Une guerre israélienne perpétuelle
Gaza. « Ma vie de Palestinien dans les médias français »
Jadd Hilal est un universitaire et écrivain libano-palestino-français. Dans ce témoignage personnel, il revient sur ce qu’a été son expérience sur des chaînes de télévision françaises après le 7 octobre 2023. Avec ce dilemme : faut-il boycotter et refuser le cadre imposé, ou ne pas laisser la chaise palestinienne vide ?
« Après avoir hésité à prendre la parole, le romancier franco-libanais, docteur et chercheur en littérature et philosophie d’origine palestinienne Jadd Hilal a accepté de partager son regard sur les derniers événements tragiques qui ont marqué le conflit israélo-palestinien. » Tel est le chapô de la première interview que je donne après le 7 octobre 2023, publiée le 15. L’hésitation, oui. Accepter de parler parce que je n’entends pas assez la voix des Palestiniens ? Refuser en présageant le biais médiatique, les critiques, insultes et menaces pro-israéliennes que je recevrai en retour ?
Déjà alors, je pressens ces violences à venir. Mais je dis oui, je le dois aux Palestiniens de là-bas après tout, moi qui suis ici, qui ai la chance de pouvoir parler. Je dis oui aussi, le 29 octobre 2023. Je me promène dans un village du sud de la France quand je reçois un appel d’une chaîne télévisée. Son soutien pro-israélien est affiché et ses méthodes journalistiques douteuses. Et pourtant. L’audience est grande, elle est diffusée dans des espaces publics, des stations-service, des cabinets médicaux, et tous ses téléspectateurs ne sont pas forcément partisans, contrairement à d’autres chaînes. Je le vois comme un moyen de faire entendre plus largement la voix palestinienne. J’accepte.
Le plateau est le soir même, on me conseille d’arriver en début d’après-midi, j’abandonne ma famille en hâte et cours à la première gare. Train, taxi, je suis dans les locaux. Il est 14h environ. Deux heures passent dans la salle d’attente, où les invités des débats précédents passent dans le couloir en se lançant des noms d’oiseaux. Je mets mes AirPods1, anxieux face au climat de violence ambiant, inquiet à l’idée d’être plongé dans la même atmosphère pendant mon débat. Deux heures passent encore et personne ne me dit qui seront les invités ni quel sera le sujet. Pour lutter contre l’angoisse, j’entame la lecture d’un roman sans arriver bien sûr à me concentrer sur le moindre mot.
Six heures se sont écoulées quand une journaliste s’adresse enfin à moi : je partagerai le plateau avec des experts militaires ; on souhaite m’entendre réagir au dernier discours de presse de Benyamin Nétanyahou. Je réponds qu’il vient d’être prononcé, que je ne l’ai pas entendu, que je suis là en tant qu’écrivain et non politiste ou analyste militaire… Pour toute réponse, on me donne une tape sur l’épaule au moment de me faire entrer sur le plateau en me murmurant que je suis sur une chaîne pro-israélienne et en me souhaitant bon courage. Aussitôt que je suis installé, le présentateur m’introduit à l’antenne en déclarant que je parlerai contre les deux invités face à moi. J’éprouve immédiatement ce climat, cette atmosphère de violence que je redoutais. Et j’entre en apnée. Je ne respire presque plus, ni en plateau, ni dans le taxi du retour, ni la nuit suivante.
Le déchaînement des réseaux sociaux
Et puis plus rien. Ou très peu. Je parle avec des amis et artistes palestiniens au cours de cette période, et nous avons le même sentiment : on ne nous donne quasiment pas la voix. Je me dis que c’est aussi cela, la violence. Taire. Pas seulement critiquer, invalider, mais taire.
Le 7 décembre, je bois un café avec une journaliste d’un média de gauche qui met les mots sur ce sentiment, le fait advenir vérité. Elle souhaite rédiger avec un collègue un dossier sur les artistes palestiniens à Paris. Une façon de combler le manque de visibilité donnée aux Palestiniens dans les médias français, selon elle. J’accepte et la remercie pour son courage. Il n’empêche qu’il fait froid, quand je ressors dans la rue, froid dans le dos surtout. Ce n’est pas que dans nos têtes, à nous autres Palestiniens, on est donc bel et bien passés sous silence. En France.
