouvelles entreprises dans ce secteur vital ».

Installations d’Agrico.
Produit en moyenne 5 tonnes de fruits et légumes biologiques par jour

« Le “made in Qatar”tourne à l’obsession parce que le Qatar ne veut plus être mis sur la sellette », résume Nabil Ennasri, qui insiste au passage sur le symbole politique qu’est devenu l’agriculture locale. Ayant longtemps parlé d’autosuffisance, l’émirat gazier a finalement revu ses objectifs à la baisse. « D’ici trois ans, le Qatar espère être en mesure de produire 60 % de ses besoins en légumes », indique ainsi Faleh Ben Nasser Al-Thani un objectif moindre, mais toujours très ambitieux. « Nos rendements ont déjà largement augmenté, continue le responsable. Focalisé sur les légumes les moins gourmands en eau (les concombres par exemple), 70 % des agriculteurs qataris s’orientent vers des produits de haute qualité et souvent biologiques.

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