L’article est publié, les demandes d’interviews s’enchaînent. Commencent, au printemps 2024, les attaques en règle sur les réseaux sociaux. Au départ, je me dis que cela ne m’atteindra pas, que je serai plus fort. Je ris même, lorsque je découvre qu’on me taxe de membre du Hamas, puis de membre du Likoud, d’un commentaire à l’autre. Mais viennent les insultes, les menaces de mort. Je me retire de Twitter, de Facebook aussi, où je reçois des messages haineux de connaissances lointaines. Je reste sur Instagram, je suis des comptes qui me donnent la consolation d’être moins seul, celui de l’actrice franco-israélienne d’origine palestinienne Manon Azem par exemple. Après avoir été explicitement avertie par son agent, elle raconte avoir renoncé à un nombre important de contrats du fait de ses positions pro-palestiniennes sur les réseaux sociaux. Des producteurs se désengageant soudainement.
Avec le temps toutefois, la violence se déplace. Je vis sur Instagram ce que je vivais sur Twitter et Facebook. On s’en prend à mon physique — on associe ma barbe à de l’islamisme radical —, à mes études — j’aurais acheté mon doctorat —, mes romans — je les aurais publiés à compte d’auteur2 —, et j’en passe. S’y adjoignent des menaces de mort contre moi, mon entourage… On connaît soi-disant mon adresse, le nom de mes proches…
C’en est trop. Croulant sous cette violence tentaculaire, je me cloître. Je me retire d’Instagram, refuse toutes les interviews, change de sujet aussitôt que des amis, mon épouse, ma famille évoquent la Palestine. L’été se passe avec cette impression, dans le ventre, d’une bombe prête à exploser à la moindre nouvelle information, au moindre chiffre de civils tués sur lequel je tomberais par hasard.
Je n’accepte que quand je me sens en sécurité
Je ne retire ma carapace qu’au début de l’année 2025, je me dis que j’ai repris assez de souffle, je me sens capable de revenir dans l’arène, à condition de mieux m’armer. J’accepte une interview et reçois une quantité de propositions dans la foulée. Cette fois, je dis non. Je dis beaucoup non. Je n’accepte que quand je me sens en sécurité. Le 29 janvier, je participe à un entretien sur une chaîne du service public, dont je ressors le cœur léger, confiant de pouvoir échanger avec des journalistes dans un contexte serein et respectueux envers la cause palestinienne. Mais la suite fragilise mes certitudes. On m’annonce que l’interview doit être décalée, du fait de trolls issus de groupes pro-israéliens dont la chaîne est victime. Elle ne paraîtra que le 7 mars, soit plus de deux mois plus tard.
Mais je reste confiant. Et j’ai tort. Le 22 avril, je suis contacté par le journaliste d’un média en ligne. Au téléphone, on me présente l’échange à venir comme une discussion courtoise entre Palestiniens et Israéliens, une conversation apaisée, respectueuse du point de vue de chacun, supposée promouvoir l’écoute, l’empathie, le respect de l’autre. Aussitôt que je raccroche, c’est devenu un réflexe à la longue, je me plonge dans le média… Je regarde sur YouTube la dernière vidéo de l’émission en question et la surprise est totale. Le format est tout droit inspiré de celui de « Surrounded » sur la chaîne YouTube « Jubilee », qui a soi-disant pour principe de mettre un invité en discussion avec un grand nombre d’opposants, mais qui se révèle être en fait une arène où le conflit est volontairement grossi à raison de punchlines, de phrases chocs, d’acharnement et d’humiliations sur un invité en vue de divertir le spectateur. L’émission précédente a en effet tout de cette mise en scène du clash. Le titre met en valeur la confrontation. L’échange est dans le même esprit, le ton monte, les attaques sont nombreuses et il n’y a, à terme, aucun consensus. Je comprends alors que l’idée avec moi était de renverser le rapport de force, de donner en bref un pro-palestinien en pâture à quatre pro-israéliens.
Après avoir décliné, au téléphone, cette sensation de mal respirer, encore. L’impression d’avoir frôlé un danger de près. Je vais me promener et me promets en chemin de ne plus jamais être aussi confiant, de rester sur mes gardes à compter de là. Le 28 avril, je suis contacté par un journaliste d’une émission que je suis de longue date, que j’ai regardée bien souvent et avec beaucoup de plaisir. Au téléphone, même propos, on m’assure d’un souci de bienveillance sur le plateau, d’un impératif que la rédaction se donne de ne faire appel qu’à des invités modérés, nuancés. Ils sont choisis précautionneusement, me répète-t-on au maquillage, pour leur mesure, leur tempérance. Le débat commence et mon interlocuteur, pro-israélien, commence par dire qu’on ne peut pas parler de génocide à tort et à travers. Je pense aux dizaines de milliers de morts et je ressens, encore, cette impression d’étouffer.
Promesse d’un débat serein, présence d’interlocuteurs étroits d’esprit, braqués et violents, je revis ce décalage le soir même, à l’occasion d’un débat sur une autre chaîne télévisée. Une invitée, Israélienne, me jette un regard noir dans les coulisses avant l’émission, murmure à l’oreille de la présentatrice qu’on n’aurait jamais dû me donner la voix et refuse de me serrer la main. Un incivisme de plus, un incivisme de moins, c’est ce que je me force à penser dans le taxi du retour. J’ouvre quand même la fenêtre pour respirer un peu mieux.
Après la censure, le déni
Les interviews s’amaigrissent, à la longue. J’ai de plus en plus peur de dire oui. Mais ce n’est pas simple. Ce silence que mes connaissances, mes proches palestiniens et moi-même éprouvons depuis des mois sur les nôtres commence à se faire sentir (enfin !) tout autour de moi. Des amis, des collègues, me demandent comment il est possible qu’un tel biais puisse exister, qu’on entende si peu les Palestiniens dans les médias. Alors l’hésitation revient, et la fracture aussi. Je recommence à penser que je dois parler, pour ceux qu’on n’entend pas. J’accepte une interview avec une revue hebdomadaire, qui paraît fin avril. C’est un format croisé, je dialogue avec une Israélienne et apprends des journalistes, une fois l’entretien terminé, qu’elles auraient voulu m’interviewer seul. Je demande pourquoi et m’entends dire que leur direction leur a imposé le format du débat, faute de quoi l’article deviendrait trop inflammable en ne comptant qu’un point de vue palestinien. Cet impératif ne leur a jamais été imposé dans le cas inverse : un Israélien pouvait sans problème être interviewé seul.
3 juin 2025. La fracture s’élargit, encore. On entend toujours aussi peu les Palestiniens d’un côté, et parler d’eux est toujours aussi dangereux de l’autre. Pourquoi ? Pourquoi encore ce danger ? Je m’en pose la question. Je m’interroge, à la lumière de mes expériences : pourquoi si peu a été fait ? Pourquoi trop peu de médias ont pris le virage de l’autocritique, alors que tant de preuves sont là, dans le vécu des Palestiniens comme moi-même.
Ce jour-là, je suis invité pour une rencontre organisée par une grande association humanitaire sur le traitement médiatique de la Palestine en France. À la fin de l’échange, une journaliste se lève et assure que dans la presse, contrairement à la télévision, il n’y a eu ni biais ni omerta sur la cause palestinienne. Le silence se pose sur la salle et ma gorge se noue. Tout à coup, c’est comme si toutes mes expériences depuis le 7 octobre 2023 étaient catapultées vers l’avenir. Je me demande, pendant que la salle attend une réponse, quel sera mon avenir en France, à moi, Palestinien. Si cette journaliste a raison, si le déni est tel qu’il en arrive à faire disparaître les discriminations, les biais, les silences, le deux poids deux mesures, que pourrai-je espérer ? Et si l’étouffement devient permanent ? Si ce n’est plus une apnée de deux ans mais une suffocation pure et dure ? Si ma fracture s’étend sans fin ? Si ce texte que j’écris ici même doit se poursuivre, date après date, agression après agression ? Si mon journal face aux dangers est celui d’une vie ?
Ce jour du 3 juin, pendant que je cherche encore mes mots, une autre journaliste répond à ma place. Rien ne changera, selon elle, tant que personne n’acceptera sa part de responsabilité. Je prends une grande respiration et relève la tête. Elle a les yeux verts. Ils me font penser à ceux de ma grand-mère, qui a fui pendant la Nakba, en 1948.
1NDLR. Écouteurs sans fil de la marque à la pomme.
2NDLR. La publication à compte d’auteur permet de ne pas passer par le processus de sélection d’une maison d’édition.
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